Venus Fly
Choc. Boum.
Je tombe par terre. Mon genoux heurte les pavés humides. Je grimace ; il arrête son vélo, ça grince comme le cri d'un enfant.
« Fais attention la prochaine fois.
-T'avais qu'à regarder où tu allais ».
Je le vois qui m'observe du haut de sa selle, fier de sa réponse insolente ; mais mon regard l'insulte dans un silence violent. Il a ses cheveux trempes qui gisent sur son front. C'est l'étoffe de mon jean qui s'est déchirée ; un trou de plus, je me dis. On dirait plutôt qu'un chien a bouffé la toile ; ces jeans délavés et arrachés de toute parts m'épuisent.
« En plus, c'est pas comme s'il avait besoin de plus de trous».
Sourire sarcastique du grand diable mince que la pluie tambourine sur son vélo.
« J'comprendrai jamais la mode.
-Moi non plus ».
Ca nous fait un point commun. Je me dis que c'est suffisant pour continuer la discussion. Parce qu'il n'a pas fini de parler, ça se voit dans ses yeux clairs et les fossettes qui sillonnent ses joues. Il fixe le gros sac de sport trempe qui git sur les pavés et ma valise à roulettes. Ses yeux insistants m'irritent. Ce sont mes cheveux qui le font encore plus, ils se collent à mon visage, tout poisseux et bien arrosés par cette satané pluie. Je me redresse, il me regarde faire. Si j'avais l'audace je le pousserai du vélo pour qu'il se rétame sur le bitume froid et sale de traces de pas.
« Tu vas où ? il me demande.
-Nulle part.
-Comment ça ? »
J'ai pas forcément envie de lui parler.
« Compliqué », je murmure.
Je le vois hocher la tête.
« Viens manger une pizza avec moi, il lance soudain.
-Heu...-j'hésite, spontanément j'ai envie de dire oui mais la prudence m'oblige à douter. J'ai pas un rond avec moi et la flemme d'avoir une dette envers un inconnu-.
-J'ai un invendu».
Bingo. En plus, j'ai faim. Puis il a bien le petit logo Uber Eats sur son k-way ; et puis j'en ai marre de cette pluie qui m'agresse les yeux, dégouline le long de mes courts cheveux empâtés ; j'aimerais arracher cette putain de frange qui s'colle à mon front. J'ai la peau de ma main comme celle d'un crocodile, écaillé et dure ; j'ai les phalanges violettes parce que le froid me m'arrache la peau. C'est bien l'hiver qui débarque à Bordeaux.
Alors, j'ai dit « ok ».
***
C'est une pizza Régina. Dommage, j'déteste les champignons. Mais au moins, le gars a un paquet de miettes de tabac. Ca compense, je lui souris.
Je suis là, à me rouler une clope. On a barbouillé le sol de traces de pas noires, les semelles de nos chaussures trempes dessinent des saletés sur la céramique blanche.
J'aime bien son quartier, il est excentré, suffisamment pour ne pas entendre les cris des soûlards le vendredi soir, mais pas assez pour être à proximité du centre-ville. Sur la route je marchais vite, il roulait lentement sur son vélo, des zig-zag incontrôlés sur le bitume alors qu'il se tournait vers moi, de temps à autres il me lançait un « tu m'suis ? », l'air de me voir pataude avec mes gros sacs. Alors j'hochais la tête sous la pluie que je maudissais à chaque pas.
« C'est là », voilà le seul mot qu'il m'a lancé, j'ai levé les yeux sur la façade d'un bâtiment en pierre, couleur brune, avec ces trous qui font office de balcons. Je trouvais ça pittoresque, il est descendu de son vélo et je l'ai suivie en silence, docile. J'avais rien d'autre à faire. D'ailleurs, il m'a même pas aidé avec mes sacs. J'étais vexée mais j'la fermais, parce qu'il allait quand même m'offrir une pizza -j'aurais du lui dire deux mois, genre « t'es pas un gentleman », parce que finalement c'était une Régina-. Je sentais déjà l'odeur de beuh dans la cage d'escalier miteuse. J'adore cette odeur, elle est douce et sucrée. J'ai souri.
J'agrippe une tranche de pizza, j'attrape les petits bouts de champignon que je lance dans le carton sale d'huile, puis je l'engloutis. J'ai faim, vraiment faim. J'ai pas mangé depuis des heures, depuis que je me suis couchée la veille en fait. Puis j'ai fumé un joint ce matin, c'est peut-être la fonce-dalle en fait.
Y'a un autre mec en face de moi, cheveux très courts et bonnet sur sa tête, peau couleur ébène ; les semelles grasses de ses Doc Martens frappent le sol frénétiquement. Apparemment, c'est le colloc' du vendeur chez Uber Eats. Quand je suis rentrée, il a glapit. « C'est qui elle ? » avec un simple reniflement des narines. « J'l'ai invité prendre une pizza avec nous » avait répondu l'autre en enlevant son k-way mouillé, alors son colloc' a lancé en riant « tu fais du social, maintenant ? ». Je savais pas comment le prendre, les deux se sont tapés une barre pendant un moment, et moi j'étais seule dans ma confusion. C'est ce moment où tu sais pas si rire ou renifler, passer pour la fille désinvolte ou s'indigner parce qu'ils se foutent ouvertement de ta gueule.
Bref, ce mec aux Doc Martens, il a l'air angoissé ; je le regarde parfois, mes yeux se posent sur les siens noirs. J'sais pas, on échange un furtif coup d'œil, on essaye de comprendre qu'est-ce qu'on fout là -en fait, c'est sûrement lui qui doit se demander ce qu'une gamine à la frange mouillée fait dans son petit appartement d'une quinzaine de mètres carrés-. On est tous autour d'une table moche en plastique sale, pleine de bouts de bouffe séchée par le temps. C'est le genre de meuble qu'un pauvre type a chez lui, souvent un étudiant fauché. Ou alors, il l'a chipé dans le vieux kebab du coin. Dans tous les cas, j'ai pas envie de savoir.
« C'est quoi vos noms? je leur demande après un long moment de silence où nos yeux ne cessent de se croiser sans se voir.
-Devine », me lance le mec de Uber Eats, les mains dans les poches de son jogging en nylon.
Il a un large sourire, sa grande bouche creuse ses joues blanches constellées de traces d'acné ; et il me regarde avec ses yeux moqueurs plein d'une furia de jeunesse incandescente. Un Arlequin moderne aux cheveux encore trempes qui collent sur son front.
« J'en sais rien moi. Thomas ?
-Non.
-T'as une tête à t'appeler Thomas. Alfred alors ?
-Non plus.
-Ca risque d'être long, alors ».
Il hausse les épaules, l'air de dire « tant pis », et je suis déçue un instant, parce que ses yeux bleus ne semblent pas vouloir me satisfaire plus longtemps. Et si dehors il pleut aussi fort, c'est sûrement pour nous donner l'espoir qu'une journée aussi pourrie est parfois pleine de beaux hasards.
Je regarde le mec au bonnet. Un coup de langue et il finit de rouler sa petite tige de tabac qu'il frappe sur la table pour bien tasser les miettes. Il répond pas, mon regard est insistant.
« Et toi ? je finis par dire.
-Ivan ».
Ok, y'a bien un petit mur qui s'est brisé entre nous. C'est déjà ça.
« Moi c'est Gabrielle. Enchantée.
-J'croyais que t'allais dire un truc du genre, « mais vous pouvez m'appeler Gab », lance Ivan avec un sourire au coin de ses lèvres. C'est souvent comme ça que les gens se présentent dans les films américains.
-J'ai pas osé, j'suis pas encore prête pour que vous m'appeliez par mon surnom. Y'a qu'les gens importants qui ont le droit.
-Oh, t'as pas l'air gentille. Pourquoi tu l'as ramené, toi ? -Ivan se tourne vers son pote qui allume sa cigarette-.
-J'sais pas, elle m'a fait de la peine toute trempée avec ses gros sacs sur le dos.
-Val' et sa gentillesse ».
Le brun regarde son pote en fronçant les sourcils l'air de dire « tu m'as fait perdre à mon propre jeu ». Je soulève les miens, j'ai un sourire mesquin sur mon visage encore givré par le froid.
« Valentin, c'est ça ?
-Bien joué loubarde », il rit.
Je suis si fière de moi que je redresse le menton avec un air de défi.
« J'allais finir par t'appeler « le mec de Uber Eats sur son vélo », j'sais pas ce qui est pire ».
Il avale une bouffée de fumée et ricane. Je l'aime bien, finalement. Un petit silence nous entoure. Je continue de manger ma part de pizza comme une goinfre, on entend ma mâchoire mastiquer la pâte pleine de fromage et de sauce tomate. J'avais salement faim, bordel. Les autres n'y touchent pas, elle est froide et pleine d'huile qui dégouline. Moi j'm'en fous, je continue de mâcher. Alors, Valentin, avec une volute de fumée au-dessus de sa lèvre, finit par demander :
« Dis, et pourquoi t'étais seule dans la rue avec tes gros sacs, là ? »
Wow, c'était exactement la question que j'attendais. Ironie pensée, je roule des yeux. J'ai pas envie de répondre, mais je suppose que si Valentin me regarde avec insistance, le papier roulé entre ses longs doigts fins, je suppose qu'il s'attend à ce que je raconte ma vie, comme récompense de cette invitation improvisée. Je croque dans la part de pizza, j'essuie du revers de la manche la sauce tomate sur mon menton.
« J'ai pas envie d'en parler.
-Allez, on est entre nous là ».
Drôle de remarque je pense, alors que je connais ces deux gars depuis moins d'une dizaine de minutes. Je soupire, j'enlève les bouts de champignon restants sur la pizza -qui a eu l'idée de foutre des bouts de champignons sur une pizza ?- et je m'amuse à les lancer dans le carton, sans viser.
« J'ai fugué » je dis.
Voilà, c'est dit. Je m'attends à leur réaction, comme si je vivais dans un film trop prévisible : je sais déjà ce qui va se passer. Quand une gamine lance qu'elle a fugué, on voit souvent des yeux s'écarquiller et des bouches en o, et arrivent des mots assez durs du genre « mais pourquoi ? j'comprends pas, c'est tes vieux quand même, ils t'aiment, ils t'élèvent, ils t'ont tout donné». Puis la merveilleuse, fascinante, drôlement vraie et à la fois si blessante phrase, qui devient méchante alors qu'elle n'est qu'une évidence. « T'es en pleine crise d'adolescence ? ». -Et puis Dieu sait combien, ô combien je hais ce terme. Quand on supporte plus de vivre avec des gens idiots, c'est pas qu'une simple crise d'adolescence. C'est une volonté de survie-.
Mais là, les deux gars ne disent rien. En fait, ils continuent de fumer en me regardant avec leurs petits yeux ; y'a juste Ivan qui continue de gigoter sa jambe. Ils semblent attendre la suite. Ca m'étonne, leur comportement.
« Pourquoi ? » demande Valentin.
-Je supporte plus mes parents.
-T'as quel âge ?
-Dix-huit ans.
-Et ils ont quoi, tes parents ? »
Trop de question. J'ai le choix entre plusieurs réponses. Des abrutis finis, des conservateurs enfermés dans des idiots schémas de pensée, des fachos...D'autres insultes fusent dans ma tête. Je dois choisir les mots justes. Je m'imagine déjà dans un roman ou un film d'action bidon, et je dois sortir la phrase la plus stylée du scénario.
« Ils se défoncent tellement à l'opium du peuple qu'ils en arrivent à ne plus aimer sa fille ».
Ils se taisent. En fait, c'est ça qui les a le plus fait écarquiller des yeux. Peut-être qu'ils ont pas compris. Je soupire, -merde c'était mon moment de gloire. Tant pis, j'suis pas dans un film-.
« En gros, c'est le genre de personnes qui passent leur vie à demander leur bénédiction à Dieu ; mais quand il s'agit d'aider sa fille, y'a plus personne.
-Ah merde. Et pourquoi ils t'ont laissé dans la merde ? »
C'est dur à dire. En fait, j'l'ai jamais vraiment dit, tout ça. Mais d'un côté, je me dis que ça a l'air plus facile d'un seul coup quand t'as deux inconnus en face de toi. Faut me lancer, le dire à voix haute, ça va me rassurer. Et puis au pire, Valentin et Ivan vont froncer les sourcils. Ils auront sur leurs lèvres cet air de dégoût, comme mon père lorsqu'il n'a pas voulu comprendre ce que je pouvais ressentir.
Là j'ai pensé à elle, à moi, à nous. A la veille. Au moment où j'ai pris mes valises et que j'me suis cassé de mon vieil appartement qui puait l'argent, l'égoïsme et l'intolérance. J'aurais qu'à me casser maintenant aussi, j'prends mes valises et je sors de l'appart de ce pauvre type qui bosse pour Uber Eats pour payer ses fins de mois et ses paquets de tabac ; puis je m'évade encore. Je marcherai dans les rues, et y'aura bien un autre mec sur son vélo qui va me percuter et m'inviter à manger des sushis chez lui.
« Parce que j'avais pas un copain, mais une copine ».
Encore une fois, ils disent rien. Ils fument encore. Tirent sur leur cigarette. Comme si je leur avais dit que je sortais du magasin de disques du coin pour acheter l'album de 1993 du Wu-Tang Clan. Comme si je leur annonçais que j'étais allée voir un superbe film d'auteur la veille et que j'avais vraiment kiffé le côté métaphysique et l'ontologie de l'être qu'il présentait, alors qu'en réalité j'avais rien compris du tout ; mais c'était juste pour faire ma bobo intellectuelle.
Bref. Vu leur réaction, on dirait que ce que je viens de dire est tout à fait normal. Bordel, je jubile intérieurement. Ils le voient pas mais j'ai les yeux qui brillent.
« C'est des bâtards », soupire Valentin en laissant échapper la fumée de ses larges lèvres.
J'entends Ivan qui soupire « grave ». Il renifle, je regarde ses mains s'agiter sur sa cigarette.
Puis j'ai plus rien à dire alors je finis de grignoter ma part de pizza en lançant un petit rot discret. Je pose la cigarette sur les lèvres, je demande un feu. Ils me filent un briquet, la femme lèche les miettes de tabac qui pendent du papier roulé. Alors, je les regarde un par un en riant.
« Vous aimez Marie ?
-Marie ? C'est qui, elle ? demande Ivan.
-Vous connaissez tous, Marie. Vous savez, cette petite herbe verte, toute douce ; elle fait voler nos paroles et nos pensées »
Après ces mots, les deux en même temps -synchronisation parfaite-, ils lèvent les yeux vers moi. J'adore le cadre, on dirait un vieux sitcom des années quatre-vingt.
« J'ai de l'herbe si vous voulez ».
Valentin hausse les sourcils.
« T'es encore plus loubarde que j'ne croyais.
-J'impressionne souvent les gens ».
Et c'est vrai. Alors Valentin me fait un clin d'œil. J'sais pas pourquoi mais je rougis.
« Tu sais rouler ?
-Ouais.
-Ok Gabrielle. Alors je te laisse faire ».
Il me lance le paquet de feuilles. Je l'attrape à la volée.
« Vous pouvez m'appeler Gab ».
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