Partie 9 - Tayga
J'émerge lentement en étirant mes membres engourdis par la fatigue qui m'est omniprésente.
J'ai beau passer mon temps à me réveiller, j'ai l'impression de ne jamais dormir.
Depuis le Recrutement où l'on m'a enlevé de force à ma famille, je me sens comme prise dans une sorte de transe entre le rêve et la réalité.
Les rayons de soleil réchauffent mon corps immobile.
Mes yeux s'ouvrent pour une énième fois et je sens les regards ardants des autres filles se poser sur moi.
- Bon réveil les filles et bonjour chers téléspectateurs ! annonce La Voix. Nous entamons le Jour 3 de cette aventure et il est actuellement 9h00.
Cela fait donc déjà trois journées que je passe sur cette île et pourtant je ne me souviens que de mon arrivée.
Ce qui signifie que j'ai dormi pendant le reste du temps ? Plus d'un jour entier ?
J'essaie de me rapeller la façon dont j'ai sombré dans ce profond sommeil et soudain, tout me revient en mémoire.
Douleur à l'épaule. Le Test. La vague. Mon frère. Mort.
La dure réalité me vrille la poitrine et je prend appui sur ma main pour me redresser.
Une fois à genoux, je hurle à pleins poumons, provoquant le retournement de quelques unes des têtes féminines qui me font office de rivales mais la plupart ne réagissent pas à mon cri strident.
Les grains de sable me rentrent dans la peau mais je continue à appuyer ma paume sur le sol comme si le fait de la retirer allait me faire tomber à la renverse.
Vu mon état, c'est vraisemblablement ce qui se passerait.
Luka, mon petit frère, si doux et calme, avalé par l'impitoyable océan.
Derrière mon rideau de larmes, je cherche des yeux un éventuel regard moqueur de la part de Kass, la peste qui m'a abordé à notre arrivée sur l'île, mais lorsque je pose mon regard sur elle, je la surprends égarée dans ses pensée, l'air hagard. Ses magnifiques yeux gris perçants sont entourés de cernes très marquées et son teint est terne, sans vie.
Je ferme les yeux en les plissant aussi fort que possible comme si cela pouvait effacer à jamais le décès de Luka de ma mémoire. Mais tout ce que j'y gagne est une légère douleur cérébrale.
- Le Test dont vous venez de faire l'expérience se nomme une Hallucination, continue La Voix, ce n'était donc pas réel.
Mes paupières se soulèvent et je cligne plusieurs fois des yeux pour faire disparaître les taches sombres apparues dans mon champ de vision.
Hallucination. Pas réel.
Je digère lentement l'information et déglutis péniblement.
Luka est vivant.
Un profond soulagement s'empare alors de moi telle une dose de morphine qu'on aurait infligé à mon insu pour m'efforcer à me calmer, et je commence bientôt à trembler comme une feuille tandis que tous les muscles de mon corps se relâchent.
J'observe la même réaction, plus ou moins visible, de la part de mes camarades de jeu et je me demande ce à quoi elles ont du se confronter lors de leur propre Hallucination.
Était-ce semblable ou pire que de perdre un membre de sa famille ?
- Vous n'êtes pas sans savoir que le résultat de ce Test aura un impact considérable sur le Vote de cette semaine.
Pour la première fois, je prends conscience de ma réussite. J'ai activé la boîte dans les temps, ce qui veut dire que j'ai passé cette première épreuve avec succès et mon taux de chance de rester dans l'aventure lors du prochain Vote s'en voit largement augmenté par la même occasion.
Je me remets sur pieds en vaçillant et j'époussette les vêtements qui m'ont été attribué. Un haut noir moulant - dont les manches s'arrêtent aux coudes - d'une composition qui m'est inconnue mais qui dispose sûrement de nombreuses fonctions, et un bas assorti couvrant mes jambes jusqu'aux genoux. Le tout forme une sorte de combinaison, renforcées aux articulations par des espèces de galettes de tissus gris. Toutes les candidates portent le même ensemble.
Je suppose que la stabilisation thermique de mon corps est une des capacité de cette tenue car sinon j'aurais déjà succombé à la chaleur ambiante.
- Aucun Test n'aura lieu aujourd'hui alors profitez-en pour nous prouver vos capacités de survie en milieu hostile.
Les exclamations enthousiasmes de l'assemblée féminine répondent d'elles-mêmes à l'information que vient de nous transmettre La Voix, mais je n'en prends pas part.
Je n'apprécie pas cet engouement qu'à la Voix de contrôler notre destin de la sorte, je veux dire, tous les sentiments que nous ressentons sur cette île sont intimement liés au Jeu et minutieusement dirigés par ses créateurs. Nous n'avons plus aucun pouvoir sur les émotions que nous voulons vraiment laisser transparaître.
Je chasse mes nuisibles pensées et me concentre sur l'endroit où je me trouve. Il faut impérativement que je me trouve un coin à moi, pour ce soir mais aussi pour les jours à venir. L'île semble vaste mais il n'y a pas beaucoup d'options : l'espèce de jungle qui se dresse devant moi me parait assez hostile mais c'est toujours mieux que de dormir sur la plage à la belle étoile ou dans l'océan avec les poissons.
Un frisson de terreur me parcourt l'échine lorsque les images du tsunami de mon Test me reviennent à l'esprit. Cela m'avait semblé tellement réaliste sur le moment...
La majorité de mes camarades sont également à la recherche d'un abri pour ce soir et je peux voir les clans commencer à se former sous mes yeux. La brune Kass a bien meilleure mine que tout à l'heure et semble avoir prit ses aises sur un bout de plage. Elle est occupée à donner des instructions - pour ne pas dire des ordres - à trois adolescentes qu'elle a du réussir à embobiner et qui, vu leurs têtes admiratives, vont bientôt monter un fan club en son nom. Je détourne le regard avec pitié et me dirige vers ce qui me parait être une entrée potentielle dans l'enchevêtrement de lianes qui me masque le paysage depuis le premier jour.
Je me fraie difficilement un passage dans la végétation, lorsqu'une main m'agrippe fermement le poignet, me faisant sursauter de terreur.
- Attends moi !
La voix m'est familière et je me retourne.
- Asym ?
Cette jeune fille aux cheveux bruns, aux yeux dépareillés et qui semble prête à s'effondrer à tout moment, correspond effectivement au physique de la seule candidate avec qui j'ai entamé un semblant de dialogue avant le Test.
- Oui. Et toi c'est...Freckles, non ? Je peux venir ? demande-t-elle timidement.
Je lui réponds d'un simple hochement de tête et continue à avancer un pas après l'autre en prenant garde de ne pas trébucher sur les quelques brindilles et cailloux en tous genre qui jonchent le chemin. J'aurais préféré me débrouiller seule mais un peu de compagnie ne me fera pas de mal.
Asym n'essaie pas d'entamer une conversation - je crois qu'elle a un peu peur de moi ou alors est-t-elle simplement trop réservée - et je ne ne dis rien non plus de mon côté.
Nous nous contentons de marcher en évitant soigneusement de toucher aux plantes tropicales inconnues qui se découvrent au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans cette forêt un peu spéciale.
Cette île est vraiment un endroit à part. Là où je vis, la végétation a totalement disparue du paysage.
J'inspire un grand coup. Ça sent la pluie.
Le temps continue sans aucun doute à se déverser mais je ne saurais dire si cela fait deux minutes ou deux heures que nous franchissons cette drôle de forêt exotique.
- On devrait faire demi-tour, déclare soudain Asym.
Je lui jette un regard étonné et attend une explication de sa part.
- Cet endroit lugubre ne m'inspire pas confiance, nous sommes loin de la plage et il fait tellement sombre qu'on pourrait se faire attaquer en plein jour sans même s'en rendre compte.
Je détaille les lieux avec attention et en conclu qu'elle a probablement raison.
Qui sait ? Cette forêt n'est peut-être qu'un Test de plus. Une sorte d'épreuve permanente qui engloutirait tous les curieux qui osent s'éloigner un peu trop.
- D'accord, retournons sur nos pas.
Je repasse devant elle et écarte quelques branches suspectes sur mon passage.
Sur le chemin du retour, ma camarade aux yeux vairons se met à haleter de plus en plus ouvertement et je finis par m'arrêter sans avertissement. Elle me fonce dedans avant de s'excuser de sa petite voix craintive.
Je l'interromps d'un geste de la main :
- Si tu es fatiguée tu as le droit de me le dire, tu sais, on peut s'arrêter un instant.
- Non, non, ça va, c'est juste que...
Elle ne termine pas sa phrase et secoue la tête comme pour reprendre ses esprits.
- Allons-y, finit-t-elle par lâcher à voix basse.
Sans autre commentaire, nous rejoignons la plage où la plupart des candidates se sont installées à l'instar de Kass.
La lumière matinale me grille les rétines.
Par endroit, il est difficile de repérer le sable tellement cela grouille de monde. Je me demande si nous n'aurions pas mieux fait de rester dans notre jungle austère.
Asym me lance un long regard perdu et la seule remarque qui me vient à l'esprit est que son œil gauche - le bleu ciel - est presque imperceptiblement plus grand que le droit. Sa lèvre inférieure se met à trembloter.
Je n'ai aucune envie qu'elle se mette à me pleurer sur l'épaule alors je prends les devants et fait des pieds et des mains pour passer à travers la foule.
Le rêve que j'ai fais le jour de mon Recrutement me revient en tête.
Était-t-il prémonitoire ?
Si c'est le cas je devrais bientôt voir surgir ma mère, Léïa, m'annonçant que l'espèce masculine a définitivement disparue de la surface de la Terre.
Lorsque j'arrive enfin à destination d'un carré de plage vierge, rien de m'est arrivé de tel alors j'en déduis que je ne vois pas l'avenir dans mes rêves, du moins pas l'avenir proche.
Je m'assois en tailleur sur le sable brûlant et Asym vient immédiatement se placer à mes côtés - bien qu'à une distance respectable - sur ma droite.
- Je suis vraiment trop fragile pour ce jeu, me confie-t-elle d'une voix éraillée.
Je ne sais quoi lui répondre, je n'ai jamais été douée pour gérer les émotions des autres. Personellement, je préfère me renfermer sur moi-même sans rien dévoiler et j'estime que tout le monde devrait en faire autant. Ce n'est pas très stratégique de sa part de faire part de ses faiblesses à la première inconnue qui vient. À moins qu'elle me considère comme une amie depuis que je ne l'ai pas achevée sur la plage le premier jour du Jeu ?
- Ce n'est que le début, je réponds de manière un peu trop brusque. Tu t'habitueras.
Un silence s'installe entre nous jusqu'à ce qu'elle finisse par le briser après s'être raclé la gorge :
- C'était quoi ton Hallucination ?
La question me prend par surprise et je baisse la tête comme prise d'une soudaine admiration pour le sable blanc.
Mes cheveux blonds dégringolent aussitôt sur les côtés de mon visage.
- Je...Je préfère ne pas en parler.
J'éleve mon regard pour observer la réaction d'Asym.
Pendant une fraction de seconde son visage affiche une expression peinée puis elle hôche la tête de haut en bas en pinçant légèrement les lèvres.
- Et toi ? j'ajoute par pure politesse.
C'est elle qui a lancé le sujet alors elle doit ressentir le besoin de se confier à ce propos.
Elle commence à me raconter son réveil seule sur l'île et sa description semble exactement identique à celle que j'ai de ma propre expérience.
- Et soudain j'ai entendu des voix. Ça a commencé par des provocations désuètes du genre "T'es vraiment influençable pour obéir à une inconnue" et puis ça a continué de plus en plus méchament et l'intensité est rapidement montée en crescendo. C'était horrible. J'essayais de me boucher les oreilles mais je les entendaient quoi que je fasse. Et...et...
Asym se met à frissoner et ses yeux se remplissent de larmes. Je l'encourage à continuer en lui tapotant maladroitement l'épaule.
- Une voix m'a traitée de deux-milliène, souffle-t-elle.
Je ne peux m'empêcher de tressaillir. Les
deux-milliens sont les habitants des années 2000, du 3ème millénaire. L'infime connaissance que j'ai sur eux me donne envie de vomir.
En l'an 3000 les ancêtres de nos dirigeants actuels ont prit le pouvoir pour stopper leur ignoble façon de vivre et la plupart des deux-milliens ont été exterminés. Ceux qui ont eut la chance de survivre pour contribuer aux développement de l'espèce humaine ont été choisis avec soins et nous en sommes tous leurs descendants.
Malgré la tragique suite des événements et mes divergences d'opinion avec La Société, ces ancêtres ont sauvé notre avenir et c'est une chose que je ne pourrais jamais leur reprocher. Depuis, les deux-milliens - ainsi que l'époque où ils ont vécus - sont devenus un sujet tabou dans notre société.
C'est pour quoi l'adjectif qui a été infligé à Asym est la pire insulte qu'il soit et je n'avais encore jamais entendu quelqu'un le prononcer à voix haute.
De plus, ma camarade m'a tout l'air d'être une adolescente qui se préoccupe beaucoup du regard d'autrui et je comprends que ça l'ai rendu malade.
- Je suis désolée... Mais tu n'es pas comme eux, d'accord ? Tu n'as aucun point en commun avec ces sauvages si ce n'est le sang de nos ancêtres.
Asym acquiesce en reniflant, les yeux rivés sur la ligne d'horizon.
- J'ai échoué au Test, finit-t-elle par avouer.
Une moue compatissante se forme sur mon visage.
- Ne t'en fais pas pour ça. Il te reste la fin de semaine pour te rattraper et n'oublie pas le Vote des téléspectateurs !
Elle me lance un regard noir et je lui reponds par un haussement de sourcil. Qu'ai-je dis de mal ?
- Justement, je ne suis ni la plus jolie des participantes, ni la plus intelligente et encore moins la plus forte mentalement, me répond-t-elle.
Je secoue la tête.
- Arrête de te sous-estimer de la sorte. Tu n'es peut-être pas la meilleure dans les critères que tu viens de citer mais ça ne t'empêche pas d'avoir d'autres qualités.
Son regard se perd de nouveau dans le lointain.
- Ah oui ? Cite moi en une.
Je change de position en ramènant mes genoux contre ma poitrine et commence à compter sur mes doigts.
- Tu es... sympathique, sincère, attachante, tu ne fais pas semblant d'être quelqu'un d'autre.
- Ça revient un peu au même, me coupe Asym en me jetant un regard blasé.
- ... Mais tu sais avoir du caractère quand il le faut.
Elle se met à rire et je me joins à elle. C'est une sensation bienfaisante et je me détends un peu.
Quelques minutes plus tard, tandis que nous nous remettons de ce fou rire bienvenu, Asym prend la parole avec une once de sérieux dans la voix :
- Tu ne crois pas qu'on devrait faire un serment ou un truc dans le genre ?
- Un quoi ?
- Tu sais, maintenant qu'on se connaît un peu mieux, on pourrait éviter de se faire des coups bas entre nous.
Je la dévisage avec suspicion, ne s'agit-t-il pas là d'une stratégie pour se garantir une place en haut du classement ?
Mais j'abandonne vite mes doutes, elle n'a pas l'air de vouloir gagner à tout prix et je ne vois pas en quoi accepter de m'allier à elle pourrait l'avantager dans le Jeu.
- Au nom d'Awnes, commencé-je en citant le créateur de La Société, je promets de ne pas agir contre toi d'une quelconque façon en dehors des Tests.
- Seulement en dehors des Tests ? s'étonne-t-elle.
- Nous sommes dans un jeu, Asym, et je ne te connais que depuis 3 jours. Je ne peux rien de garantir de plus.
- D'accord, dans ce cas, je t'en fais la promesse également. Qu'Awnes en soit témoin.
Elle lève sa paume vers moi et j'applique ma main contre la sienne pour sceller notre serment en contenant mon dégoût avec peine. Si je n'aime pas particulièrement dialoguer avec les gens, les contacts physiques, eux, me tiennent en horreur.
Je retire rapidement ma main et j'empresse de l'essuyer sur le tissu qui recouvre ma cuisse.
Le geste n'échappe pas à Asym qui me jette un regard mi-vexée, mi-amusée.
Nous passons le reste de la matinée à bavarder et à débattre sur des sujets futiles et la fin de journée à rassembler des branches et des feuilles car Asym s'est mit en tête de réaliser une cabane.
Le soir venu, le résultat de notre construction n'est pas flagrant : quelques bouts de bois bancals qui se soutiennent les uns les autres, ensevelis sous une épaisse couche de feuilles peu perméables, mais Asym a l'air tellement fière de notre abri que je ne veux pas lui gâcher le plaisir en faisant la rabat-joie.
•
La nuit tombe enfin, seule la demi lune brille dans le ciel et je prends conscience que nous allons vraiment dormir à même le sol parmi les insectes. Nous sommes loin de notre confort moderne habituel. Je n'ai encore jamais vu d'animal pour de vrai et je me demande si il y en a ici.
Asym et moi sommes assises autour du brasier à l'instar d'une cinquantaine d'autres adolescentes qui déblatérent joyeusement. La flamme renvoie des reflets rougeoiant sur l'assistance.
C'est une des candidates - Bug - qui a réussi à allumer un feu de joie sur la plage : d'après ses dires elle aurait piraté une vieille vidéo expliquant comment survivre dans la nature lorsqu'elle se préparait pour le Recrutement. Son sourire éclatant ressort sur sa peau ébène, sa gaîté est contagieuse et elle m'a tout de suite inspiré confiance.
L'ambiance générale est détendue. Autour du feu, les visages sont souriants et enclin au partage, le stress du premier Test a bien vite été oublié.
Je fixe les flammes avec fascination.
Un chant mélodieux commence à s'élever et les discussions s'arrêtent immédiatement. De nos jours plus personne ne chante et je n'ai moi même jamais essayé.
Puis quelques filles, les plus audacieuses, viennent s'ajouter pour former un chœur et bientôt nos voix à toutes s'entremêlent, d'abord discrètement puis avec plus d'assurance.
Au centre, le feu crépite et nous enveloppe de sa douce chaleur.
Je ferme les yeux et entonne le refrain en me laissant guider par la magie de l'instant présent.
C'est un moment hors du temps, bien loin de la compétition.
Juste nos sons intérieurs qui se mélangent.
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