΅ XIII ΅

Pierrot se réveilla dans son lit, et soupira. Et voilà. Il vivait sa meilleure vie dans un monde fictif, et quand il retournait dans la sienne, il était soûlé.

La journée passa lentement. Si lentement. Dehors il pleuvait, il n'avait aucun client, pas d'ouvrage sur le feu car il avait tout fait la veille et que le cadran subissait un traitement après avoir été décarcassé, et puis il n'avait plus de belle-mère.

C'était ça, le pire, en fait. Il n'avait plus de belle-mère, plus de maman, et même pas de frère André pour lui tenir compagnie. Juste la pluie. Et ses deux-trois créations qui traînaient dans la boutique.

Il réorganisa d'ailleurs un peu celle-ci : la caravelle s'installa enfin sur un guéridon, et le porte-parapluies s'éloigna de la porte d'entrée parce que tout le monde se prenait les pieds dedans. Et puis voilà. Plus rien à faire.

L'ennui présent dans tous les membres de son corps, il jeta un œil à son carnet de croquis. Il fallait qu'il en réalise quelques-uns pour les afficher, ça augmenterait peut-être le nombres de potentiels clients tentés de s'arrêter ici. Il feuilleta distraitement ses dessins. Tous nécessitaient des coiffures compliquées pour les imbriquer dedans et avoir un air divin comme il l'avait vu dans son rêve, mais il n'était pas coiffeur, et s'il se trouvait incapable de dire à ses clientes comment on portait ses créations, il ne serait pas dans une situation très confortable.

Il tourna les pages encore un peu, et vit un petit dessin dans le coin d'un croquis qu'il avait fait à la va-vite une fois, pas concentré. C'était Joseph, Marie et Jésus, comme il avait espéré qu'ils soient après l'accouchement. Ils avaient l'air d'une jolie famille.

Pierrot eut alors une idée. Et s'il représentait l'œil de Jésus comme il l'avait vu, dans le temple de Jérusalem et chaque fois qu'il avait croisé le sien ? Un regard profond, qui sait tout, et en même temps si gentil, qui ne met pas mal à l'aise.

Tout de suite, un défaitisme rationnel s'abattit sur lui. Impossible de reproduire tant d'émotions et de mots avec du métal et des pierres précieuses. Et puis, comment il ferait ? Juste un iris ? Non, ce serait glauque. Mais alors, un œil entier et un sourcil au-dessus ? Encore pire. Il faudrait délimiter la peau à mettre et au final ça serait raté.

Il dessinait en pensant. Il gommait à chaque fois, puis recommençait toujours sur la même feuille, déterminé et en même temps sûr de faire n'importe quoi. Il dessina un iris. Déjà. Avec des traits stylés et tout. Puis tenta de mettre des cils. Horrible. Il effaça tout. Il refit un iris propre. Ah bah non il est moche. Il recommença. Un iris. Allez putain, c'est pas compliqué.

L'iris était presque terminé qu'il cassa sa mine dessus, ce qui le barra d'un trait épais. De rage, il passa un gros coup de gomme sur le haut du cercle, et sa rage retombée la seconde d'après, il contempla ce qu'il venait de faire. Et puis il l'eut son idée. Il ferait l'iris de Jésus comme il lui apparaissait dans ses rêves, et une forme de sourcil — un contour seulement — juste au-dessus, débordant sur le haut de l'iris comme s'il était froncé et déterminé. Pierrot se sentit fier.

Il recommença ensuite son dessin mille fois, et quand il l'eut enfin, il fut content. Il choisit dans la foulée les matériaux qu'il utiliserait pour les fibres de l'œil, les nuances de brun et les différents éclats qu'il y mettrait, et un onyx large, honnêtement le plus beau qu'il avait pour la pupille, plus de l'or pour le contour du sourcil.

Il se demanda comment serait le pied de la chose. Pour maintenir l'œil. Pour éviter qu'il roule et se casse la gueule. En réfléchissant, il dessina un carré autour de son dessin. Et voilà. Il n'aurait qu'à mettre du fil pour suspendre la création au milieu du carré. Qui serait en... Pas en or. En... bronze. C'est joli, le bronze. Ça ne jurerait pas avec l'or du sourcil et ça répondrait au brun doré de l'iris.

Je suis un génie ma pauvre Lucette.

Pierrot releva la tête. Il pleuvait toujours, mais son humeur était meilleure, maintenant. Pour passer le temps, il réorganisa aussi son comptoir, fit les relevés de ses stocks pour ses marchandises déjà créées, ou reçues, et stockées. En un mot, fit le boulot chiant d'être à son propre compte.

Une pensée lui restait cependant en tête.

Pendant son rêve de la veille, il y avait eu un paralysé qui se faisait guérir, et il se souvenait s'être dit que son père, lui, ne se relèverait pas, contrairement au paralysé. C'était une pensées méchante, il le savait. Et pourtant, il n'arrivait pas à se dire qu'il avait eu tort.

Il connaissait l'état de son père. Il connaissait les résultats des analyses qu'ils faisaient sur lui toutes les semaines. C'était la routine de le savoir comme ça. Et il allait le voir à Noël — d'où son absence au gros concert de CUHA — pour au moins lui faire savoir qu'il ne l'oubliait pas non plus, vu qu'en ce moment il le délaissait un peu.

Et si j'y allais aujourd'hui ? Se dit-il en relevant la tête, traversé d'une envie soudaine de parler à son père.

Il regarda la boutique. Toujours désespérément vide. Personne n'y était entré depuis ce matin, et il fermerait dans une heure. Autant abréger, personne ne viendrait récupérer de commandes aujourd'hui. Il fit taire les dernières réticences de sa conscience en allant chercher ses affaires dans son atelier. De toute façon, prout.

Il retourna à son appartement, aidé de son fidèle parapluie José, et récupéra sa voiture pour aller à l'hôpital. Non, ce n'était pas si loin que ça, mais il pleuvait. Et puis il faisait presque nuit, quelle galère d'être en hiver.

Vous assistez aux pensées d'un jeune homme qui pense à l'écologie, mais qui a la flemme de marcher deux kilomètres sous la pluie et dans le noir.

Arrivé là-bas, il zappa l'étape de la secrétaire, qui le connaissait à force de le voir venir une fois ou plus dans le mois, et monta dans l'ascenseur directement. Il eut une pensée pour les étudiants de CUHA qui pouvaient voyager ici, et se demanda s'il en croiserait. Genre Dorémi. Ce serait drôle, mais un peu gênant aussi.

Il ouvrit la porte de la chambre de son père, et entra comme s'il était chez lui. Il aperçut la silhouette habituelle du patient, qui n'avait bien sûr pas bougé depuis la dernière fois, mais une autre s'était attardée ici aussi et était penchée sur lui. Ce n'était pas le docteur habituel.

« Hem, toussota Pierrot pour faire savoir au gars qu'il était là. »

Le gars se retourna en sursautant, comme pris sur le fait, et soupira de soulagement en voyant que ce n'était que Pierrot. N'y voyez pas un aspect réducteur envers sa carrure — si, carrément.

« Tu es Pierrot, non ? Demanda le gars avec un accent très... pas français que Pierrot avait déjà entendu quelque part.

— Oui... murmura-t-il en cherchant sur les traits du gars où il aurait pu l'avoir vu. Et, vous, vous êtes ?

— Niall, que tu es allé voir en concert hier, se présenta l'irlandais, pas vexé pour deux sous, tendant sa main vers Pierrot. Tu as passé une bonne journée ?

— Euh, oui, mais euh... beuga l'orfèvre. C'est pas ton... enfin... tu fais quoi, là ?

— On m'a confié ses analyses à faire, répondit Niall comme si c'était la routine. Je passe mon diplôme en neurologie, mais je dois savoir aussi faire des analyses de stage banales, alors... me voilà. Tu le connais ?

— C'est mon père, répondit Pierrot d'un naturel étonnant. »

Pendant longtemps, il avait complètement isolé la partie 'parents' de sa vie, parce que sa mère était morte et lui manquait, et que son père dormait et qu'il en avait honte. Restait qu'aujourd'hui, balancer aussi ouvertement que le gars dans le lit était son géniteur pouvait choquer. Niall n'en fit pourtant rien.

« Oh, tu lui ressembles. J'imagine que tes traits fins te viennent de ta mère. »

Pierrot ne répondit pas et se contenta de le regarder continuer ses petites affaires sur son père. Pas besoin de lui dire qu'il n'en avait aucune idée et aucune photo non plus pour le vérifier — il ne fait pas partie d'une de ces familles de photographes qui immortalisent n'importe quel moment de la vie de leurs enfants.

« Je vais te laisser, alors, dit Niall doucement en s'avançant vers la porte une fois qu'il eut terminé, je sens que je te dérange. Tu passeras souvent ?

— Une fois par mois en général, plus Noël, murmura Pierrot, concentré sur la vision de son père inerte pour vérifier que rien n'avait bougé pendant son absence. Pourquoi ?

— Tu voudras que je t'envoie Dorémi ? Je sais que vous vous entendez bien, puisque c'est elle qui t'a rencontré.

— Ne... lui dis pas, s'il te plaît. »

L'irlandais tourna la tête. Pierrot avait attendu un instant avant de lui dire ça, très doux, et Niall était surpris de ce changement chez ce jeune homme, qui ne lui semblant ni méchant ni hostile, mais difficile à atteindre car naturellement dans son monde.

« Je l'assume devant toi, mais... qu'elle sache qu'il est dans le coma est suffisant, expliqua-t-il brièvement en voyant que Niall le fixait. Je ne veux pas... la voir ici. S'il te plaît. »

L'étudiant le regarda encore un peu, lui et ses traits délicats, sa silhouette légère et ses cheveux fouillis, un être qui semblait si simple et devait abriter tellement de choses.

« Tu ne veux pas mélanger tes vies ? Essaya-t-il de comprendre, tous deux perdus dans le monde alternatif de cette chambre.

— Je... suppose qu'on peut le dire comme ça. Il me manque. Et Dorémi... elle ne va pas dans ce décor. C'est pas qu'elle gâcherait tout, mais... elle me tient compagnie. Et quand je viens ici, je viens pour être seul avec lui. »

Niall baissa la tête et réfléchit sur le sens de ces paroles. Assurément, Pierrot vivait dans un monde à part.

« Alors je te laisse, murmura-t-il pour ne pas froisser ce brouillon d'homme qu'il avait en face de lui, fatigué et un peu décalé dans cet environnement.

— Merci, chuchota-t-il en croisant son regard un instant. »

Niall se dit quelque chose à propos de Pierrot quand il sortit.

De son côté, l'orfèvre se laissa tomber sur son siège habituel aussitôt que Niall fut parti. Pas méchant, mais curieux. Pierrot sentait qu'il pourrait l'aimer, mais son papa c'était son secret, et personne ne pouvait à la fois avoir vu son père et être son ami.

« Je sais ce que tu vas me dire, lança-t-il à l'attention de son père endormi. Ouais j'assume pas. Pas devant toi du moins, à l'oral ça va, mais là c'est non. T'es intimidant quand t'es là et que tu bouges pas, c'est horrible. »

Comme à son habitude quand il venait ici, il raconta sa vie à son père depuis la dernière fois. Ce qui avait changé. Comment la grossesse de Marie avait avancé. Les projets qu'il avait en cours à l'atelier. Ce cadran solaire qu'il ne terminerait jamais. Dorémi et le concert. Le peut-être futur client qui avait semblé intéressé par ses créations. Et puis ses rêves.

« Je ne sais pas si tu te souviens, commença-t-il sur le sujet avec une minute d'hésitation. Mais quand j'étais petit et que maman était encore là, on allait à la messe, le dimanche matin. Et quand elle est partie, on n'y est plus allés. Il me semble que ça s'est passé comme ça. Et, vraiment, depuis qu'on y va plus, j'ai tout oublié du cathé, de la messe, tout ça. Par contre, depuis une semaine maintenant, un peu plus peut-être, non si, une semaine, je rêve quasiment toutes les nuits d'un endroit, vers Jérusalem, et moi et d'autres gars, on suit, genre, Jésus. Jésus Christ et tout. Tu es le premier à qui je dis ça, pouffa-t-il nerveusement, songeant à quel point ça sonnait con à haute voix. J'ai assisté à sa naissance la première fois, puis pendant la journée d'après ça, je me suis souvenu de mon rêve en entier, comme si je l'avais vraiment vécu, c'était très perturbant. Et la nuit d'après Jésus était un peu plus âgé, pareil la nuit d'après, et ainsi de suite. Maintenant, je suis parmi ses disciples, et on parcourt le pays pour guérir des gens et les libérer des démons. L'autre jour, on était à un mariage et il a transformé l'eau en vin, c'était incompréhensible mais assez cool. Et il a fait marcher un paralysé aussi. Ça m'a fait penser à toi, et c'est pour ça que je suis là. »

Il garda le silence un instant. Ses yeux le piquaient et il avait mal à la gorge d'avoir parlé longtemps — considérez que pour lui, juste utiliser ses cordes vocales c'est beaucoup.

« Je... j'ai l'impression que c'est pas un rêve parfois, tu sais ? Reprit-il après un instant de réflexion. Je découvre des choses, et c'est juste pas possible que je les connaisse, alors comment est-ce qu'elles peuvent popper dans mes rêves ? Et Jésus, j'ai même pas pu l'imaginer, il est si... son regard, papa. Il est incroyable son regard. Je vais essayer de le reproduire à la boutique pour te le montrer, tu verras, il est si profond et bienveillant, ça- ça me secoue le cœur. »

Sa voix commençait à faire des bulles. Il n'allait pas tarder à pleurer.

« Je suis désolé, c'est de te voir comme ça, ça me flingue à chaque fois... et savoir que peut-être que je ne verrai plus jamais ton regard à toi aussi, murmura-t-il en fermant les yeux, laissant les premières gouttes rouler sur ses joues. Tu es si gentil. Drôle. Et t'es là. Dans un lit. Loin. C'est ça qu'est horrible, je peux te toucher la main, embrasser ta joue, mais t'es inaccessible, c'est- cette sensation est abominable, fondit-il en sanglots en y repensant encore, comme à chaque fois qu'il venait. »

Les années n'altéraient pas ce sentiment. C'était même pire à chaque fois. Plus les heures passaient, plus son père risquait de ne jamais se réveiller. Et il le savait, bien sûr qu'il le savait, ça le tuait.

Il n'était pas proche de son père avant, pas tant que ça. Ils partageaient une bière de temps en temps, pour discuter de ses études et de s'il avait besoin — parce que oui, son père était dans le métier aussi. Mais comme il était le patron et qu'il était tombé dans le coma, et que Pierrot était majeur mais n'avait pas l'autorisation signée de son père pour reprendre sa boutique, le jeune homme avait dû se débrouiller pour avoir la sienne. Accessoirement en se servant de ce que lui avait laissé sa mère et qui reposait sur son compte en banque depuis ses neuf ans.

Mais bref, il n'était pas proche de son père, et aujourd'hui il le regrettait amèrement. Cet homme était merveilleux. Que bonté et bonnes blagues, respectueux, beau en plus. Et il risquait de passer sa vie là.

Au fond, Pierrot ne pouvait pas dire qu'il se débrouillait seul. Il faisait les actions, mais tout le poids de sa vie, de ses soucis, il allait sur son père quand il le voyait. C'était son journal intime vivant. Trois ans qu'il encaissait ses problèmes sans rien dire, et Pierrot avait de plus en plus mal d'être sans papa. Il en avait besoin. C'était viscéral. Il avait besoin d'un papa fort pour le serrer contre lui, d'un papa sévère quand il commençait à perdre son calme et devenait insupportable, d'un papa bonne vanne quand il se prenait une porte en ne regardant pas devant lui, d'un papa cuistot quand il s'apprêtait à sortir un plat picard du frigo, d'un papa souvenir qui lui raconterait sa maman, d'un papa avec lui quand il se sentirait tout seul.

Il voulait un papa. Il avait une poupée de bois sur un lit. Il rêvait d'une belle-mère. Et il pleurait, comme d'habitude.

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