΅ VIII ΅
« Simon ! »
Il cligna des yeux fortement, encore groggy, alors qu'il tanguait un peu, surpris d'être apparu cette fois debout. Oui, apparu. Fini les buttes de terre et de caillasse, maintenant le copain Pierrot va se réveiller sur ses pieds tout seul comme un grand !
« Simon ! Hé ! »
Où c'est que je suis, encore ? Râla Pierrot en mettant une main en visière sur son front — précaution inutile, il faisait nuit noire, mais il ne faut pas trop lui en demander au réveil.
Plus le temps allait, moins il lui était possible de reconnaître où il se trouvait. Était-ce une sorte de fleuve ? Des pêcheurs arrangeaient leurs filets pour les rentrer dans leurs barques, et les paniers qu'ils montaient à bord desdites barques étaient encore vides. Ils s'interpellaient les uns les autres, se lançaient des salutations, des ordres, des cris de pêcheurs — à la poissonnière, un peu — et finissaient par prendre le large, déterminés à ramener du poisson.
« Ohé ! SIMON ! »
Mais qui crie comme ça, râla le français une fois de plus, se retournant pour limite se prendre un gars qui lui fonçait dessus.
« Simon ! Ça fait cinq minutes que je t'appelle ! Qu'est-ce que tu as ? Sembla s'inquiéter le gars en lui parlant. »
Euh. Qui est Simon ?
« Désolé, je pensais, s'excusa Pierrot en se disant que, étranger à tout ça, son cerveau devait vouloir jouer au chipmunk intelligent à lunettes. Qu'est-ce qu'il y a ?
— On va y aller, on est prêts, l'avertit le gars en l'emportant avec lui, tenant son bras.
— André, tu l'as retrouvé ? S'enquit un autre gars d'une barque voisine quand ils montèrent dans la-leur — monter dans ce machin avait l'air tellement plus simple dans les films, comment est-ce qu'il fallait faire pour marcher droit là-dessus bordel de merde ? »
Ah ben le gars s'appelle André, releva Pierrot, à l'Ouest mais pas débile.
« Ouais, il jouait aux transcendés en regardant le lac, rigola André, du coup, en donnant une tape dans le dos de Pierrot, qui manqua se ramasser au fond de leur barque.
— Faudrait pas que tu perdes ton frère en allant au poisson quand même, s'esclaffa le gars en finissant de charger son filet à bord. »
Cerveau, depuis quand tu me crées des frères ? S'exaspéra Pierrot en se retenant de lever les yeux au ciel. Qui s'appellent André en plus. Non mais allô.
« On se dit à plus tard ? Lança l'autre gars depuis sa barque, se préparant à partir.
— C'est ça, à plus Jacques ! Le salua André avant de se rapprocher de son ''''''frère''''''. Tu m'as l'air un peu palôt, est-ce que tu vas bien ? S'inquiéta-t-il à voix plus basse, quand bien même personne ne pouvait les entendre avec le bruit qu'il y avait autour d'eux. »
Est-ce que tout le monde compte me rappeler toute ma vie que je suis blanc comme un cul ou c'est bon ?
« Je t'avoue que je ne me sens pas vraiment dans mon assiette, mais rien d'inquiétant, tenta de le rassurer Pierrot en s'asseyant plus confortablement dans l'embarcation.
— Tant mieux. Il ne faudrait pas que tu tournes de l'œil pendant la pêche, comment je ferais moi ? Il s'amusa en lui tapotant la tête. »
Bizarrement, le corps de Pierrot ne se tendit pas, comme habitué à ce genre de contacts.
« Tu es prêt à partir ? S'assura André avant de prendre la barre.
— Allons-y, lui sourit Pierrot en prenant un bout de filet, essayant de se convaincre qu'il savait pêcher — nope. »
La nuit passa, les poissons pêchés aussi, et le torse de Pierrot, découvert, n'eut même pas froid tant ce métier était physique. Il avait consciencieusement observé son frère et savait maintenant pêcher comme lui, mais pas vraiment conduire la barque ; il avait cependant essayé de comprendre comment André s'y était pris, et il pensait avoir saisi le gros du travail.
En regagnant la rive, ils avaient déchargé le poisson, qu'ils avaient mis en commun avec les autres pêcheurs, puis lavé leurs filets ; encore une fois, longue séance d'observation et d'imitation pour Pierrot, qui apprenait à se débrouiller comme ses congénères.
Les jours passèrent. Pierrot apprit de plus en plus, et bientôt, il n'eut plus besoin qu'André tienne la barre — il s'était débrouillé pour l'y envoyer à chaque fois au début, histoire d'apprendre avant de se taper la honte — puisqu'il savait le faire tout seul. Et plus le temps passait, plus il se demandait si son rêve allait un jour prendre fin.
Il ne faudrait pas que je tombe dans le coma, se dit-il en allant se coucher un jour, s'allongeant sur son maigre matelas en tombant à moitié dessus, épuisé des nuits qu'il menait à s'agiter sur une barque. Pourquoi est-ce que je ne me réveille pas ?
Il avait espéré, les premières nuits, retourner dans son vrai corps une fois endormi. Après tout, c'était comme ça que ça se passait : il revenait dans la réalité à chaque fois qu'il sursautait ou s'endormait. Mais là non. Cinq jours qu'il était là. Cinq. Il avait essayé de se pincer, se donner des claques — André l'avait regardé bizarrement alors il avait arrêté —, sauter dans l'eau du lac, même, mais rien. Toujours dans le pays de la poussière et des pêcheurs.
De toute façon, il va bien se passer quelque chose si je suis là, se dit le jeune homme en fermant les yeux, baillant une dernière fois avant de se sentir emporté dans une spirale toute douce.
אבא
Eh ben voilà, qu'est-ce que je disais, railla Pierrot dès qu'il eut ouvert les yeux, ayant une vue directe et spacieuse sur le plafond de terre de sa maison de rêve.
Il se leva, comme tous les jours maintenant, et alla manger avec André.
« Oh, j'ai oublié de te prévenir, lui dit celui-ci quand il s'assit à côté de lui, je ne serai pas à la pêche avec toi ce soir. J'ai à faire ailleurs.
— Compris, acquiesça le français sans chercher plus loin. »
Il arrivait à André d'aller sa balader parfois. Il ne lui avait jamais dit ce qu'il allait faire, mais en même temps, Pierrot se disait que ça ne devait pas être bien grave, s'il le lui disait à chaque fois et s'excusait pour ça avec un aussi gentil sourire tout le temps — Pierrot n'a jamais côtoyé personne de méchant dans sa vie, pardonnons-le.
« Oh, d'ailleurs, il paraît que Jésus ira enseigner au bord du lac demain matin, peut-être que tu le croiseras en rentrant ! »
Pierrot releva la tête, surpris, le regardant bêtement.
« Qui ça ? Croassa-t-il alors que bien sûr que si, il voyait de qui il parlait.
— Jésus. Le Nazaréen, développa André en haussant les épaules. On parle de lui en ce moment, il parait qu'il enseigne au Temple, et-
— Ah ! Oui, pardon, j'avais la tête ailleurs, le coupa Pierrot en se levant, abandonnant l'idée de petit-déjeuner. Évidemment que je vois qui c'est. Ça lui fait quel âge ?
— Aucune idée, avoua André en le suivant à l'exterieur. Mais il me semble qu'il a, environ, trente ans ? Un peu moins sans doute. »
Pierrot accusa le coup. Il avait vu Jésus naître — quelle pensée étrange — et maintenant, il avait trente ans.
« Passe une bonne soirée, salua-t-il son frère lorsqu'ils durent se séparer.
— Toi de même ! Lui répondit son frère alors qu'il s'éloignait vers les rues environnantes. »
Non, Pierrot ne savait pas où il était. À côté d'un lac, ça il le savait vu qu'il allait tous les soirs dessus, mais quelle ville ? Quel pays ? Quelle date ? Aucune idée.
Mais si Jésus a trente ans, c'est qu'on est en l'an trente non ? Réfléchit-il deux secondes. Quoique, André a dit qu'il a peut-être moins.
Il préféra ne pas se poser de questions. Après tout, tout ça n'était qu'un rêve, il allait bientôt retourner dans son appart à lui, avec son lait, son flocon d'avoine, ses bijoux et son cadran solaire à la noix.
Il salua les quelques camarades qu'il croisa en allant à son embarcation, répétant les gestes qu'il faisait depuis cinq jours, maintenant six, pour préparer son épopée — pour du poisson, même si en toute honnêteté il n'aimait pas ça tant que ça. Il se mit enfin à l'intérieur de la barque, saisit les rames, et poussa fort. Il était parti.
Toute la nuit se passa comme celles qu'il avait déjà passées ici, à une exception près : aucun poisson. Il s'arrêta en cours de nuit pour demander à ses coéquipiers, sur l'autre barque, s'ils arrivaient à pêcher quelque chose, mais rien. Il passa donc la majorité de sa nuit à lorgner la rive, la regardant distraitement en imaginant Jésus y marcher un peu plus tard, quand lui-même irait se coucher — pour des raisons pratico-pratiques, les pêcheurs du groupe de Pierrot et André agissaient la nuit, une autre équipe se chargeant du jour. Et d'habitude ils pêchaient quelque chose, mais là rien. C'en était un peu triste.
Le jour vint, et Pierrot commença à retourner vers le rivage. Une fois là-bas, il démêla ses filets et les nettoya consciencieusement. Puis, un bruit de foule. Et soudain, des gens, qui débarquaient d'une rue en suivant un homme parlant à ceux qui étaient les plus proches de lui, un air si doux sur le visage qu'il emportait ses auditeurs avec lui sans même qu'ils s'en rendent compte.
Ils s'approchaient de plus en plus de Pierrot, tellement qu'il se demanda s'ils comptaient tourner à droite un jour, pour pas finir dans l'eau.
« Peux-tu nous écarter un peu du rivage ? Lui demanda Jésus soudain, s'installant dans sa barque. »
Feu d'artifice, explosion, boum plus de Pierrot. Il regardait Jésus, subjugué, et reconnut cet enfant qu'il avait rendu à ses parents tellement longtemps plus tôt. Ironiquement, il avait l'impression, en plongeant son regard dans celui de l'homme en face de lui, qu'il s'en souvenait aussi, et qu'il lui souriait intérieurement de le retrouver.
Pourtant Pierrot ne dit rien et s'exécuta, restant suffisamment proche pour que la voix de Jésus se fasse entendre de la foule, qui se pressait sur le rivage, mais pas assez loin pour qu'il puisse voir tout le monde et leur parler tous au même titre ; ils étaient trop nombreux. Pierrot l'écouta paresseusement alors que le soleil se levait pour de bon derrière eux. Après un moment, Jésus se tut, et Pierrot se dit qu'il pourrait bien l'écouter toute sa vie. Mais Jésus rouvrit la bouche et lui parla cette fois à lui, tout seul.
« Avance au large, et jetez vos filets pour la pêche. »
Ohlavacheilm'aparlérespiretoutvabiensepassermaisqu'est-cequejedoisfaireausecours
Pierrot tenta de se concentrer et de rester classe.
« Maître, nous avons pêché toute la nuit sans rien prendre ; mais, sur ta parole, je vais jeter les filets. »
Bravo moi-même, bon boulot, se congratula-t-il en éloignant la barque du rivage encore un peu — pour pêcher quelque chose de satisfaisant, il fallait avoir du fond.
Il se leva, presque inconscient de la foule qui avait les yeux rivés sur lui tant la présence de Jésus lui mettait le feu à l'âme, mais aussitôt le filet fut lancé — et à perfection s'il vous plaît — qu'une vague de poissons se rua dedans, et qu'il le remonta tout de suite pour ne rien en perdre. Et il relança le filet, plein de fois, et à chaque fois il était plein de poissons, tellement qu'il entendit son filet commencer à craquer — stress.
« HOLÀ ! JACQUES, JEAN, VENEZ ! »
Lesdits Jacques et Jean étaient des camarades pêcheurs d'André et Pierre, arrêtés sur leur barque un peu plus loin. Ils virent l'événement tout de suite et arrivèrent à son secours, récupérant tout le poisson qui était apparu là. Au final, et sous les murmures des gens sur la rive, leurs deux barques furent remplies et s'enfonçaient plus que de coutume dans l'eau.
En voyant ce miracle — Pierrot ne savait pas quoi faire de ce mot qui planait dans sa conscience depuis deux minutes —, le jeune homme eut un geste d'arrêt, regardant ses pieds recouverts de poissons. Il ne saisit pas quoi, mais quelque chose se passa dans sa tête, et quand il releva les yeux vers Jésus, toujours assis au bout de sa barque, il fut pris d'un effroi saisissant.
Tout son corps trembla vivement, et comme si ses pensées avaient décidé de le snober et de réfléchir sans lui, un vif pincement au cœur le fit tomber à genoux, ses yeux ne pouvant que regarder l'être en face de lui.
« Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur. »
Il ne savait même pas d'où il disait ces mots. Il était en mode automatique, et pourtant il les vivait plus que tout, ça irradiait dans son torse, au milieu ; c'était un trop-plein de chaleur et d'une joie qui remplissait tout son corps, mais il en avait peur, car il ne savait pas ce que c'était.
« Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu prendras. »
Sur ces mots, son regard bienveillant lui indiqua de le ramener sur terre, ce qu'il fit sans tarder, puis, mus, lui, Jacques et Jean, par un sentiment commun de nécessité, ils le suivirent sans plus s'occuper de la fortune de poissons qu'ils laissaient derrière eux.
אבא
Lc 5, 1-11
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