΅ LXV ΅
« Je n'ai pas rêvé, se révéla Pierrot à lui-même, vingt minutes après s'être réveillé et avoir longuement cherché la raison pour laquelle il ne se souvenait pas de sa nuit. »
Il fallait s'en douter : plus de Jésus, plus de rêves, mais... il avait quand même eu un espoir. Illusoire, évidemment. C'était la vraie vie ici, pas un bouquin ou une série où tout marche comme par magie et zioupla tout le monde est heureux.
Ce qui était très décevant. On peut le dire.
Il dut donc se lever, le moral dans les chaussettes, et une drôle de torpeur enveloppant tous ses mouvements. Il mit patiemment de la pommade sur sa cicatrice, prit ses comprimés, s'habilla, fit sa toilette — et constata qu'heureusement, ses joues étaient moins creusées que la veille —, mangea un bout, et partit à la boutique pour rendre des commandes.
Il savait qu'il travaillerait à régime réduit, à cause de la fatigue que provoquant déjà ses médicaments dans son organisme, mais il ne pouvait pas s'arrêter le temps de quelques semaines, à la fois pour son salaire et pour ses clients, qui avaient des échéances, comme tout le monde.
Alors une fois arrivé en boutique, il fit l'inventaire de ses stocks, envoya des mails, passa des commandes, fit quelques appels, rendit des commandes terminées, essaya de tenir son fer à souder cinq secondes mais dut abandonner car son bras droit était trop faible pour ne servir ne serait-ce que de soutien, et finit par accueillir Sharika.
Ce serait mentir que de dire qu'il n'avait pas soupiré doucement en voyant sa silhouette passer la porte, mais en même temps il s'ennuyait, et s'en voulait d'être peu productif comparé à l'habitude, à la fois à cause de sa blessure, mais aussi parce qu'il était complètement dans la lune. De la compagnie ne lui ferait pas de mal.
Sharika, lui, était fidèle à lui-même : à côté de la plaque. Et trop juste en même temps.
« Bonjour, j'ai entendu parler par Monsieur Journ de ton accident, s'introduisit le jeune homme en s'avançant vers le comptoir, Pierrot ne faisant pas le moindre effort pour se redresser — imaginez donc la position la plus avachie et dégueulasse du monde.
— Bonjour, oui, j'ai eu un accident, répondit Pierrot, amusé, parce qu'après tout Sharika ne lui avait pas vraiment posé de question.
— Et ça va ? Tu t'en remets ?
— Non, je suis à l'agonie. Mais merci de demander. »
Sa position de détente absolue confirmait bien son état. Aux portes de la mort.
« Tu sais, je m'ennuyais, alors je me suis dit que je pourrais passer, commença Sharika après un bref silence. Pour te tenir compagnie. »
Oh, mais il ne fallait pas te donner cette peine.
« Quel gentleman, sourit Pierrot à la place.
— Je me disais aussi, acquiesça Sharika totalement premier degré, ce qui donna un rictus à Pierrot. Et chemin faisant, je pensais au fait qu'on est entrés dans le carême hier, et donc ça m'a fait penser à Pâques, et je me demandais : est-ce que tu fais des commandes spéciales sur le thème de Pâques ? »
La question était si impromptue que Pierrot dut patienter quelques secondes avant d'être sûr de l'avoir comprise. Et encore.
« Attends, quoi ? Est-ce que je fais quoi ?
— Des événements saisonniers, comme les chocolatiers, ou d'autres artisans. Sur le thème de Pâques, du coup. »
Il eût beau réfléchir, l'orfèvre ne vit pas comment créer des œuvres qui pourraient fit dans ce thème. Des œufs en métal, ce serait glauque, et des cloches... ce serait éventuellement possible, sauf que lui-même n'avait jamais eu les cloches dans ses entités distributrices de chocolat à Pâques. En plus, il savait pas faire de cloches.
Saviez-vous qu'une cloche est prévue pour produire une note bien précise ? Comme Pierrot n'avait pas pris la spécialisation cloche pendant ses études, il ne savait de fait pas comment faire pour attribuer une note à une cloche. En plus, il fallait faire des moules et tout... trop chiant.
« Hm, non, là comme ça je vois pas. À la limite les cloches, mais je ne sais pas en faire, dit-il à Sharika.
— Pas forcément les cloches, tu peux aussi faire Jésus en croix ! »
Baboum.
Le regard de Pierrot, impassible, se planta dans celui de Sharika. Qui avait un putain de sourire mignon, comme s'il ne venait pas de dire quelque chose que Pierrot n'aurait pour rien au monde voulu entendre.
« Tu sais, Pâques existe parce que Jésus est mort, le soir de la Pâque, lui expliqua Sharika sans savoir que Pierrot le savait TRÈS, TRÈS BIEN. Donc ce serait un bon truc saisonnier.
— Bof, se défila Pierrot en se félicitant de ne pas avoir les larmes aux yeux à la mention du drame, j'ai bouffé un peu trop de crucifix pendant mes études pour vouloir en faire quinze mille tous les ans.
— Tiens, d'ailleurs, est-ce qu'il arrive que des églises te demandent des chemins de croix ?
— Qu'est-ce que c'est que ça ? Demanda l'orfèvre, sourcils froncés.
— C'est les treize images dispersées dans une église qui montrent Jésus montant sa croix jusqu'au mont Golgotha pour y mourir. Il y a des stations où il tombe, d'autres où il-
— Non, on ne me demande pas ce genre de choses, rétorqua Pierrot, la voix rauque, parce que là c'était trop pour son petit cœur. Excuse-moi, je dois travailler. »
Il partit sans l'atelier. Comme Sharika n'avait pas l'air d'avoir compris, il le suivit.
« Sharika, s'il te plaît, va-t-en, demanda Pierrot de manière plus évidente en s'adossant à la grande table, les bras croisés, faisant voyager son regard un peu partout pour que ces larmes de merde retournent d'où elle venaient — et ça marchait, dans une certaine mesure.
— Tu ne veux pas que je t'aide ? Je peux t'aider à trouver des idées pour des plans saisonniers, comme ça tu pourras y réfléchir-
— Merci, mais je ne compte pas faire de plans saisonniers. Si tu pouvais-
— Tu es sûr ? Un de mes amis m'a dit que ça rapporte beaucoup sur la dur-
— SHARIKA, POUR L'AMOUR DU CIEL, BARRE-TOI ! »
Silence.
Stoppé dans son élan, Sharika observait Pierrot, et les larmes qu'il retenait au bord de ses paupières. Pierrot ne le savait pas, mais la douleur dans son regard était si perceptible que Sharika se perdit un instant dans la profondeur de ses iris, accentuée par le fait qu'il pleurait.
«...Bien. Au revoir, Pierrot. »
C'était une réponse trop calme pour l'esprit sens dessus-dessous de l'orfèvre. Comme Sharika ne bougeait pas assez vite, il attrapa d'un geste brusque le premier objet qui lui passa sous la main, et le lui lança à la tête, mais comme c'était le mauvais bras, le boulon n'atteignit pas sa cible, et le bras de Pierrot lui provoqua une douleur si aiguë qu'il siffla en tombant pratiquement au sol.
Sharika se précipita vers lui, mais Pierrot en avait ras-le-bol.
« DÉGAGE, TU VEUX QUE JE TE LE DISE EN QUELLE LANGUE ?! LAISSE-MOI SEUL ! »
Sharika hésitait encore à le laisser. Pierrot se précipita sur lui et le saisit au col.
« Si tu ne te barres pas, murmura-t-il au creux de son oreille, tu es un homme mort. »
Cette fois, le jeune homme sursauta vivement, et fit plusieurs pas en arrière, heurtant une étagère d'outils qui manquèrent lui tomber dessus.
« Depuis quand tu parles- Laisse tomber, je pars. À bientôt, Pierrot. »
La porte de la boutique claqua, et plusieurs minutes passèrent, pendant lesquelles l'orfèvre réalisa que cette pulsion, qui l'autre soir lui avait fait attaquer le serviteur de l'un des moches, avait de nouveau pris possession de son corps, et sur un ami de surcroît, ce qui craignait totalement.
Et en repensant à la réaction de Sharika, il se rendit compte après coup qu'il lui avait parlé en hébreu. Langue qu'une endive ne parle généralement pas, surtout quand elle n'a jamais quitté la France.
Il eut la brutale impression d'avoir mélangé ses vies. D'autant plus que vu comment Sharika avait reculé, il avait compris ce qu'avait dit Pierrot.
Sharika, c'est sans doute un nom arabe, non ? Il me semble qu'il est égyptien.
Une rapide recherche sur Google l'informa qu'en fait, la langue nationale de l'Égypte était l'arabe, sauf que l'arabe et l'hébreu partageaient un groupe de langues proches, si on pouvait le dire ainsi.
Donc je suis officiellement mort.
Mais il ne put s'empêcher de repenser à ce dont Sharika lui avait parlé, les chemins de croix. Alors comme son service touchait à sa fin, il ferma sa boutique, et partit vers l'église saint Cyprien, en quête de ce fameux truc à treize images.
Il les remarqua rapidement, et eut cette horrible impression de déjà-vu devant ces dessins. Jésus au sol, Jésus se faisant aider par Simon de Cyrène. Et lui ? Il ne l'avait pas aidé un seul instant.
Je suis une merde.
Le souvenir du visage de Sharika lui revint devant les yeux.
Putain.
Au bout du compte, il pleura en regardant la grande croix au fond de l'église. Comme d'habitude, maintenant.
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