΅ LXIII ΅
Ce jour-là, c'était le début de la fête de la Pâque, apparemment. Pierrot n'avait pas complètement tout suivi, mais tout le monde chantait et criait dans la rue pour voir Jésus, enfin, pas les moches mais eux on s'en fout, et les apôtres devaient jouer des coudes pour espérer le protéger un minimum — ou le garder à vue, puisque tout Jésus qui se respecte peut envoyer un malandrin en enfer en deux-deux.
Et parce qu'avec le temps les gens avaient appris à les reconnaître, un groupe de grecs s'approcha de Philippe pour lui demander à voir Jésus en privé. Philippe partit le dire à André, et ensemble ils allèrent amener les grecs à Jésus — parce que les apôtres ont l'habitude de tout faire à plusieurs. Parfois, ça évoquait à Pierrot les groupes de meufs qui s'accompagnaient pour aller aux toilettes, au collège.
Une fois devant lui, les grecs s'inclinèrent, et Jésus darda sur eux un regard que Pierrot eut du mal à déchiffrer. Comme souvent. Jésus parla ensuite aux grecs, et tout le monde l'entendit malgré le bruit de la foule. La magie du charisme.
« L'heure est venue où le Fils de l'homme doit être glorifié, déclara-t-il d'un air qui fit froid dans le dos de Pierrot, posté derrière l'un des grecs. Amen, amen, continua-t-il en parlant à tout le monde, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. Qui aime sa vie la perd ; qui s'en détache en ce monde la gardera pour la vie éternelle. Si quelqu'un veut me servir, qu'il me suive ; et là où moi je suis assis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu'un me sert, mon Père l'honorera."
Pierrot ayant un cerveau un peu ralenti, — peut-être à cause de la morphine de l'hôpital — il ne comprit pas tout, mais il saisit l'idée. Jésus continua, se donnant comme exemple — ce qui n'arrivait pas si souvent à la réflexion :
"Maintenant mon âme est bouleversée. Que vais-je dire ? 'Père, sauve-moi de cette heure' ? - Mais non ! C'est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci ! »
Il leva la tête et lança au ciel, les paumes de mains orientées vers le haut :
« Père, glorifie ton nom !"
Aussitôt, Pierrot sentit comme un raz-de-marée le traverser, à l'entente d'une voix dérangeante de puissance qu'il avait déjà trop entendue pour sa santé mentale, sortit de partout et nulle part en même temps :
— Je l'ai glorifié et je le glorifierai encore. »
C'est pas un peu cheaté, ce genre de communication ? Se demanda le jeune homme avant d'entendre les gens autour de lui spéculer sur la nature de ce truc.
"Était-ce le tonnerre ?"
Mais bien sûr... Le ciel est totalement dégagé.
« C'est un ange qui lui a parlé. »
C'est déjà plus plausible, mais...
Pierrot avait encore des souvenirs de ses premiers rêves, où il avait su qui était le détenteur de cette voix. Par instinct plus qu'autre chose. Peut-être qu'il se trompait ?
« Ce n'est pas pour moi qu'il y a eu cette voix, mais pour vous, leur indiqua Jésus. Maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors ; et moi, quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai à moi tous les hommes. »
Pierrot sentit ses sourcils se froncer. Comme depuis plusieurs nuits, Jésus parlait de sa... mort, en quelques sortes ? Mais c'était la première fois qu'il en parlait au présent. D'autant plus que tout allait bien, là.
"Pierre, je peux te parler une minute ?"
L'orfèvre tourna la tête, faisant face à André.
"Oui ?
— Un couple de jeunes parents nous demande d'aller les aider à reconstruire leur abri, qui a été détruit par la tempête d'il y a quelques jours. Tu viens ?"
Pierrot regarda derrière lui, où était encore Jésus, à parler à la foule, et se dit qu'il n'y avait pas de risque à le laisser quelques heures aux mains des autres. Quoi qu'en disent ses prédictions flippantes. De toute façon, ce n'était pas la première fois qu'il les disait, et il ne s'était encore rien passé.
"Ouais, j'en suis. Il y aura qui avec nous ?
— Je ne sais pas, je dois encore demander aux autres. Pour l'instant on est deux."
Le jeune homme acquiesça. Il leur arrivait régulièrement de faire ce genre de missions, où ils étaient en général cinq maximum, les autres restant avec Jésus pour... faire des trucs d'apôtres. Du type temple, discours et compagnie.
"Personne ne vient avec nous, revint André alors que le reste de la foule se mettait en mouvement pour suivre Jésus Pierrot ne savait où."
Restèrent donc sur place lui-même et André. Triste tableau. Même si en soi, Pierrot n'avait pas de mal à comprendre les autres membres de la team : aller travailler dans la fournaise qu'ils vivaient depuis plusieurs jours avait tout d'une punition.
"Alors on n'est plus que tous les deux, sourit le plus jeune — il n'avait aucune idée de leurs âges respectifs en réalité — à son frère. Ça faisait longtemps !
— C'est vrai, sourit son frère en commençant à marcher dans une direction. »
Pierrot le suivit naturellement comme un petit enfant ayant perdu sa mère. Seriez-vous étonné d'apprendre que même si ça fait une semaine qu'ils vivaient dans cette ville, il n'arrivait toujours pas à s'y repérer ? D'aucuns diraient risible, lui-même... était du même avis.
« Tu connais ce couple ? S'intéressa Pierrot alors qu'ils marchaient vers... quelque part.
— Oui, la femme est la sœur de la cousine par alliance de notre grand-oncle qui nous a rendu visite une fois, quand nous étions petits, tu te rappelles ? Et le mari est un parent éloigné de la belle-mère d'une vieille tante. »
De fou de fou, réfléchit Pierrot pour donner du sens à ce bourbier.
Quand il vit que sa tentative de reconstitution d'arbre généalogique ne menait pas très loin, il hocha bêtement la tête. Ce qu'il aurait dû faire dès le début, puisque maintenant, André le regardait comme s'il était attardé.
« Tu ne vois pas qui c'est, hein ? »
Hochement négatif de la tête un peu penaud. André soupira et lui tapota l'épaule.
« C'est pas grave, essaie juste de ne pas oublier leurs prénoms : elle s'appelle Cassandre. Et son mari, c'est Lourak. »
Troisième hochement de tête. Pierrot était briefé.
Leur rencontre avec le couple se passa sans encombres — ils les remercièrent quinze fois d'avoir fait le déplacement — et ils leur montrèrent l'abri effondré, aka un amas de pierres qui jadis avaient dû former un mur mais ne pourraient plus prétendre à servir cet usage, à moins d'avoir une solide dose de mortier. Denrée que les gens de cette époque n'avaient évidemment pas à disposition.
« Comment on est censés reconstruire ce mur ? Demanda Pierrot le plus honnêtement du monde à son frère une fois que le couple les eut laissés. Les pierres sont trop effritées... »
Il espérait sincèrement ne pas avoir oublié que Simon (aka lui-même) avait fait un CAP maçonnerie avant de rencontrer Jésus. Ça ne sembla pas être le cas, puisqu'André soupira à son tour.
« Il doit tout de même y avoir moyen de leur construire quelque chose de solide. Je crois avoir vu que leur jardin avait beaucoup d'argile... »
André partit vers le lopin de terre qu'on distinguait au fond de la cour, et revint bientôt en s'exclamant :
« C'est ça, ils ont de l'argile ! Je vais leur demander si on peut l'utiliser ! »
Alors moi je n'ai qu'une question : how THE FUCK as-tu vu qu'il y avait de l'argile là-bas ?
Oui, Pierrot était abasourdi.
Le couple donna son feu vert au duo pour utiliser l'argile comme d'un mortier, et Pierrot fut dès lors le porteur d'eau entre la fontaine sur la place d'à-côté et le futur mur, où André se débrouillait pour tout faire tenir. Inutile de demander à Pierrot comment son frère s'y prenait, encore aujourd'hui il n'a pas réussi à résoudre cette énigme.
Pierrot dut donc subir une cinquantaine d'allers-retours tout au long de l'après-midi avec ses cruches de cinq litres, puisque le couple n'avait que ça à leur proposer comme récipient, et finit inévitablement torse nu à transpirer comme une grosse vache, les épaules en feu et les cuisses sur le point de rendre l'âme. André l'eût rapidement rejoint, et ce serait mentir que de dire qu'il n'avait pas une once de style en construisant ce mur, puis son toît. En comparaison, Pierrot... était Pierrot. Mais on peut lui accorder un bonus de points pour sa participation.
Quand le soir vint, la chaleur des rues retomba et André posa la dernière pierre sur son édifice, un splendide abri sous lequel patienteraient des amphores, du bois et d'autres objets de maison, comme l'indiquaient les cadavres des anciens objets retrouvés sous les décombres. Les deux apôtres se rhabillèrent, allèrent saluer le couple, puis repartirent comme ils étaient venus.
À pied, donc.
Quand ils retrouvèrent Jésus et les autres, les rues étaient en fête à cause de la Pâque — énième tradition de ce pays dont Pierrot n'avait que le nom —, et la question se posait de savoir où ils allaient manger, puis qu'apparemment, le repas était tout le principe de la fête.
À savoir que pour Pierrot, tout repas a toujours été une fête. Enfin, avant qu'il n'adopte un skin d'allumette qui réduisit considérablement son appétit et son amour de la bouffe.
Mais là n'est pas le sujet.
Le fait était que pour pouvoir manger à treize, il fallait avoir un lieu où manger, et ce soir-là, aucune auberge ni maison de disciple ne pourrait accueillir une telle équipée. Jésus se tourna donc vers Pierrot et Jean, les habituels chercheurs de... tout.
« Allez faire les préparatifs pour que nous mangions la Pâque."
Pierrot croisa le regard de Jean, qui lui non plus n'avait pas l'air d'avoir beaucoup d'idées.
"Où veux-tu que nous fassions les préparatifs ? Demanda donc l'orfèvre à Jésus.
— Voici : quand vous entrerez en ville, un homme portant une cruche d'eau viendra à votre rencontre ; suivez-le dans la maison où il pénétrera. Vous direz au propriétaire de la maison : 'Le Maître te fait dire : Où est la salle où je pourrai manger la Pâque avec mes disciples ?' Cet homme vous indiquera, à l'étage, une grande pièce aménagée. Faites-y les préparatifs. »
Ok ok. Jésus le Waze est dans la place.
Jean et Pierrot partirent donc, sans douter qu'il trouveraient ce mec ; Jésus avait toujours raison, de toute façon. Et ça se passa exactement comme il l'avait dit.
Le mec à la cruche était adorable, d'ailleurs. Même si Pierrot n'avait pas eu le temps de lui demander son prénom qu'il était reparti porter de l'eau à son maître.
Du coup, ils avaient une salle, avec Jean, munie de tables et de chaises, sobrement décorée. Au fond, de grandes fenêtres donnaient une jolie vue sur la ville.
"Alors, je pense qu'il faudrait qu'on aille chercher à manger pour la Pâque, s'exprima Jean le premier une fois qu'ils furent arrivés là-haut. On aura besoin de vin, de pain, de légumes, de..."
S'ensuivit une longue liste, que Pierrot décréta ne pas vouloir retenir.
"Tu peux y aller ? Je vais demander au rez-de-chaussée si on peut utiliser les cuisines... "
Jean sourit doucement. Il fallait dire que Pierrot avait depuis un moment acquis une certaine réputation dans le groupe, à propos d'un caractère serviable, mais vite débordé.
Ce que vous aurez maintes fois remarqué également.
"Bien, alors on fait comme ça, acquiesça Jean en se tournant vers la porte. Je pense que les autres arriveront dans une heure environ, il faudra que tout soit prêt."
Pierrot se força à ne pas paniquer devant l'info.
Une heure. Ah. Oh. Ouh là là une heure. C'est qu'on a l'occasion de faire plein de choses en une heure, dis donc ! Que de temps que de temps !
Il se dépêcha quand même de partir aux cuisines, Jean sur ses talons, où ils croisèrent une dame aux fourneaux.
"Bonjour ? Sourit Pierrot pauvrement. Pensez-vous que nous puissions utiliser vos cuisines pour notre propre repas, madame ?
— Oh, mais c'est prévu que je cuisine pour vous, leur retorqua la dame sans les regarder.
— Ah ? Jésus vous a..."
La dame se retourna, les poings sur les hanches.
"Et si vous m'aidiez ? Ce repas de la Pâque ne va pas se préparer tout seul ! "
Pierrot et Jean échangèrent un regard de connivence. Encore un petit tour de magie du ciel, hein ? Ils commençaient à être habitués.
L'heure passa rapidement, et Pierrot apprit quelques rudiments de cuisine qui le convainquirent que vraiment, ses rêves étaient chelous de fou. Genre. Jamais il ne cuisinait dans sa vie réelle, pour info.
Et à la fin, alors que Jésus et le reste de la team passaient la porte, à eux trois ils avaient préparé un festin de malade. La dame appela un ami à elle pour porter toute la bouffe là-haut, et tout le monde s'installa pour déguster le festin, sauf qu'au dernier moment...
Jésus se releva et commença à se désaper.
Oui, pour de vrai. Pierrot dut attendre de voir le torse de Jésus nu avant que son cerveau n'intègre l'information et se demande ce qu'il était en train de se putain de passer.
Jésus, son vêtement habituel dégagé pour ne le laisser qu'en slip bizarre, prit une bassine qui traînait là, sans doute remplie par la dame pour qu'ils se lavent les mains, prit aussi un torchon propre posé sur la table, et le rangea dans sa ceinture, qu'il avait remise par-dessus son slip bizarre.
D'accord. C'est un look. Juste, pourquoi ?
Jesus s'approcha de Jean, à côté de Pierrot, et lui lava les pieds, vision qui dérangea passablement beaucoup Pierrot. On peut assimiler le sentiment à un bug mental.
Puisque si Jésus était censé être le sauveur du monde, le Fils de l'homme, tout ce bazar, alors pourquoi est-ce qu'il imitait les serviteurs qu'ils voyaient avec les moches et les riches ? Parce que clairement, c'était un job de serviteur que de laver les pieds des invités.
Jésus eut le temps de faire le tour de la table que Pierrot n'avait toujours pas compris pourquoi Jésus faisait ça, et il eut franchement du mal à ne pas retirer son pied de ses mains quand il fut arrivé devant lui.
« C'est toi, Seigneur, qui me laves les pieds ? Ne réussit-il qu'à dire, la voix cassée.
— Ce que je veux faire, tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras."
Ça ne justifie pas que tu te tiennes comme ça ! S'emporta l'orfèvre.
"Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais !
— Si je ne te lave pas, tu n'auras pas de part avec moi."
Sans cette histoire de pieds, c'était d'un coup un peu plus clair. Cette petite cérémonie avait un sous-entendu, de type... sous-entendu.
C'est vague ? Ne vous attendez pas à ce que le copain Pierrot comprenne tout. Vous savez de qui on parle.
« Alors, Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! S'exclama l'orfèvre, qui si c'était pour être plus pur aux yeux de Jésus, voulait bien l'être en entier au lieu de n'avoir que les pieds propres.
— Quand on vient de prendre un bain, on n'a pas besoin de se laver, sinon les pieds : on est pur tout entier, répondit Jésus doucement. Vous mêmes, vous êtes purs, adressa-t-il à tout le monde avant de marmonner : mais non pas tous."
Ça avait été si ténu que probablement seul Pierrot l'avait entendu, et Jean, puisqu'ils étaient assis côte à côte. Inutile de dire que Pierrot chercha qui était le vilain petit canard, sans pourtant comprendre pourquoi Jésus écartait l'un des leurs.
Ensuite, Jésus se releva, se rhabilla, et vint se rasseoir à table.
« Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? Demanda-t-il aux apôtres, qui pour beaucoup étaient encore en train d'essayer de comprendre le délire du propre tout entier. Vous m'appelez 'Maître' et 'Seigneur', et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres."
Pierrot fronça le nez.
"C'est un exemple que je vous ai donné pour que vous fassiez, vous aussi, comme j'ai fait pour vous, continua Jésus, imperturbable."
Jusqu'à ce qu'il remarque des regards hautains parmi la troupe.
« Amen, amen, je vous le dis : un serviteur n'est pas plus grand que son Maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l'envoie. Sachant cela, heureux êtes-vous, si vous le faites. »
Alors ils se préparèrent à manger, enfin, mais Jésus était bavard ce soir.
« J'ai désiré d'un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ! Car je vous le déclare : jamais plus je ne la mangerai jusqu'à ce qu'elle soit pleinement accomplie dans le royaume de Dieu. »
Encore. Pourquoi il ne parle que de souffrances comme ça ? Il est fils de Dieu, il doit bien être immortel !
Jésus prit une coupe qu'il y avait devant lui — une belle coupe que Pierrot avait fait exprès de mettre là — avant de la bénir et de la passer à son voisin de droite, André.
« Prenez ceci et partagez entre vous. Car je vous le déclare : désormais, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'à ce que le royaume de Dieu soit venu."
Vous savez que Pierrot essaya de comprendre les tenants et aboutissants de cette déclaration. Et vous savez qu'il n'y arriva pas.
Parce que c'est Pierrot.
C'est pour ça qu'il ne comprit pas non plus quand Jésus prit du pain, le bénit avec une prière, le découpa en morceaux, et le donna à André pour qu'il fasse passer aux douze.
« Ceci est mon corps, donné pour vous. Faites cela en mémoire de moi. »
Quand le repas fut fini, rebelote avec la coupe : bénédiction, et fais-passer.
« Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang répandu pour vous. »
Et après que Jean, assis à sa gauche, ait bu le vin, ou ce qu'il en restait, présent dans la coupe, Jésus eut instantanément l'air beaucoup moins apaisé que d'ordinaire. Il s'humecta les lèvres avant de dire quelque chose, sans savoir — si, probablement — que Pierrot le regardait attentivement.
« Amen, amen, je vous le dis : l'un de vous me livrera. »
Un silence gênant s'ensuivit. Durant lequel les apôtres se dévisagèrent longuement, en mode l'un d'eux allait se lever et dire "C'est moi !", ce qui n'arriva évidemment pas. C'eût été trop facile.
Alors à la place, les apôtres choisirent de se foutre sur la gueule pour trouver qui c'était. La chasse au vilain petit canard, quoi.
Pour une fois, Pierrot a compris une allusion faite par Jésus. Applaudissons-le.
👏.
D'ailleurs, lui-même n'était pas en train de crier sur les autres avec les autres. Il était sous le choc, à vrai dire. Parce que depuis le début de leurs aventures, il était plutôt clair qu'il y avait deux camps : les pour Jésus, et les jamais de la vie. Parmi lesquels les moches. Et si Pierrot se souvenait bien, ils étaient pas mal copains avec les romains, qui eux pouvaient être cruels comme pas permis.
En conclusion, si Jésus se faisait livrer par l'un des apôtres, il se ferait choper par les romains, et tabasser. D'où les souffrances, probablement.
Il se pencha vers Jean, à sa droite, qui ne disait rien non plus, et lui souffla :
"Demande-lui qui ce sera."
Jean, les yeux soucieux, acquiesça avant de se pencher sur le torse de Jésus, la voix très basse.
« Seigneur, qui est-ce ?
— C'est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper dans le plat, lui répondit Jésus sur le même ton. »
Et Jésus tendit le bout de pain à Judas. Immédiatement, celui-ci reprit son air provocateur que Pierrot trouvait insupportable.
« Ce que tu fais, fais-le vite, lui adressa Jésus. »
Comme si c'était une sorte de code, Judas se leva et prit la porte. Personne n'y fit vraiment attention, occupés comme ils étaient, et Pierrot, qui avait entendu l'échange mais n'avait pas trop fait le lien entre les deux actions, songea d'abord qu'il était parti faire une course — le plus probable, étant donné que c'était leur trésorier —, mais en même temps il faisait nuit noire dehors. Et comme c'était un repas spécial, il y avait peu de chances qu'il y ait quoi que ce soit d'ouvert.
Cette réflexion faite, il décrocha de la conversation un petit moment, avant de se raccrocher aux wagons vers la fin.
« À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l'amour les uns pour les autres. »
Oh, okay, acquiesça Pierrot avec les autres avant de rendre compte qu'ils se levaient.
Donc il avait vraiment loupé toute la conversation. Super.
Mais comme il ne tenait pas à ce que les autres se rendent compte de son absence mentale momentanée, il les suivit d'un pas assuré, et ne fut qu'à moitié surpris de voir qu'ils allaient au Mont des Oliviers. À la fois il le faisaient tous les soirs, et en même temps ce soir-là était spécial, alors pourquoi y aller encore ? Mais de toute façon c'était pas lui le chef, alors il se contenta de suivre le troupeau.
Jusqu'à ce qu'il se rende compte que Jésus avait poppé à côté de lui. D'ailleurs, celui-ci l'appela doucement :
« Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous passer au crible comme le blé. Mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères. »
Pierrot n'aimait pas être défaitiste, mais ça sonnait comme une déclaration d'adieu. Un pressentiment désagréable lui parcourut les os. D'autant que Jésus était toujours nerveux.
« Seigneur, où vas-tu ? »
S'il s'était trompé, Jesus aurait démenti, mais il eut plutôt l'air gêné.
Merde.
« Là où je vais, tu ne peux pas me suivre maintenant ; tu me suivras plus tard.
— Seigneur, pourquoi ne puis-je pas te suivre à présent ? Je donnerai ma vie pour toi !
— Tu donneras ta vie pour moi ? Amen, amen, je te le dis : le coq ne chantera pas avant que tu m'aies renié trois fois. »
Surpris par la prédiction, Pierrot se demanda... tout et rien à la fois.
Vivement que cette nuit se termine, je ne comprends plus rien... Putain de morphine de merde.
Ils marchèrent jusqu'au Mont, aussi appelé Gethsémani. Demandez au poto Google pour la traduction, le sieur Pierrot est fatigué.
D'habitude ils allaient s'asseoir sous les arbres pour parler ou pour prier ensemble, mais ce soir Jésus avait d'autres plans, apparemment. Ce qui embêtait bien Pierrot, qui n'aurait pas dit non à un petit somme qui l'aurait ramené dans son monde à lui. Son mauvais pressentiment commençait sérieusement à lui tordre le bide.
« Asseyez-vous ici, pendant que je vais là-bas pour prier, dit-il à tous, sauf Pierrot, Jacques et Jean, qu'il emmena avec lui un peu plus profondément dans les fourrés. »
Ils ne marchèrent pas plus de quelques minutes, mais Pierrot ne put que remarquer à quel point les épaules de Jésus étaient voûtées, ce qui non seulement était contraire à son patrimoine biologique — Joseph à jamais dans nos cœurs —, mais aussi à sa manière d'être en général, assuré, calme.
Quand il s'arrêtèrent et que Jésus se retourna vers eux, Pierrot s'attendit au pire.
« Mon âme est triste à en mourir. Restez ici et veillez avec moi. »
Puis il alla un peu plus loin, où on percevait vaguement une sorte de gros menhir couché à la manière d'une table, au milieu d'une petite clairière.
Le ciel est beau ce soir, remarqua Pierrot en levant le nez, goûtant le silence environnant.
« Pierre, tu veux venir t'asseoir ? Lui proposa Jacques au bout de quelques instants, pendant lesquels le jeune homme était resté les bras ballants à sa place.
— Hm, non merci, j'aurais peur de m'assoupir, déclina-t-il poliment. Je vais rester debout.
— N'hésite pas, on a de la place !
— Non merci. »
Mais il était vrai que Pierrot avait mal aux pieds et ne tenait plus trop debout ; il choisit de faire un compromis, et s'adossa a un arbre, bien en face de là où Jésus était en train de prier, immobile, comme d'habitude quand il priait.
RAS.
Ce constat fait, Pierrot tomba dans une légère somnolence, sans doute due à ce que l'hôpital lui injectait dans le sang cette nuit-là, qui le conduisit inévitablement à dormir. Il fallait dire que ces derniers jours — réels — avaient été éprouvants psychologiquement pour lui.
Quand il rouvrit les yeux, sans avoir eu conscience de les fermer, Jésus était en face de lui, et ne souriait pas. Arrêt cardiaque instantané.
« Ainsi, vous n'avez pas eu la force de veiller seulement une heure avec moi ? Veillez et prier, pour ne pas entrer en tentation ; l'esprit est ardent, mais la chair est faible. »
J'ai pas compris la fin, bégaya Pierrot mentalement avant de se détacher de l'arbre pour se dégourdir un peu les jambes, tandis que Jésus repartait voir son menhir.
Mais Jésus avait raison sur un point : Pierrot n'aurait pas dû s'endormir. Le fait était qu'habituellement, c'était même plutôt lui le meilleur veilleur de la bande.
Par contre, il ne se sentait pas de rester debout, encore une fois. Alors il s'adossa à l'arbre, mais d'une manière si dégueulasse que jamais il ne pourrait se rendormir comme ça. Enfin, c'est ce qu'il crut sur le moment, parce que quand il cligna des yeux, les pieds de Jésus étaient de nouveau devant lui.
Zut alors.
Cette fois, Jésus ne dit rien, puis retourna à nouveau vers le menhir couché. Pierrot s'en voulut à mort, mais en même temps, il ne saisit pas quelle magie le faisait s'endormir comme ça. Il n'était même pas fatigué deux secondes avant, merde !
Et en un nouveau clignement d'yeux il était assis au sol, tiré de son sommeil par Jésus, qui levait Jacques et Jean, ayant l'air plus calme que lorsqu'il les avait quittés.
« Désormais, vous pouvez dormir et vous reposer. Voici qu'elle est proche, l'heure où le Fils de l'homme est livré aux mains des pêcheurs. Levez-vous ! Allons ! Voici qu'il est proche, celui qui me livre. »
Attends, tu vas trop vite. Judas quoi ?
L'esprit encore brumeux, Pierrot suivit Jésus, qui retournait voir les huit autres restés proches de leur endroit habituel. Lui revenaient en tête les annonces de Jésus pour les fameuses souffrances, depuis des semaines, les moches, le début de la soirée avec les bénédictions de bouffe pendant le repas, l'annonce de la potentielle traîtrise de Judas, mais tout était tellement déconstruit qu'il ne savait pas quoi en penser.
Du bruit lui fit relever la tête. Ils étaient arrivés devant les autres apôtres, eux aussi tirés de leur sommeil, mais tous regardaient quelque chose... situé derrière lui. Il se retourna lentement. En contrebas, des dizaines de gens, armés comme s'ils étaient partis à la chasse à l'ogre, avec des fourches, et des torches qui projetaient des images lugubres dans les feuilles des arbres.
Les souvenirs de Pierrot s'emmêlaient sans réussir à formuler de pensée cohérente, une immense peur lui remontant depuis le fond du ventre à la vue de tous ces gens et de Jésus, à côté de lui. Il avait peur. Mais il n'arrivait pas à savoir de quoi.
Judas traversa la foule, arrivant vers eux. Il s'arrêta face à Jésus, avec son sourire agaçant à souhait et sa dégaine de monsieur-je-sais-tout, ses mains croisées dans son dos, et son regard si abject que Pierrot aurait aimé lui cracher dessus.
« Salut, Rabbi ! Dit-il à Jésus en se penchant pour lui embrasser la joue, un geste de salutation qui pourtant mit tout le monde en alerte derrière Judas. »
Mais le pire pour Pierrot était que Jésus, qui vingt minutes plus tôt à peine était stressé comme pas permis, était dans un calme olympien. Comme s'il savait. Et qu'il acceptait.
Un bruit blanc occulta les oreilles de l'orfèvre. Il avait le sentiment de tout savoir et de pourtant ne rien connaître. Pourquoi était-il le seul à planter comme ça ?
N'était-ce pas ce qu'il avait dit ? Il est arrêté, trahi par Judas. Il va être emmené, et va souf-
« Mon ami, ce que tu es venu faire, fais-le ! »
Aussitôt, les gardes qui patientaient derrière Judas s'approchèrent de Jésus pour le tirer avec eux, et c'est à cet instant que Pierrot les vit. Les moches. Toujours trop bien habillés, toujours derrière la foule, et toujours en train de se moquer.
À leur vue, une haine profonde se mit à couler dans ses veines. Il aperçut, à roder autour des gardes, un mec qui habituellement escortait l'un des moches qui attendaient là-bas. Un genre de serviteur.
Pierrot ne pensa pas. Sa main alla à sa ceinture, saisit la dague qu'il y cachait, et elle se dirigea d'elle-même droit vers le visage du mec, avec une vitesse qu'il ne se serait pas imaginé pouvoir avoir. Le mec le vit arriver, bien sûr, mais Pierrot fut plus rapide ; à défaut de pouvoir lui crever les yeux et lui arracher la langue, il lui trancha l'oreille. Un flot de sang lui coula immédiatement sur les doigts, chaud et poisseux, avec comme une sensation de brûlure à cause de l'air froid de la nuit.
Il ressentit une telle satisfaction à entendre le mec hurler que ce n'est que lorsque Jésus lui attrapa le bras et croisa son regard qu'il réalisa ce qu'il venait de faire. Son corps tremblait.
« Remets ton épée au fourreau. La coupe que m'a donnée le Père, vais-je refuser de la boire ? »
La stupeur figea Pierrot. Une fois encore, il avait compris. Jésus acceptait son sort.
D'ailleurs, il se pencha pour ramasser l'oreille, et la recolla sur la tête du serviteur, qui arrêta de crier, tremblant. Puis il se tourna vers la foule qui les regardait toujours. Pierrot n'arrivait pas à interpréter leurs regards.
« Suis-je donc un bandit pour que vous soyez venus avec des épées et des bâtons ? Chaque jour, j'étais avec vous dans le Temple, et vous n'avez pas porté la main sur moi. »
Il continuait, mais les oreilles de Pierrot se bouchèrent, car il avait réalisé que les souffrances allaient arriver très, très vite. Les gardes emmenèrent Jésus plus loin, les apôtres se dispersèrent, la foule repartit dans l'autre sens en huant Jésus, et lui ? Qu'est-ce qu'il était censé faire ?
Les étoiles sont belles ce soir.
Il regarda à nouveau la foule qui partait. Les apôtres étaient partis.
...Tant pis, je les suis.
Mais d'abord, il prit la précaution de s'essuyer les doigts sur la pelouse, qui se couvrait doucement de rosée. Il utilisa d'ailleurs cette eau fraîche pour s'humidifier un peu le visage, et en enlever la poussière. Il avait ainsi le sentiment de mieux réfléchir.
Puis il piqua un sprint pour rattraper la foule, et s'y mêla assez pour entendre, lorsqu'ils s'arrêtèrent dans une cour surmontée d'un palais, qu'ils étaient chez le Grand Prêtre. Inconnu au bataillon, celui-là, mais Pierrot se figura que c'était le chef moche, si les moches eux-mêmes étaient censés être des prêtres.
Autour d'eux le jour était loin, il devait être quatre heures du matin. La nuit était humide et froide, alors Pierrot choisit de s'approcher d'un groupe de personnes réunies autour d'un feu pour essayer de se réchauffer un peu. Le tout était d'essayer de ne pas se faire remarquer, car autant il n'avait aucun souci pour souffrir avec Jésus, autant il espérait quand même le tirer de cette merde.
Mais alors qu'il tendait les mains plus près du feu pour les réchauffer davantage, une femme attarda son regard sur lui. Longtemps. Avec BEAUCOUP d'insistance. Puis, convaincue peut-être, elle lança à la cantonade :
« Celui-là aussi était avec lui. »
Non mais t'es une malade toi !
Tous les regards étant maintenant sur lui, Pierrot se força à conserver un ton neutre.
« Non, je ne le connais pas. »
Alors les gens arrêtèrent de le regarder, et il put retourner dans sa tête. Il essayait d'élaborer un plan pour sortir Jésus de là, à vrai dire. Pas question qu'il lui serve de boulet en le rejoignant en prison !
Mais peu de temps après, rebelote. Un mec, cette fois.
« Toi aussi, tu es l'un d'entre eux. »
Les regards qui se posèrent sur lui n'étaient plus inquisiteurs ; ils avaient l'air complètement fous. Pierrot ne réfléchit pas :
« Non, je ne le suis pas. »
Puis une heure passa. C'est long, une heure. Surtout quand on ne trouve pas de plan. Pierrot commençait à désespérer. Le ciel devenait progressivement plus clair, et les gens arrivaient davantage dans la cour. On parlait de centaines de personnes.
Pierrot n'en pouvait plus de ne rien faire, alors il changea de spot ; il y avait un autre feu plus loin, plus proche des fenêtres du palais, aussi. Il s'y posta, et tendit l'oreille, ayant ainsi un bon aperçu de ce qui se passait à l'interieur. Des gens portaient des témoignages contre Jésus, mais ce n'était pas bien ficelé ; ils se contredisaient les uns les autres, et ce sur plusieurs thèmes. Le temple détruit et reconstruit, ce genre de choses.
Au bout d'un moment, il sembla que l'un d'eux, avec une grosse voix, en ait eu marre, et se lève visiblement, puisqu'un grand silence régna dès lors dans la pièce.
« Tu ne réponds rien ? Que dis-tu des témoignages qu'ils portent contre toi ? »
Ah, j'avais même pas capté que Jésus était là, réalisa Pierrot en tendant l'oreille davantage, ne faisant même plus genre qu'il n'écoutait pas devant les gens qui l'entouraient.
Il sembla que Jésus ne dit rien, parce que le gars reprit, sans doute le Grand Prêtre :
« Es-tu le Christ, le Fils du Dieu béni ?
— Je le suis, entendit-on la voix de Jésus, visiblement fatiguée mais toujours fidèle à elle-même. Et vous verrez ''le Fils de l'homme siéger à la droite du Tout-Puissant, et venir parmi les nuées du ciel.'' »
Je suis quasiment sûr que celui qui a dit ça s'appelait Daniel. Intuition magique au mur.
Cette citation de Daniel eut le don de mettre en rage le Grand Prêtre, qui au son qu'on entendit avait manifestement déchiré ses fringues :
« Pourquoi nous faut-il encore des témoins ? Vous avez entendu le blasphème. Qu'en pensez-vous ?
— IL MÉRITE LA MORT ! Entendit Pierrot de tous côtés comme s'il s'était trouvé dans la pièce même. »
Au même instant, un gars le prit par l'épaule et le retourna, la brusquerie de son geste n'arrivant pourtant pas à sortir Pierrot de son état de choc.
« C'est tout à fait sûr ! Celui-là était avec lui, et d'ailleurs il est galiléen, hurla le gars à la ronde en le montrant à tous ceux qui étaient là. »
« IL MÉRITE LA MORT ! »
Les regards qu'il y avait sur lui le mirent horriblement mal à l'aise, et ces mots qui tournaient dans son crâne à le fracturer n'arrangeaient pas son état. Il avait besoin d'air. Mais le gars le tenait et le secouait comme un prunier, et Jésus allait mourir, et même si Pierrot comprenait l'argument du gars — car même s'il parlait cette langue, il la parlait comme Simon, qui venait de Galilée, ce qui lui donnait un accent du point de vue des habitants de Jérusalem —, il était incapable d'acquiescer.
Jésus va mourir. Ils vont tuer-
Et les regards que ces gens dardaient sur lui n'avaient rien d'humains. Ils allaient le tuer lui aussi.
« Je ne sais pas ce que tu veux dire, cracha-t-il en se dégageant vivement. »
Mais à peine eut-il fini sa phrase qu'on entendit le chant du coq.
"Tu donneras ta vie pour moi ? Amen, amen, je te le dis : le coq ne chantera pas avant que tu m'aies renié trois fois. »
Pierrot devint tout blanc. Sa tête se tourna toute seule vers quelque part, comme si elle savait que Jésus serait là, et leurs regards se croisèrent, mais la honte qui s'abattit sur les épaules de Pierrot fut si terrassante qu'il préféra fuir, sortant hors de cette cour étouffante pour chialer.
Quel con ! Quel putain de con ! Comment je peux dire que je donnerais ma vie pour lui si je suis pas capable de l'assumer au pire moment de sa vie ?
Le jour était en train de se lever quand la foule ressortit de la cour, avec à sa tête Jésus et une troupe de gardes qui le traînaient. Mais Pierrot devina immédiatement qu'ils l'avaient frappé, car son visage et le peu qu'on voyait de son corps sous ses vêtements étaient couverts de bleus.
La seule préoccupation à partir de cet instant pour Pierrot fut d'essayer de remonter le cortège pour s'excuser, mais la foule était trop dense, trop nombreuse, et il stagnait misérablement, six mètres derrière son maître. Ce fut ainsi qu'ils arrivèrent chers Pilate, ce qu'il entendit au-dessus des hurlements de la foule, chez qui l'accusation se fit en public. Pierrot s'obligea à ne pas regarder où était le moche qui parlait, pour être sûr de ne pas être pris de l'envie fulgurante de le buter.
« Nous avons trouvé cet homme en train de semer le trouble dans notre nation : il empêche de payer l'impot à l'empereur, et il dit qu'il est le Christ, le Roi. »
Troubler de rien du tout, râla Pierrot.
Pilate et Jésus échangèrent quelques mots, et l'orfèvre se dit que des deux, Jésus était de loin le plus classe. Même s'il avait le visage tuméfié et les mains attachées.
« Je ne trouve chez cet homme aucun motif de condamnation, répondit Pilate au moche après quelques échanges.
— Il soulève le peuple en enseignant dans toute la Judée ; après avoir commencé en Galilée, il est venu jusqu'ici, insista le moche, comme si augmenter la zone de dégâts — #gangrène — allait alarmer un type extérieur au débat, puisqu'il était manifestement politique. »
Ce fut à ce moment que Pilate annonça haut et fort que si Jésus était galiléen, lui-même n'avait pas l'autorité nécessaire pour le juger, et qu'il fallait l'amener à Hérode, qui QUELLE SURPRISE était de passage à Jérusalem pour quelques jours.
Alors la foule et Jésus, flanqué de sa troupe de gardes, retraversèrent Jérusalem pour aller chez Hérode. Tout le long du trajet, Pierrot ne parvint pas plus à s'approcher du haut du troupeau, se faisant pousser dans tous les sens par une foule qui se faisait de plus en plus nombreuse à mesure que le soleil se levait. Et il se dit que si lui-même était poussé comme ça, alors Jésus ne devait pas être bien mieux, malmené par les chiens de gardes qu'on lui avait attribué.
Au-delà de la proximité avec le monde et de l'odeur qui montait dans les rues, Pierrot sut qu'il ne supporterait pas longtemps tout le chaos qui régnait autour de lui. Tout ce bruit, ces moqueries envers Jésus qu'il entendait partout, c'était putain de fatiguant. Et il était déjà bien trop fatigué.
Le souvenir de la décision du grand prêtre, surtout, lui restait coincée dans le crâne.
« IL MÉRITE LA MORT ! »
Je ne veux pas qu'il meure, renifla Pierrot alors que ses yeux se voilaient de larmes.
Il se retint cependant de craquer eu milieu de cette foule, et reprit contenance peu avant qu'ils n'arrivent chez Hérode. Celui-ci leur fit l'honneur de les accueillir sur son perron, un immense sourire sur le visage. Pierrot devina dans l'instant que c'était un fan. Mais il emmena Jésus à l'intérieur, les gardes allèrent avec eux, et au final la foule fut laissée dehors.
Non ! ATTENDEZ !
Calme. Calme-toi.
Pierrot se força à respirer. Toute cette agitation commençait sérieusement à lui tourner à la tête, et il ne pouvait plus retenir ses larmes à l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais Jésus, parce qu'ils allaient peut-être l'exécuter là, pourquoi pas ? Et sa culpabilité de l'avoir renié trois fois ne supporterait PAS qu'il meure avant d'avoir entendu ses excuses.
Je peux faire quelque chose. Je ne suis pas comme eux.
Le jeune homme prit plusieurs grandes inspirations, imaginant sa conscience passer à travers ces murs pour se trouver dans un couloir. Ou une petite pièce sombre. C'est après avoir répété l'opération plusieurs fois qu'il entendit enfin les cris de la foule s'estomper, et ses pieds trouver leur place autre part que sur un sol caillouteux au mélange de sable/poussière douteux.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, il repéra qu'il était dans une sorte de cagibi, et que de l'autre côté d'un long couloir, Hérode et les moches étaient là, à interroger Jésus, lui crier dessus et l'accuser, encore. Et Jésus se taisait, comme il l'avait déjà fait chez le grand prêtre.
Voyant qu'ils n'arriveraient à rien, Hérode fit emmener Jésus par des gardes, passant par le riche couloir pour descendre un escalier tortueux un peu plus loin, qui avait l'air de mener à une sorte de cave. Évidemment, après avoir vérifié que personne d'autre ne comptait emprunter le couloir, Pierrot les suivit.
Dans l'escalier, il entendait les gardes se moquer de Jésus, et des bruits de coups. Son ventre se serra en sentant l'odeur musquée qui montait du sous-sol, et le point de vue qu'il eut quand il fut arrivé à mi-parcours lui retourna littéralement l'estomac. Mais pour son petit cœur, il ne va pas vous évoquer tout ce qu'ils faisaient à Jésus. Hormis que ça impliquait des coups de fouets si violents que Pierrot se demanda quand l'humanité de ces gens avait été perdue.
Quelle bande de barbares...
Est-ce qu'il occultait de son esprit le fait qu'il avait découpé l'oreille d'un mec dix heures plus tôt ? Ouais. Mais c'était pour la bonne cause. En quelques sortes. Enfin, les terroristes ont le même argument.
Mais bientôt les gardes eurent l'ordre de faire sortir Jésus pour qu'il soit remmené à Pilate, alors Pierrot quitta la cage d'escaliers pour ressortir par une porte de service et se mêler à la foule. Encore une fois, Jésus était traîné à l'avant, et Pierrot ne parvenait pas à remonter pour s'excuser / le sauver héroïquement. Il ne put que se laisser dériver au milieu de la foule, et enjoy son nouveau trajet jusqu'au palais de Pilate.
Notez l'ironie.
Et surtout, il évitait de penser aux autres apôtres. Et au corps de Jésus, mutilé et battu jusque dans la rue par la foule. En fait, il essayait juste de ne penser à rien. Ce qui évidemment était plus facile à dire qu'à faire, car les blessures de son ami lui restaient placardées derrière les paupières.
Quand ils furent de retour chez Pilate, la foule envahit la cour, et Jésus fut remonté sur l'estrade avec Pilate. Un beau PNJ, celui-là. Qui n'était pas ravi de voir ''l'accusé'' revenir.
« Vous m'avez amené cet homme en l'accusant d'introduire la subversion dans le peuple, lança-t-il par-dessus le vacarme de la foule, qui se calma rapidement. Or, j'ai moi-même instruit l'affaire devant vous et, parmi les faits dont vous l'accusez, je n'ai trouvé chez cet homme aucun motif de condamnation. D'ailleurs, Hérode non plus, puisqu'il nous l'a renvoyé. En somme, cet homme n'a rien fait qui mérite la mort. Je vais donc le relâcher après lui avoir fait donner une correction. »
OH PUTAIN OUI MERCI T'ES PAS UN PNJ T'ES UN PUTAIN DE BOSS-
« Mort à cet homme ! Relâche-nous Barabbas, hurlait plutôt la foule autour de lui."
Et Pierrot fit une drôle de tête. Parce que Barabbas était un émeutier et un meurtrier, emprisonné depuis plusieurs mois — ce qui avait alors fait beaucoup de bruit.
"Pourquoi ils parlent de Barabbas ? Demanda-t-il à l'un de ses voisins.
— C'est la tradition de relâcher un prisonnier lors de la Pâque, lui répondit aimablement le monsieur, que Pierrot aurait bien vu porter un monocle et un haut-de-forme, dans une autre époque.
— N'est-ce pas dangereux ?"
L'homme haussa les épaules, se reconcentrant sur l'estrade. Pierrot espéra que Pilate ne relâcherait pas Barabbas pour prendre Jésus à la place. Ce serait le monde à l'envers.
Et Pilate essaya de rendre la raison à la foule ! Car Pierrot le voyait et le sentait, il voulait négocier, sauf que la foule hurlait, et progressivement monta une clameur qui donna des sueurs froides à l'orfèvre.
« Crucifie-le ! Crucifie-le ! »
Vous savez ce que Pierrot entendit ? Crucifix. Aka l'objet qu'il avait le plus restauré dans son existence.
Et ce fut à ce moment-là qu'il saisit quel genre de mort aurait Jésus. Parce que tout le monde le sait, Jésus est mort sur une croix. Mais lui-même n'y avait jamais pensé, étrangement. Il n'avait jamais assez fait le parallèle entre sa vie et ses rêves pour s'en rendre compte.
Et devant lui, Pilate essayait d'en placer une, et de sauver Jésus, accessoirement, si seulement la foule n'était pas là pour tout gâcher !
Ce n'est pas de sa faute, réalisa Pierrot en regardant la foule autour de lui hurler cette affreuse sentence en chœur. C'est de leur faute à eux tous, mais pas de la sienne.
« Quel mal a donc fait cet homme ? Hurlait Pilate au-dessus des cris de la foule, sans que personne ne lui réponde — il voulut ajouter autre chose, mais le bruit ambiant l'absorba complètement. »
De son côté, Pierrot ne pouvait plus que regarder Jésus, debout sur l'estrade, comprenant lentement, et à contrecœur, que rien ni personne ne pourrait le sauver. Il avait déjà été humilié, rué de coups et accusé en public, mais les gens en voulaient plus, évidemment.
Pierrot vit que Pilate et Jésus échangèrent un regard, et autant chez Pilate l'orfèvre lisait de l'impuissance, autant chez Jésus... Il n'y avait que cette bonté, qui montrait qu'il savait tout. Comme d'habitude.
Évidemment qu'il lui pardonne, mais jamais je n'en aurais été capable, réfléchit Pierrot, voyant ensuite Jésus regarder LA FOULE de cette manière. Ah non, là par contre il abuse.
Alors Pilate fit un geste signifiant clairement qu'il le leur laissait, et Pierrot sentit littéralement son estomac plonger au centre de la Terre. Les gardes remmenèrent Jésus à l'intérieur du palais, le soulevant et le poussant absolument n'importe comment, et la vision de Jésus en train de trébucher bouleversa tant l'orfèvre que d'un coup, le bruit, les gens et cette ambiance de marché lui montèrent brutalement au cœur, et il sut qu'il devait partir. Vite.
Mais autour de lui la foule était trop dense, il se prenait des coups de tous les côtés, et sa crise de panique montante lui obscurcissait tant la vue qu'il ne voyait plus la sortie.
Putainputainputainputain-
Les coups de son cœur brutalisaient ses côtes et hachaient sa respiration ; il tomba à genoux. C'était quand même fou, il n'arrivait même plus à envisager comment respirer.
"Pierre ! PIERRE !"
Il releva la tête, pour se trouver dans une pièce richement meublée. D'un coup son mal s'envola, et il se releva, circonspect. Heureusement qu'il avait déjà pratiqué la téléportation, sinon il aurait vraiment paniqué, mais... Il ne l'avait pas contrôlé, cette fois.
Qu'importe. Jésus est quelque part, je dois juste le trouver.
Sa quête évoluait progressivement : avant, il voulait s'excuser ; maintenant, il voulait juste... le voir. Croiser son regard une dernière fois avant qu'il ne soit crucifié.
Les gens criaient toujours dehors, et à l'intérieur des murs, Pierrot pouvait entendre les rires gras des soldats. Probablement ceux qui avaient emmené Jésus. Il suivit les voix jusque dans une salle de garde similaire à celle de chez Hérode, et cette fois... Les soldats ne donnaient pas de coups de fouet à Jésus, mais le frappaient tout autant. À croire qu'il avait une tête à claques, ce qui n'était même pas le cas.
Incapable de regarder ce spectacle, Pierrot, caché dans le recoin sombre d'un couloir, préféra observer la salle, et vit que pas très loin de lui, un garde tressait une sorte de corolle d'épines, les mains protégées par des morceaux de cuir pour ne pas se blesser. Pierrot songea que c'était un passe-temps insolite, comprenant après coup que c'était précisément une couronne. En épines. Dont la longueur se serait facilement apparentée à celle de clous.
Ses yeux se fermèrent douloureusement quand il entendit cette atrocité être appuyée contre le crâne de Jésus pour bien l'y enfoncer, et des larmes perlèrent au coin de ses paupières quand les soldats rirent d'autant plus fort. Du sang coulait maintenant sur le visage de Jésus, au milieu des bleus et des endroits enflés, allant jusque dans sa barbe, et Pierrot ne put qu'enrager quand les soldats se moquèrent de son visage. Sa seule satisfaction fut qu'au moins, les soldats avaient peur de se piquer avec la couronne, eux aussi.
L'un des connards — appelons un chat un chat — se ramena avec un long manteau pourpre, dans lequel ils enveloppèrent Jésus gauchement après lui avoir arraché son vêtement — Pierrot était incapable de regarder son visage, mais il était à peu près certain que les coups de fouet du dos de Jésus réagissaient au contact du lourd manteau. Le connard conclut son action par une gifle, acclamé par ses potes.
« Salut à toi, roi des Juifs ! »
Je vais les niquer. Je vais les putain de niquer.
"Ramenez-le là-haut ! Ordonna soudain une voix pas très loin de Pierrot, ce qui le fit brusquement sursauter, et adopter le comportement d'une pierre pour tout le temps que les gardes passèrent à côté de lui en traînant Jésus avec eux — qui ne se débattait pas, ce qui rendait le dynamisme de ces mecs un peu risible.
« Voici l'homme, déclara Pilate à la foule quand Jésus eut été ramené sur l'estrade. »
Pierrot s'était trouvé un spot derrière une fenêtre, à l'intérieur du palais, pour voir l'estrade et entendre Pilate. Et heureusement qu'il était à l'intérieur, parce que les hurlements de la foule à la vue de Jésus furent proprement assourdissants. Par contre, il n'avait pas trouvé son spot assez vite — c'est difficile de se déplacer dans un palais sans se faire repérer, d'abord —, et avait de fait manqué le début de la conversation.
Enfin, conversation... On parle d'un mec contre mille. Voire plus.
« Crucifie-le ! Crucifie-le ! Scandait la foule comme si c'était un putain de jeu.
— Prenez-le vous-mêmes, et crucifiez-le ; moi, je ne trouve en lui aucun motif de condamnation, rétorqua Pilate comme il semblait le faire depuis des heures, ce qui n'était même pas si faux — Pierrot avait la dalle, au cas où vous vous poseriez la question.
— Nous avons une Loi, et suivant la Loi il doit mourir, parce qu'il s'est fait Fils de Dieu, dit l'un des moches sur l'estrade, avant d'être acclamé par la foule. »
À cette nouvelle, Pilate tourna brutalement sa tête vers Jésus, l'empoigna par le bras, et partit pour entrer dans le palais, pile poil par la porte derrière laquelle Pierrot les observait.
Dire que Pierrot paniqua eût été un euphémisme.
OH PUTAIN DE SA MÈRE DE BORDEL DE MERDE-
Il se cacha derrière le rideau de la porte.
Meh. Promis, il a déjà fait mieux.
Une seconde plus tard, la porte s'ouvrait, et Pilate entraînait Jésus à l'intérieur, repoussant en partie la porte derrière eux mais restant sur le seuil, aka à dix centimètres de Pierrot.
Mode pierre adopté de nouveau, avec supplément sueurs froides et apnée.
« D'où es-tu ? Demanda Pilate à Jésus dans un murmure qui prouvait qu'il pensait différemment des moches. »
Cependant, Jésus ne parla pas plus, ce que comprit Pierrot au silence qui s'ensuivit. Vous ne serez pas surpris de l'apprendre : sa cachette de la-mort-qui-tue ne lui offrait aucun visuel.
« Tu refuses de me parler, à moi ? Ne sais-tu pas que j'ai le pouvoir de te relâcher, et le pouvoir de te crucifier ? Continua Pilate, le ton plus apeuré soudain. »
Il ne veut pas tuer un innocent, crut comprendre Pierrot, même si c'était assez difficile de se faire une idée avec ce rideau sur son visage.
« Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi si tu ne l'avais pas reçu d'en haut ; c'est pourquoi celui qui m'a livré à toi porte un péché plus grand, se contenta de répondre Jésus, alors que le corps de Pierrot se figeait tout à fait au son de sa voix. »
Nouveau silence. Qui semblait songeur. Même si Pierrot était plus préoccupé par le fait qu'il n'entendrait peut-être plus jamais la voix de Jésus aussi proche de lui.
D'un coup, l'orfèvre comprit pourquoi les gens essayaient tellement de se rapprocher de Jésus, quand ils se promenaient en ville. Ils voulaient juste profiter du son de sa voix pour quelques secondes. Et Pierrot comprenait maintenant ce besoin, d'une manière un peu trop brutale à son goût.
Le ton de voix détestable des moches brisa soudain le calme qui s'était installé.
« Si tu le relâches, tu n'es pas un ami de l'empereur. Quiconque se fait roi s'oppose à l'empereur. »
Pilate essayait de trouver un moyen de le sauver ? Comprit Pierrot, choisissant de cultiver cette lueur d'espoir. TU ES MON GOAT PILATE, TU PEUX LE FAIRE !
Mais pas besoin d'yeux pour entendre le soupir qu'il poussa avant de rouvrir la porte pour ressortir. Même si en ce bref instant où il passa dehors, toujours en tenant Jésus, Pierrot vit son visage avoir encore cette lueur déterminée. Avant d'oublier ce fait, parce que Jésus passait devant lui, et qu'il croisa son regard.
Pierrot espéra sincèrement, en partant vers la fenêtre la plus proche pour continuer de suivre la scène, que Jésus avait perçu ses émotions, et sentait qu'il était soutenu. Ce qui pouvait paraître bien faible, mais Pierrot restait quelqu'un d'humble qui ne maîtrisait pas grand-chose.
Dehors, Pilate faisait asseoir Jésus sur un banc, et l'orfèvre se rendit compte que le soleil était haut dans le ciel.
Je fais ce rêve depuis hier, réalisa-t-il en se remémorant sa journée avec André, et sa nuit à attendre chez le grand prêtre. C'est pas normal, si ? Remarque, j'en ai déjà fait un d'une semaine.
Pilate sortit une nouvelle de ses cartes à la foule.
« Voici votre roi, leur présenta-t-il Jésus avec un geste du bras.
— À mort ! À mort ! Crucifie-le ! »
Cette foule ne sait-elle donc dire que ça ?
« Vais-je crucifier votre roi ? Insista Pilate d'une voix forte, qui infligea à Pierrot l'impression de se faire engueuler. »
Mais ces gens étaient moins influençables que lui, semblait-il.
« Nous n'avons pas d'autre roi que l'empereur. »
Alors les épaules de Pilate s'affaissèrent, et le moche le plus moche de tous eut un sourire victorieux que l'orfèvre lui aurait bien fait bouffer. Avant qu'il ne se sente faible soudain, et qu'il titube avant de se retrouver par terre.
Qu'est-ce qu'il se p-
Sa vue floue le fit grimacer, et puis il sentit une sensation de glissement familière sous ses pieds.
Oh non putain. Pas maintenant.
S'il était bien une chose dont Pierrot n'avait pas besoin pour le moment, c'était de disparaître pour réapparaître des heures, des jours, voire des années après ! Alors il fit l'expérience perturbante de lutter contre son propre esprit dans son esprit. Ou se raccrocher à la moquette, pour le dire simplement.
Il se releva une minute plus tard, après avoir vérifié qu'il n'y ait plus de risque pour lui de disparaître. Zapper des infos importantes, ça allait deux minutes !
Quoi qu'il en soit, quand il vit que les gardes emmenaient Jésus hors de l'estrade, il ne réfléchit pas vraiment et sortit par la porte de l'estrade avant d'en sauter comme un voleur pour suivre le cortège. Il ignora délibérément le visage surpris de Pilate, et en ressentit une certaine satisfaction, parce qu'il avait sauté d'une manière hyper stylée pour ponctuer son départ.
Et poum, tu m'vois plus.
Une fois dans la rue, Pierrot aperçut grâce à sa grande taille que les gardes attachaient la poutre transversale de la croix aux bras de Jésus pour qu'il la porte jusqu'au lieu de l'exécution, qu'ils lui montrèrent du bras, soit une colline que Pierrot avait déjà entendue être appelée le mont Golgotha. Nom qui lui faisait froid dans le dos, puisqu'il signifie "lieu du crâne".
Et malgré toutes les fois où il avait essayé de traverser cette putain de foule pour se rapprocher de Jésus, Pierrot n'avait jamais autant forcé, poussé et bousculé les gens qui lui bouchaient le passage. Loin devant, il voyait la barre de la croix avancer péniblement, tomber bruyamment parfois, ce qui déclenchait des hurlements et des rires dans tous les sens, et il s'en voulait d'être aussi impuissant. Au bout d'un moment, la barre se redressa et avança d'un pas plus assuré ; Pierrot vit qu'un homme avait été appelé par les gardes pour aider Jésus, et l'encourageait en portant la barre avec lui.
Quel beau gosse, jubila Pierrot en remerciant le ciel pour cette aide. Tu t'appelleras Simon de Cyrène, mon pote.
Il avait cette drôle d'intuition. Quoique, en fait, il l'avait même déjà rencontré en ville ! Ils avaient discuté un peu du parcours des apôtres, ça avait été un bon moment pour l'orfèvre.
Quand enfin Pierrot arriva en haut de la foule, il était juste derrière Jésus, et aurait pu pleurer tant son état était catastrophique. Car le fait était que les gardes continuaient de le gifler, de le pousser et de le battre, même avec cette transverse dans le dos. Jésus ne tiendrait presque plus debout sans l'aide de Simon, et était couvert de sang, de poussière et de sueur.
Je suis désolé pour ce qu'ils te font, tellement, tellement désolé, se retint Pierrot de hurler pour ne pas lui causer plus de tort.
Mais Jésus posa un pas sensiblement plus énergique que le précédent, alors l'orfèvre se figura qu'il l'avait aidé. L'un des gardes sur le côté tendit soudain une gourde à jésus, et celui-ci la refusa. Pierrot fronça les sourcils. Il avait besoin d'eau, pourtant.
Mais la foule soudain se dit que la quête de Pierrot avait été un peu facile, et lui repassa devant, si bien qu'il perdit trois bons mètres, l'écart se creusant de seconde en seconde puisqu'ils étaient désormais sortis de la ville, et que la surface de gruge était ainsi bien plus vaste.
Sauf qu'il en faut plus pour décourager le copain Pierrot ; à l'approche du mont, il contourna tout le monde et utilisa son expérience avec les collines de merde pour se trouver rapidement une place à vue, cette fois... sous une charrette. Vous pourrez constater une nette amélioration en matière de cachette.
Évidemment, c'est au moment où il avait le meilleur point de vue qu'il dut endurer la vision des clous énormes que son père utilisait à l'atelier être plantés dans les poignets et les pieds de Jésus, et c'était honnêtement bien trop à supporter pour lui, alors il tourna la tête, et rencontra le regard surpris d'un autre condamné, encore allongé sur sa croix, à sa droite. Ils se fixèrent quelques secondes, et puis Pierrot se dit qu'il pourrait lui faire la conversation, pour que l'atroce sentiment qui lui prenait le ventre s'atténue au moins un peu.
"Comment tu t'appelles ? Lui demanda Pierrot.
— Dismas, murmura le condamné pour que les gardes qui patientaient pas très loin ne captent pas qu'il parlait à quelqu'un. Et toi ?
— Je m'appelle Pierre, lui sourit l'orfèvre, qui pour un motif qui lui échappait ne voyait pas ce condamné d'un mauvais œil, il lui avait même l'air sympathique.
— Pourquoi te caches-tu ? Reprit Dismas du bout des lèvres, observant la charrette qui cachait le jeune homme aux yeux des gardes — elle était à moitié recouverte d'un grand pan de tissu, ce qui protégeait son arrière-train des regards intrusifs."
Le regard de Pierrot dériva vers la croix de Jésus, encore allongée sur le sol mais sur laquelle il était consciencieusement en train d'être cloué. D'une manière ou d'une autre, les larmes qui lui montèrent aux yeux durent parler pour lui, puisque Dismas reprit :
"C'est le Christ, n'est-ce pas ?"
Pierrot ne put qu'acquiescer.
"Qu'est-ce que tu as fait pour arriver là ? Demanda-t-il à Dismas, qui observait Jésus depuis là où il se trouvait.
— Bah, je suis un voleur et un bandit. On m'a fait prisonnier il y a quelques jours... Mais lui, il n'a rien à faire là, murmura-t-il pour lui-même, toujours en regardant Jésus.
— Tu le connais ?
— Il m'a déjà donné l'espoir de pouvoir être sauvé. "
Pierrot sentit ses yeux se couvrir de larmes en regardant Dismas. Cette réponse était tellement honnête et profonde qu'elle le bouleversait complètement.
"Alors si tu pouvais quitter cette croix, tu le suivrais ? Demanda l'orfèvre doucement.
— Oui. Mais je ne pense pas que ce soit possible, maintenant. Je suis un pécheur.
— Nous sommes tous pécheurs."
Ils furent interrompus par les pieds d'un garde, qui passèrent à quinze centimètres du nez de Pierrot.
"On va te lever, tiens-toi bien, surtout ! S'esclaffa le garde en attachant une corde autour de la barre qui retenait le bras de Dismas."
Celui-ci leva les yeux au ciel, et se prit un coup de pied dans la figure. Grâce au ciel, le garde ne vit pas Pierrot.
Mais s'ils lèvent celui-là, alors Jésus...
Il tourna la tête, et sentit sa mâchoire tomber. Jésus était déjà sur sa croix. Et la douleur qui transpiraissait sur son visage cloua tout simplement Pierrot sur place. Il avait devant lui un crucifix grandeur nature, et pourtant il se rendait compte que c'était la première fois qu'il comprenait vraiment l'impact que cet objet pouvait avoir. Le fait d'être pratiquement allongé devant lui donnait l'impression d'être tout petit.
C'est quand une larme tomba sur le dos de sa main qu'il se rendit compte qu'il était en train de pleurer, et pourtant il était incapable de détacher son regard de Jésus. Il le fit quand même, histoire de s'essuyer les yeux, et vit qu'au pied de la croix, les soldats jouaient sa tunique aux dés.
C'est tellement irrespectueux de faire ça, murmura Pierrot en pensée avant de retourner son attention sur la croix.
À ce moment-là, il remarqua un petit écriteau place au-dessus de la tête de Jésus. À la réflexion, il avait déjà vu ce petit détail sur les crucifix, mais c'était la première fois qu'il pouvait le comprendre.
« Le roi des Juifs », disait l'écriteau.
Des gens autour des croix criaient, moqueurs.
« Hé ! Toi qui détruis le Sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même, descends de la croix ! »
Les dents de l'orfèvre se serrèrent de rage. Là-bas les moches et les scribes ricanaient, et leurs moqueries parvenant aux oreilles de Pierrot comme s'ils l'avaient insulté lui.
« Il en a sauvé d'autres, et il ne peut pas se sauver lui-même ! Qu'il descende maintenant de la croix, le Christ, le roi d'Israël ; alors nous verrons et nous croirons. »
Vous êtes misérables.
De l'agitation au niveau des croix lui fit retourner la tête dans l'autre sens. C'était le deuxième condamné, situé de l'autre côté de Jésus par rapport à Pierrot, qui s'exprimait méchamment envers Jésus.
Il lui gueulait dessus, même.
« N'es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi ! »
Aussitôt, Dismas réagit, et lui gueula dessus en retour. Pierrot, avait l'impression d'être le seul à les regarder. Tout autour, les gens semblaient oublier que trois hommes étaient soumis au supplice.
« Tu ne crains donc pas Dieu ! Tu es pourtant un condamné, toi aussi ! Et puis, pour nous, c'est juste : après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons. Mais lui, il n'a rien fait de mal. »
Son regard mélancolique se tourna vers Jésus.
« Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. »
Lui qui était resté muet, depuis qu'il était là-haut, sourit à Dismas.
« Amen, je te le dis : aujourd'hui, avec moi, tu seras dans le Paradis.
Dismas sourit, les yeux humides, tandis que l'autre leur hurlait dessus et insultait la foule qui les regardait. Longtemps. Si bien qu'à un moment, Pierrot remarqua que l'ombre que créait le soleil au niveau des roues de sa cachette s'était déplacée de trente bons centimètres depuis qu'il s'était installé.
Il n'avait aucune idée de l'heure, alors tenta d'utiliser la croix de Dismas comme d'un cadran solaire, mais ce ne fut pas très concluant.
Je crève la dalle, il doit donc être midi.
Quelque part, il ne poussa pas l'investigation plus loin ; il refusait de savoir combien de temps il était resté dans chaque lieu pendant la nuit, d'une part parce qu'il y en avait bien trop et qu'il n'était pas bien sûr de quand la nuit s'était terminée, et d'autre part parce qu'il ne savait même plus dans quel ordre il y était allé.
Son regard perdu sur la poussière du sol remarqua soudain que tout était devenu très sombre autour. Le soleil ne projetait plus d'ombre sur les roues de la charrette.
Tiens, une éclipse ?
Il leva les yeux en l'air, mais ne rencontra que le fond de la charrette.
Hm.
Alors, comme les environs étaient encore très peuplés, il décida de ne pas regarder tout court.
Mais même s'il n'avait ni montre ni cadran solaire, il était quand même capable d'estimer le passage des heures, et quand il en eut envisagé trois, il se rendit compte que l'éclipse était toujours là, ce qui était très anormal, car habituellement, ce genre d'événement ne dépassait pas le quart d'heure.
Cette réflexion faite, il se prépara à retourner à son observation de Jésus et ses encouragements mentaux à son égard, mais celui-ci s'agita. L'orfèvre releva brusquement sa tête, se prenant le fond de la charrette au passage — le bunk fut heureusement couvert par les cris de Jésus.
« Éloï, Éloï, lema sabactani ? »
Sa voix était tellement éraillée que Pierrot eut besoin d'un instant pour faire la traduction, qui ne lui plut pas particulièrement. Elle le laissa même relativement perplexe. Sans compter le trou béant dans sa poitrine qui se compressait sur lui-même à chaque fois qu'il voyait Jésus souffrir, et pensait au fait que merde, il ne le verrait plus après ce jour-là — mais vous savez, ça fait une bonne dizaine d'heures qu'il a cette sensation.
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »
"Voilà qu'il appelle le prophète Élie ! Réagirent les plus proches, et Pierrot se demanda s'ils avaient de la merde dans les oreilles.
— J'ai soif... Murmura Jésus soudain, et par une certaine magie, tout le monde l'entendit."
L'un des soldats qui attendaient en bas depuis aussi longtemps que Pierrot était sous sa charrette se leva, et s'empressa d'aller chercher la gourde qu'ils lui avaient déjà proposée dans la matinée, ce que Pierrot approuva, parce que quand même, Jésus était cloué là-haut comme une pièce de viande sur une échoppe, la moindre des choses était de lui venir en aide !
Mais son avis changea quand il vit le garde vider la gourde dans une bassine, et que le contenu de celle-ci était... D'une couleur douteuse.
Ne croyez pas que Pierrot ignorât qu'en ces temps ancestraux les locaux n'avaient pas de système de traitement de l'eau aussi évolués qu'aujourd'hui — pensez-vous, il l'avait remarqué depuis le temps —, mais tout de même, ils avaient des fontaines, des puits, plein de choses pour boire de l'eau un minimum propre, alors pourquoi est-ce qu'elle était aussi JAUNE-
"Tu vas vraiment lui donner du vinaigre ? Ricana l'un des soldats, justement, lui aussi en train de regarder le serveur former la première distraction de toute le mont depuis des heures."
Du vin-
Pierrot était abasourdi. Et c'était peu dire.
"Il n'en a pas voulu ce matin, mais il va bien être obligé d'en prendre un peu maintenant, s'esclaffa le soldat, prenant un long bâton muni d'une éponge avant de la monter au niveau de la tête de Jésus pour qu'il boive."
Je t'en supplie, ne bois pas cette merde, communiqua Pierrot à Jésus en pensée — pas sûr que ça ait fonctionné, mais Jésus ne fit que tremper les lèvres, si on peut le dire ainsi, et c'était tant mieux.
Puis tout se passa très vite. Un murmure remonta toute la colonne de l'orfèvre pour s'inscruster au plus profond de son crâne ; c'était pile la voix de Jésus, mais si proche qu'il entendit tout un reflet de sa voix qu'il n'avait jamais pu ressentir avant. C'était comme s'il parlait directement à l'intérieur de son oreille.
"Tout est accompli."
Et aussitôt, un gigantesque craquement se fit entendre dans toute la vallée, comme si le ciel s'était déchiré en deux. Ce n'était évidemment pas le cas, car le monde était toujours aussi noir ; cependant, au lieu de tourner la tête comme tant de gens le faisaient pour voir la source du bruit, Pierrot fixait le torse de Jésus. Qui ne bougeait plus.
Sa tête retomba, et la position qu'il arbora soudain était si évocatrice pour l'orfèvre qu'il dut se mordre la lèvre violemment pour ne pas fondre en larmes. Un putain de crucifix.
Les gens criaient que c'était le rideau du sanctuaire qui s'était fendu en deux, un pan de tissu si gigantesque que Pierrot s'était déjà demandé comment diable des tisserands avaient pu trouver l'espace pour le tisser, mais à cet instant, tout ça ne comptait plus. Parce que Jésus était mort. Et que Pierrot n'avait pas eu le temps de s'excuser, parce qu'il n'avait pu l'approcher à aucun moment, et qu'à aucun moment Jésus n'avait regardé vers lui depuis qu'il était sur la croix.
En pensant encore une fois à la nouvelle que Jésus ne lui parlerait plus, de la bile remonta dans la gorge de l'orfèvre, et ses oreilles se bouchèrent, ses yeux remontant d'eux-mêmes vers la tête de Jésus. Une vision si macabre qu'elle lui tordait le ventre.
C'ÉTAIT CE QUE VOUS VOULIEZ ? Aurait-il aimé hurler à ces moches de merde qui maintenant riaient en voyant que Jésus était mort. VOUS ÊTES DES MONSTRES ! DES PUTAINS DE MONSTRES !
À cette pensée, des larmes brûlantes se bousculèrent sous ses paupières, et il se retrouva à chialer, seul sous sa charrette, incapable de quitter Jésus du regard. C'est ainsi qu'il remarqua que la plaquette, au-dessus de sa tête, n'était pas écrite qu'en hébreu : elle était aussi en grec et en latin, si sa mémoire des alphabets de ces langues était toujours bonne.
Puis il se sentit brièvement glisser, et se retrouva face à une scène entre Pilate et des moches. Il faisait jour dehors, plus comme maintenant. Il semblait y avoir une dispute entre eux, à propos de cette plaquette justement, que Pilate tenait dans ses mains.
« N'écris pas : 'Roi des Juifs' ; mais : 'Cet homme a dit : Je suis le Roi des Juifs', pinaillaient les grands-moches.
— Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit. »
Nouvelle glissade, et cette fois Jean et Marie pleuraient au pied de la croix, ce dont Pierrot se souvenait vaguement. Mais il n'avait alors pas entendu le dialogue qu'il y avait eu entre eux, semblait-il.
Car Jésus dit à Marie en désignant Jean :
« Femme, voici ton fils. »
Et il fit ensuite à Jean :
« Voici ta mère. »
Puisqu'à ce moment-là, Marie était effondrée de chagrin, tant que c'était douloureux à regarder pour l'orfèvre, qui avait préféré détourner le regard. Mauvais réflexe évidemment, il aurait dû aller l'aider aussi, mais... Il ne savait pas trop pourquoi, il craignait de sortir hors de sa cachette. Il ne voulait pas que quiconque sache qu'il était là.
Au final, Jean et Marie étaient partis chez le jeune homme, et Pierrot était resté sous sa charrette.
Encore une glissade, et il sursauta en comprenant ce qu'il voyait. Un homme qui s'était pendu. La faveur d'un coup de vent lui dévoila le visage de Judas, et l'incompréhension lui fit directement retrouver son propre corps, laissant là la vision.
Judas s'est suicidé ? Mais pourquoi ? Se demanda Pierrot, se souvenant encore de la satisfaction qu'avait montrée le jeune homme en livrant Jésus à ses bourreaux. Est-ce qu'il a regretté ?
Ses yeux retrouvèrent la croix à cette question. Là-haut Jésus était toujours immobile, et les gens partaient lentement. Pierrot se piégea tout seul dans une longue contemplation muette, ponctuée de pleurs et de reniflements du plus bel effet.
Un long moment passa. Très long. Le soleil n'était plus là, alors Pierrot n'avait plus aucun repère temporel, mais au fond, il aimait pouvoir être avec Jésus une dernière fois. Des voix lui parvinrent, à un moment, diffuses et portées par le vent. Il n'y avait plus personne sur la colline que Dismas, Pierrot, Jésus et l'autre, alors le silence autour était particulièrement épais.
« Attends, et que fait-on des crucifiés ?
— Qu'est-ce que tu veux en faire ? Ils seront mangés par les oiseaux.
— Voyons, c'est la préparation, ce soir ! Et il est interdit de laisser les corps en croix le jour du sabbat.
— J'imagine que tu ne feras pas d'exception pour cette fois ?
— Sûrement pas, et encore moins la semaine de la Pâque. Je vais aller poser la question au grand prêtre, en rentrant. »
À retenir : Pâque = big sabbat sa mère.
Les voix, toutes fines dans le vent, finirent par s'éteindre, et le silence retomba sur les épaules de Pierrot. Il se sentait seul, et en même temps, cette précaution ne lui suffisait pas pour pouvoir sortir de sa cachette. Remarque que ça le sauva, car une vingtaine de minutes plus tard peut-être, deux soldats tout équipés montèrent la colline pour se rendre auprès des corps. Pierrot retint son souffle. Car autant lorsque la foule était là, il y avait eu assez de bruit et d'agitation pour que son abri ne soit victime d'aucun soupçon, autant avec deux personnes seulement, une pauvre charrette de matériel n'avait pas beaucoup de poids juridique.
« Il faut les descendre ? Demanda le soldat le plus jeune à celui qui avait l'air d'être le plus âgé, en regardant les corps. »
Pierrot reconnut le plus âgé comme l'un des soldats qui avaient joué aux dés les fringues de Jésus, plus tôt.
« Oui, mais casse-leur les jambes avant, il ne faut pas qu'ils puissent s'enfuir, lui répondit l'autre sur un ton aussi détendu que s'il lui parlait de la météo du lendemain, avait de prendre une grosse batte à sa ceinture et de la fracasser sur les jambes de Dismas, qui produisirent un abominable craquement. »
Dismas lui-même gémit de douleur, ce qui donna vaguement la nausée à Pierrot, qui ne supportait pas ce genre de bruits. Le soldat le plus jeune s'approcha de Jésus, lui aussi avec une grosse batte, et l'orfèvre se tint prêt à bondir. Il n'aurait pas peur de combattre ce soldat si c'était pour défendre la dignité post-mortem de Jésus.
Mais le soldat marqua une pause.
« Il est mort, indiqua-t-il à son confrère, qui cherchait des outils dans la charrette de Pierrot.
— Alors tu peux le laisser. Un groupe de ses amis viendra l'emporter, ils en ont demandé la permission je crois. »
Le soldat le plus jeune acquiesça, toujours le nez en l'air, vers le visage du mort. Puis Pierrot n'eut le temps de faire un geste que le deuxième soldat tira sa lance, et la planta d'un coup sec dans le côté de Jésus. La brutalité du geste lui tira un petit sursaut, de même qu'un cri indigné chez Dismas, mais son souffle se coupa dans sa gorge quand il vit que de la plaie béante coulaient du sang, et aussi comme une petite rivière d'eau très claire. Il crut qu'il hallucinait, mais le premier soldat réagit aussi, et fit quelques pas en arrière de stupeur.
Mais les yeux de Pierrot se mirent à papillonner, et quelques secondes plus tard, les soldats n'étaient plus là ; quelques battements après encore, des gens, puis les gens qui emmenaient le corps de Jésus ailleurs après l'avoir détaché.
Attendez ! Où est-ce que vous-
Son corps ne lui répondait plus. Ses yeux se fermèrent d'eux-mêmes, et quand il eut assez forcé pour les rouvrir, il se réveilla dans sa chambre d'hôpital, où la fenêtre était grande ouverte, laissant un vent glacial le faire crever de froid.
Il se leva péniblement pour aller la fermer, mais une fois sur ses pieds il revit son rêve, il sentit son bras pulser vivement, et il resta là, le regard rivé sur les étoiles, ses joues froides absorbant la chaleur de ses larmes.
אבא
Jn 12, 20-32
Lc 22, 8-13
Jn 13, 3-17
Lc 22, 14-20
Jn 13, 21-30, 35
Lc 22, 31-32
Jn 13, 36-38
Mt 26, 36-50
Jn 18, 10-11
Lc 22, 52-62
Mc 14, 53-64
23, 1-24
Jn 19, 1-16
Mc 15, 21-32
Lc 23, 39-43
Mc 15, 33-38
Jn 19, 30, 20-22, 31-34
12 766 mots.
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