΅ IV ΅

Quand il ouvrit les yeux, il voulut se dire qu'il ne connaissait pas cette rumeur de marché, cette odeur de poussière suffocante et ce soleil aveuglant, et s'il y avait bien quelque chose qu'il n'était pas, c'était un adepte de l'absence de déni ; c'est pourquoi il sourit en s'asseyant sur sa motte de terre, au bord d'une rue qu'il ne connaissait pas, en se disant qu'aujourd'hui serait une belle journée.

Il s'étira et grimaça de l'odeur qui émanait de lui-même — les autres autour de lui n'étaient pas mieux alors prout —, tout en cherchant à se repérer. Et il ne put pas se tenir à sa résolution de faire comme si de rien n'était quand il remarqua n'être pas DU TOUT au même endroit que la dernière fois, et que les bijoux et tenues étaient SUPER différents, et que ses fringues avaient CHANGÉ — toujours le même slip bizarre par contre, ses cuisses le lui affirmèrent en sentant le tissu bouger doucement.

Il se releva, peinant en plus à se mettre debout parce que le sol était DUR et que son matelas n'était PLUS LÀ, et il eut tout simplement un craquage mental, qui lui fit lancer un regard si meurtrier autour de lui qu'il terrorisa un enfant — il s'en voulut immédiatement, mais le bambin s'était déjà enfui.

Bon, cherchons une fontaine sans demoiselle courroucée, s'encouragea-t-il en se trouvant stupide de rester planté là plusieurs minutes après, alors que des gens l'observaient s'énerver et se calmer tout seul à répétitions.

Il marcha donc dans une direction au pif, parce que n'oublions pas que c'est un génie — perdu pour perdu mon frère... — et que quelque part, il espérait tomber sur un élément assez significatif du décor pour se repérer, éventuellement. Une tour Eiffel, une tour de Pise ou un Obélisque, était-ce vraiment trop demander ?

Sa déambulation le mena à une sorte de temple immense, similaire à ceux des romains, mais un peu plus... pas pareil — il n'y connaît rien aux romains. Et son impression d'être dans une 'grande' — calmons-nous — ville se confirma quand il vit la place du marché juste devant le temple géant, bondée de monde, de marchands avec des chariotes comme dans Aladin, et des riches drapés de tissus précieux, très différents des toges en lin ou trucs-machins en fibres qu'il avait déjà croisés.

Il détailla du regard sa modeste tenue QUI N'ÉTAIT PAS LA MÊME QUE LA VEILLE — aucune fixette n'était faite sur ses fringues non non — : une tunique blanc cassé en ce qui lui semblait être une alternative du coton, et une ceinture de cuir, accompagnée de sandales du même matériau et d'un collier rigolo.

Il se mit dans un coin proche des murs du temple géant et éleva le bijou à hauteur de ses yeux pour l'identifier, parce que les bijoux étaient tout de même plus son dada que les fringues ou l'architecture. Et, étonnamment — sans rire —, le machin lui fit penser à une bulla romaine au bout d'un fil en cuir, en beaucoup plus simple et de piètre qualité. En même temps, il n'avait pas l'air d'être riche, mais avoir un bout de métal autour du cou avait peut-être une importance dans ces contrées.

Il relâcha la plaque de métal miniature, songeant déjà à la modifier pour en faire quelque chose de mieux, mais pensa au fait qu'il n'avait pas de matériel adapté, ni technique ; enfin si, quand même, mais il ne savait pas du tout comment les autochtones se débrouillaient pour forger, et ce métal, même s'il ne lui paraissait pas précieux — du fer selon lui, composé de pas mal d'impuretés —, pouvait se révéler fragile.

Il prit donc la décision de retirer le collier d'autour de son cou, mais aussitôt l'eut-il eu en main qu'un gamin sorti d'il ne savait où le lui chipa, puis disparut dans la foule.

Pierrot ne lui en voulut même pas, et se dit qu'au moins, ça ferait un heureux. Il reprit ainsi sa promenade, et fit un tour de la place, regardant les marchandises en tous genres qui étaient proposées. Des bijoux comme le sien — enfin, l'ancien sien, maintenant —, des plaques décoratives en métaux plus précieux que celui qu'il avait eu entre les mains, des pierres précieuses ouvragées, des vêtements, des morceaux de cuir, de la nourriture... Il trouvait de tout, c'était incroyable.

Il se laissa alpaguer par un marchand à l'étal rempli de bijoux rutilants, qui lui proposait des chaînes et des broches magnifiques. Pierrot les observa un moment, pour réussir à les reproduire une fois revenu dans la vraie vie, et ce petit jeu de 'et ça c'est quoi' sans rien acheter finit par lasser le marchand, qui se tourna plutôt vers une demoiselle bien vêtue qui lui demandait des bracelets. Pierrot put ainsi tout regarder sans se faire embêter, et il partit finalement, des idées plein la tête, au grand désarroi du marchand, qui se demandait sans doute à quoi tout ce cirque avait bien pu servir.

Le français réitérait l'expérience dès qu'il se faisait de nouveau appeler par un vendeur — ils l'appelaient d'ailleurs beaucoup, même s'il n'était pas habillé si richement que ça ; les traits de son visage devaient étonner. Bilan des courses : il ne savait pas du tout à quelle époque il avait bien pu imaginer cet endroit, même si les bijoux qu'il voyait étaient pour certains très bien travaillés et faits avec des matériaux relativement primaires ; il ne visait pas plus de mille ans après J-C.

À force de marcher et de faire le tour, il se retrouva devant le Temple géant, et leva les yeux pour le détailler un petit peu. Les lettres inscrites sur son haut fronton ne lui évocaient aucun dialecte moderne — et même s'il comprenait toujours les conversations autour de lui, il devait avouer ne pas savoir lire. La forme du Temple, même s'il n'y connaissait rien, et s'il s'y attardait un peu, ressemblait un peu à un gros cube — en se déplaçant sur les côtés il n'en voyait même pas les bouts, alors disons un très gros cube. Avec un autre petit cube dessus, sans doute, même si l'édifice était tellement haut qu'il n'en voyait qu'un trait lointain.

Et il ne fut pas étonné de ne pas du tout reconnaître de quel monument il s'agissait, même s'il se pensait bien en Orient. Par contre, savoir où... il était à peine calé sur son propre pays, alors l'Orient... en mille après Jésus Christ... ouais mais non.

« PIERROT ! Hurla soudain une voix puissante derrière lui. »

Il sursauta, et se retourna prestement, comme pris en faute alors qu'il ne faisait que regarder un élément du décor. Il vit aussitôt Joseph, fidèle — peut-être — ami, un grand sourire aux lèvres, éternellement droit, et plusieurs rides aux coins des yeux qui, il en était sûr, n'étaient pas là la veille. Un incontrôlable sourire le contamina à son tour, et il marcha vers le père de famille, qui l'attendait quelques mètres plus loin, toujours aussi réservé même s'il avait vraiment l'air content de le voir.

« Joseph ! Comment ça va ? Lui demanda-t-il en se demandant s'il lui en voudrait d'avoir disparu depuis l'accouchement. Comment se porte la famille ?

— Nous sommes épuisés, annonça l'Oriental — vraisemblablement, on ne sait jamais — de but en blanc en laissant ses épaules se voûter — que le ciel nous tombe sur la tête. Moi et Marie cherchons Jésus sans relâche depuis deux jours, et nous ne le trouvons pas. Il s'est volatilisé. »

Le torrent de questions que Pierrot se prit en pensée l'assomma à moitié, et il tourna sept fois sa langue dans sa bouche avant de risquer poser une question suprêmement stupide — est-ce que vous avez vraiment réussi à paumer un nourrisson, Joseph ?. Il examina Joseph en une seconde, remarquant que son teint était plus chaud, ses vêtements différents et son visage plus marqué par la vieillesse, même s'il restait jeune.

« Où l'avez-vous vu pour la dernière fois ? Demanda-t-il alors, tout en se giflant mentalement, puisque lui-même considérait cette question comme complètement inutile — ils ne pouvaient pas ne pas avoir vérifié à l'endroit où ils l'avaient laissé pour la dernière fois, si ça faisait deux jours qu'ils le cherchaient. Pardon, c'est une mauvaise question, s'excusa-t-il juste avant que Joseph ait pu en placer une. Il est autonome ? »

Félicitations chef, ça c'est une question utile.

« Oui, ce n'est pas le problème, soupira le jeune — plus tant que ça — père en faisant un geste vague de la main, mais il n'a quand même que douze ans, et il ne connaît personne à Jérusalem ! »

Les deux informations passèrent à une lenteur infinie dans l'esprit de Pierrot, qui dut se faire violence pour ne pas rester bouche-bée — bon sang, il était à Jérusalem, et même dans la vraie vie il n'était jamais allé à Jérusalem !

Bref.

« C'est sûr que c'est inquiétant à ce niveau-là, compatit-il en inclinant la tête. Comment êtes-vous arrivés jusqu'ici ? S'intéressa-t-il ensuite en se disant qu'il devrait chercher l'itinéraire 'Bethléem-Jérusalem' sur Google Maps en rentrant.

— Nous étions en pèlerinage tous les trois avec notre convoi pour participer à la Pâque ici, à Jérusalem, comme tous les ans en somme, résuma Joseph en prenant un front soucieux — ce qui détonnait fortement de la dernière image qu'avait eue le français de lui —, mais une fois la fête terminée, nous n'avons plus vu Jésus ; nous pensions, avec Marie, qu'il s'était avancé dans le convoi et qu'il menait avec des camarades de son âge, mais au bout d'une journée de voyage, lorsque nous avons interrogé nos parents et connaissances avec qui il aurait pu cheminer, personne ne l'avait vu. »

La mine du jeune père était tellement tourmentée que Pierrot se sentit mal pour lui.

« Tu veux que je vous aide ? D'ailleurs où est Marie ? Réalisa le français en regardant derrière Joseph. Elle n'est pas avec toi ?

— Elle arpentait la place, elle doit être de l'autre côté, la chercha-t-il en s'élevant pour tenter de la voir, nous allons l'attendre. Le Temple est le dernier endroit de cette ville où nous cherchons, nous avons cherché partout ailleurs déjà. »

Un florilège de questions se faufila jusqu'aux lèvres de Pierrot, mais il n'osa pas en poser un seule ; il avait manqué douze ans de leur vie, tellement de choses devaient avoir changé !

« Comment se porte Jésus ? Demanda-t-il enfin pour briser le silence qui s'installait. En dehors du fait qu'il est perdu, je veux dire, rougit le jeune homme en rentrant la tête entre ses épaules.

— C'est un bon garçon, attentif et prévenant. Il ne proteste jamais lorsqu'on lui demande quelque chose, et a une excellente raison. Je lui apprends à travailler le bois pour qu'il puisse m'assister, et il est bon, il pourra prendre ma suite plus tard. »

Le regard de Joseph était si fier qu'en cet instant, Pierrot aurait tué pour voir ledit fils merveilleux, ou pour être à sa place pour pouvoir lui aussi recevoir autant de reconnaissance, lui qui n'en avait jamais vraiment reçu de ses parents.

« Joseph, l'as-tu trouvé ? Demanda soudain une voix derrière Joseph que Pierrot reconnut tout de suite, d'autant plus que l'homme se décala, et que les yeux doux et apaisants de la jeune mère se révélèrent aux yeux de l'orfèvre comme un bon souvenir.

— Marie ! Regarde qui j'ai trouvé de mon côté ! S'extasia le charpentier en posant ses mains sur les épaules de sa femme. Pierrot, qui nous avait aidé le jour de la naissance de Jésus, tu te rappelles ?

— Oh, Pierrot ! Le reconnut-elle tout de suite. Comment vas-tu ? Tu n'as pas changé d'un pouce, tu as toujours l'air d'avoir vingt ans... »

Et le sourire de Marie était si doux que oui, Pierrot se sentait mal de n'avoir plus de parents dans sa vie. Il voulait les mêmes. Il enviait vraiment Jésus, l'enfant parfait aux parents parfaits. Ils auraient tous pu paraître dans une pub IKEA. 

« Je vais bien, merci, et vous n'avez pas beaucoup changé non plus tous les deux, rougit-il d'être sous des attentions aussi intéressées. Mais, ne devrait-on pas repartir à la recherche de Jésus ?

— Tu acceptes de nous aider encore une fois ? C'est vraiment gentil à toi, sourit Marie — Pierrot allait faire une overdose de sourire si elle continuait. Que pouvons-nous faire pour te remercier ?

— Rien, ne vous en faites pas, paniqua le français en levant les mains. Ça me fait plaisir de vous voir et de vous aider, alors je le fais. Je n'attends rien en échange.

— Laisse-nous tout de même te remercier pour tout ce que tu fais pour nous, intima Joseph en s'approchant un peu, posant sa main sur l'épaule de Pierrot, qui crut se sentir exploser à l'intérieur. Tu es quelqu'un de bien.

— Que diriez-vous d'aller au Temple ? Lança Marie pour couper court au malaise du français, qui devait être très évident. »

Joseph acquiesça d'un mouvement de la tête, et ils fendirent la foule pour atteindre le parvis du haut bâtiment en pierre, passant sous son ombre rafraîchissante et perdant la rumeur du marché, s'enfonçant dans un calme agréable. Enfin, agréable si Pierrot n'était pas autant sur le qui-vive, à tressaillir à chaque fois qu'un corps sortait de l'ombre pour se diriger vers la sortie.

Le bâtiment était profond, et de petits groupes étaient formés de-ci de-là, en prière ou en train de converser à voix basse. Les deux parents observaient respectueusement les membres de ces petits groupes, cherchant parmi eux la morphologie de leur fils sans pour autant les fixer. Pierrot n'arrivait pas à faire la même chose, vu qu'il ne savait pas comment avait évolué le petit bébé, alors il les suivait bêtement en luttant pour, lui aussi, ne pas fixer les gens, agenouillés ou debout, en train de réciter des choses qu'il ne comprenait pas.

Le nombre de groupes était important, la taille du batiment aussi ; la recherche fut plutôt longue, et Pierrot put ainsi remarquer que Marie et Joseph, même s'ils cherchaient Jésus depuis deux jours, soit aujourd'hui le troisième jour, n'étaient pas inquiets de ne pas le trouver du tout ; ils s'avançaient avec assurance et respect, juste en train de chercher leur fils, sans penser une seconde qu'il aurait été tué ou kidnappé. Ils semblaient déjà savoir qu'ils le trouveraient dans ce Temple.

Et ils avaient raison de le penser, car au bout d'une dizaine de minutes, Marie stoppa Joseph d'un geste doux, lui indiquant une direction où regarder. Pierrot suivit le mouvement, et ils s'approchèrent d'un groupe plus grand que les autres, où une bande de vieux en toges était établie sur des marches, autour d'un jeune garçon assis en train de leur parler. Ils l'écoutaient attentivement, essayant de comprendre ce qu'il disait, et une petite foule de gens s'extasiait de ce que disait le jeune garçon, sur son intelligence et comment il répondait aux questions des vieux.

Pierrot jeta un œil à Marie ; elle était stupéfaite.

« Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Demanda-t-elle à Jésus quand ils furent assez près pour qu'il l'entende. Vois comme ton père et moi, nous avons souffert en te cherchant ! »

Jésus se tourna vers sa mère, et Pierrot put ainsi voir son visage, mais il aurait été complètement incapable de décrire le  sentiment qui le traversa à cet instant, et ce qu'il voyait sur le visage juvénile mais ô combien sérieux et pensif de l'enfant. Celui-ci ouvrit la bouche, et dit avec conviction :

« Comment se fait-il que vous m'ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu'il me faut être chez mon Père ? »

Mais c'est Joseph ton père, se dit Pierrot en voyant Marie et Joseph devenir perplexe eux aussi, en plus de toute l'assemblée réunie autour du jeune Jésus.

Cependant, l'enfant ne lutta pas et se leva, rejoignant calmement ses parents en regardant Pierrot, toujours rangé à côté d'eux. Et le regard que le français croisa était si profond, si tout et si puissant, que se réveilla en sursaut dans son lit.

אבא

Lc 2, 41-50

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