Chapitre 23 : Le voile des apparences part 2/2

Tillul sombrait à nouveau dans le chaos. Sous l’emprise des illusions de Drana, les soldats se livraient à une bataille fratricide, chacun voyant en l’autre un ennemi à abattre. Perchée dans les airs, cette dernière observait le massacre qu'elle avait orchestrée, tandis que Samellia, bouillonnante de colère, la fixait.

— Quel plaisir trouves-tu à torturer des innocents ? lança-t-elle d’une voix tremblante de fureur.

Drana émit un ricanement méprisant avant de répliquer :

— Innocents, vraiment ? Ces prétendus vertueux étaient prêts à condamner un homme sans défense à une fin atroce, dit-elle en pointant Galbasul du doigt, son visage tordu par la moquerie.

Orland se tenait à l’écart, l’indécision peinte sur son visage. L’envie de conjurer un sort de paralysie lui traversait l’esprit, mais il redoutait de perturber le sommeil de Madrec, risquant ainsi de briser le sortilège protecteur qu’il avait méticuleusement élaboré.

Dans un élan soudain, Samellia passa à l’offensive. Elle fusionna ses lames de terre en une imposante lance qu’elle projeta avec force en direction de Drana. La silhouette du yechem fut transpercée sans la moindre résistance, et l’arme poursuivit sa course destructrice jusqu’à un édifice voisin.

— Comment est-ce… balbutia Samellia, interrompue dans son élan.

Un frisson parcourut son échine alors que Drana se matérialisait derrière son dos, ses griffes luisantes menaçant de fondre sur elle. Par un réflexe salvateur, Samellia se déroba, esquivant de peu le coup mortel.

— Un simple leurre, susurra la démone avec un sourire narquois.

Son regard maléfique se tourna ensuite vers les soldats qui continuaient leur lutte.

— Ils ne seront bientôt plus qu'un tas de carcasses pourrissants au soleil. Quel spectacle réjouissant que de voir les mortels s’entre-déchirer, si misérables, railla-t-elle.

Soudain, une pâleur inquiétante envahit le visage du yechem. Elle sentait son lien avec ce monde s’effriter.

— Je ne suis plus ancrée à ce plan… mais pourquoi ? chuchota-t-elle, avant de laisser échapper un rire froid et mordant. Un malheur a dû s’abattre sur la comtesse.

— Émilie ! s’exclamèrent en chœur Samellia et Orland, l’effroi et la perplexité teintant leurs cris. Que lui est-il arrivée ?

— Aucune idée, mais cela ne présage rien de bon pour elle, répondit Drana avec une pointe de délectation. Vous êtes si touchants, à vous inquiéter pour quelqu’un qui pourrait bien être potentiellement votre pire ennemie. À très bientôt, j’espère, conclut-elle, un sourire cruel étirant ses lèvres avant de s’estomper complètement.

— Attends ! Ne m’abandonne pas ! La voix de Kyllian trahissait une panique palpable.

Mais ses mots se perdirent dans le vide. La silhouette de Drana avait disparue, ne laissant derrière elle qu’une brume éphémère. La magie trompeuse qui avait ensorcelé les combattants se dissipa, révélant l’amère vérité du champ de bataille. Les guerriers, arrachés à leur illusion, immobilisèrent leurs gestes, leurs lames figées dans un instant d’éternité.

Un silence pesant s’abattit sur les lieux. Des regards perplexes s’entrecroisèrent, oscillant entre la stupeur et le soulagement, alors que les armes s’échappaient des mains tremblantes pour s’écraser sur le sol, générant un écho métallique.

Samellia, massant ses chevilles endolories, prit une profonde inspiration pour calmer son rythme cardiaque. Elle essuya son front perlé de sueur, un soupir de soulagement s’échappant de ses lèvres : le tumulte était passé. Son regard balaya brièvement les rangs des soldats, évaluant leurs états, avant qu’elle ne se dirige d’un pas décidé vers Orland. Elle l’enlaça tendrement, exprimant sans mots le soulagement et la gratitude qui l’envahissaient.

— Doucement , lui murmura-t-il, une grimace trahissant la douleur qui persistait dans son abdomen, souvenir cuisant des sévices subis.

Galbasul, l’air gêné, s’avança vers eux. Il hésita un instant avant de saluer Samellia, craignant sa réaction. À sa grande surprise, elle lui offrit un accueil chaleureux.

— Ta sincérité ne fait aucun doute à mes yeux, lui confia-t-elle avec un sourire empreint de gentillesse. Mon cœur te soutient dans l’épreuve que ton peuple et toi traversez.

Samellia porta ensuite son regard vers son compagnon, toujours endormi.

— Qu’est-ce qui a bien pu plonger Madrec dans un sommeil si profond ? s’interrogea-t-elle, le regard balançant entre l’homme inerte et L'As du mystère.

Orland, l’expression empreinte de gravité, répondit avec une pointe de mélancolie dans la voix :

— La mort d'Alain en est la cause, expliqua-t-il en désignant Kyllian du doigt. Cet homme l'a tué, et j'ai dû user d'un sortilège pour contenir la fureur meurtrière de ton ami.

L’annonce de la vérité frappa Samellia, et elle se dirigea d’un pas déterminé vers le fautif.

Orland, l’œil vigilant, l’intercepta d’une parole prudente :

— Fait preuve de prudence, l’enjoignit-il.

Face au malfaiteur, elle exigea des réponses :

— Pourquoi as-tu commis tous ces crimes ? demanda-t-elle, confrontant le coupable.

Kyllian, provocateur, sourit.

— Offre-moi un baiser, et je te dirai tout, osa-t-il, avançant ses lèvres avec audace.

La réponse de Samellia fut cinglante : une gifle retentissante. Elle tourna les talons, refusant de s’abaisser à son jeu. Kyllian, loin d’être ébranlé, éclata de rire.

— Madrec sait choisir ses conquêtes, lança-t-il avec insolence. J’aurais peut-être dû simuler son apparence plutôt que celle de Galbasul. Au moins, je t’aurais eu dans mon lit.

Furieuse, elle se retourna.

— Cette fois je vais vraiment te tuer ! s’écria-t-elle, se dirigeant vers lui pour l’abattre.

— Samellia, arrête ! tonna Orland. Ses paroles se perdirent dans son refus obstiné.

D’un geste théâtral, elle frappa le sol de sa baguette, invoquant une lance acérée, prête à transpercer la gorge de l’accusé. C’est à ce moment précis que le capitaine Medraged fit irruption, contre toute attente.

— Cela suffit ! s’exclama-t-il, parant le coup mortel.

Il se tourna vers elle, l’autorité rayonnant de sa stature. « Tu ne peux ôter la vie de cet homme, » déclara-t-il fermement. « C’est une responsabilité qui m’incombe, d’autant plus depuis la disparition du gouverneur. Le peuple de Tilul, sécoué par les évènements, ne peut prononcer ce jugement. »

— Dommage que la magie de Drana ne soit pas parvenue à te tuer, railla Kyllian, un sourire narquois aux lèvres.

Le capitaine le fixa, imperturbable

— Tu peux continuer à faire ton malin pour le peu de temps qu’il te reste à vivre, répondit ce dernier.

                       ***

Dans les couloirs du manoir de la comtesse Serphija, l’écho de pas déterminés se faisait de plus en plus pressant. Ils se hâtaient vers la chambre de la noble, où une lourde odeur de brûlé s’échappait sous la porte. Soudain, une silhouette doté d’une longue cape rouge sombre éclata l’entrée d’un coup de botte féroce.

Le commandant Sappho, suivi de près par ses trois soldats, resta figé devant le spectacle de désolation qui s’offrait à lui dans la chambre d’Émilie. Plus que la destruction, ce furent les deux corps calcinés, méconnaissables, qui les glacèrent d’effroi. La fumée s’élevant des dépouilles encore tièdes témoignait de leur fin tragique et récente.

Avec prudence, ils sondèrent chaque recoin de la pièce. Bientôt, ils découvrirent la comtesse Serphija, l’âme en émoi, effondrée près d’une marmite renversée d’où s’échappaient des effluves de végétation carbonisée. Un des hommes de main du commandant s’avança, dans une tentative de l'aborder tout en cherchant des réponses. Mais la noble, submergée par la panique, ses cheveux en bataille et le regard hagard, semblait indifférente à leur présence. Ses mains se serraient l’une contre l’autre dans un geste de supplication désespérée envers les puissants. Du haut de sa stature, Vassilo l’observait, un rictus de dédain dessiné sur ses lèvres.

—  Tu ne pourras pas jouer cette petite comédie longtemps, lança-t-il d’une voix où perçait une certitude glaciale. Les secrets que tu croyais enfouis, je les ai tous déterrés.

Il se tourna vers ses hommes, un sourire en coin.

— Comme je le suspectais, dit-il. La marmite renversée, ces restes de concoctions et les corps calcinés, tout accuse cette femme.

Son regard se posa à nouveau sur Émilie, empreint d’un mépris tranchant.

— Elle est soumise aux forces des ténèbres, une esclave de l'occultisme. Saisissez-la ! commanda-t-il, sa voix emplie de mépris.

À la moindre étreinte, Émilie poussa un cri perçant, se débattant avec frénésie. Les hommes du commandant la hissèrent sans ménagement, l’arrachant à la sécurité de son foyer. Un sourire cruel se dessina sur les lèvres de Vassilo.

— J’ai longtemps attendu d'assister à ta chute, confessa-t-il. Je vais savourer chaque instant de la fouille de ta demeure, m’appropriant tes trésors avant de réduire en cendres ce qui restera.

Sortie de son domaine, la comtesse Serphija arrêta de lutter, comme si elle avait acceptée l’inéluctabilité de son destin. Son arrestation ne tarda pas à devenir le centre d’attention de la cité royale, attirant les regards et les chuchotements des citoyens. Certains la désignaient avec mépris, d’autres discutaient sur sa prétendue allégeance aux forces des ténèbres. Les rumeurs sur son sort se répandirent avec rapidité, alimentant les conversations des Davallionais. Traînée sans égard pour sa condition par des gardes manifestement frustrés, elle fut dirigée vers les cachots où un châtiment impitoyable semblait l'attendre.

                    ***
Allongée dans son lit, Sa’dik fixait le crochet luisant qui avait pris la place de sa main droite. Un flot incessant de questions l’assaillait, tourbillonnant dans son esprit comme une tempête silencieuse. Pourquoi Samellia s’est-elle éclipsée avec tant de hâte, sans un mot sur sa destination ? La question résonnait en elle, amplifiée par l’écho de la chambre solitaire.

La menace des bandits écartée, et pourtant, sa camarade avait disparu sans laisser de traces. La femme au crochet murmurait dans le vide, ses pensées ricochant contre les murs silencieux. "Peut-être qu’elle est partie rejoindre son prince d’amour, son Madrec", pensa-t-elle avec une pointe de sarcasme. Elle ne pouvait s’empêcher de sourire à cette idée, même si elle savait qu’elle n’était peut-être pas loin de la vérité.

L’obscurité tomba soudainement, engloutissant la pièce dans un voile d’encre. Sa’dik, prise au dépourvu par cette nuit innatendue, tentait désespérément de percer le mystère de ce silence oppressant. Le centre de guérison, d’ordinaire si vivant, semblait déserté. Une peur viscérale s’empara d’elle, son cœur battant à tout rompre. Paralysée, elle se sentait prisonnière, des serpents éthérées enlaçant ses membres dans une étreinte implacable. Le sifflement menaçant des reptiles fantômes exacerbait sa panique.

Dans sa quête frénétique d’une issue, la femme au crochet laissa échapper un cri déchirant. Presque instantanément, une présence inconnue s’abattit sur elle, ordonnant le silence. Aveuglée par le noir, elle ne pouvait que sentir l’approche furtive de ce qui semblait être une bête.

Soudain, deux orbes pourpres scintillèrent dans l’ombre, s’ouvrant sur le visage de la créature qui trônait sur son lit. C’étaient des yeux de félin, d’un violet lumineux, identiques à ceux qui hantaient ses rêves les plus sombres. La silhouette se révéla enfin : un chat d’ébène, dont les yeux perçants brillaient d’un éclat surnaturel dans la pénombre.

Sa’dik, plus agitée que jamais, continuait de se débattre, ses cris de détresse résonnant dans l’obscurité. C'est alors que l'animal, armé de sa patte griffue, la gifla.

— Tais-toi, batarde ! lui ordonna-t-il avec rage.

Elle obéit, sa maîtrise de l'angoisse manifeste. Elle le regarda alors avec un profond dédain.

— Que me veux-tu, Kishardus ? demanda-t-elle, révélant le nom de l’étrange chat noir.

Ce dernier répliqua avec une pointe d’irritation dans la voix.

— Cesse tes foutaises avec moi, Kadhy. Et ce nom que tu as choisi, “Sa’dik”, est aussi ridicule que ta pitoyable existence, lança-t-il avec mépris.

Elle rugit en lui redemandant avec colère ce qu’il voulait. Mais l'animal s’énerva à son tour, miaulant de façon très agressive.

— Crois-moi, si j’en avais l’autorisation, commença-t-il, ses griffes effleurant la peau délicate de son cou pour souligner sa menace, ta gorge aurait déjà été ouverte. Mais je ne suis pas venu pour ça, aussi tentant que cela puisse être.

Kishardus révéla ensuite le but de sa visite, sa voix chargée d’une solennité pesante.

— La patience de sa majesté s’amenuise, avertit-il. Hâte-toi de lui apporter l’artefact magique convoité. N’oublie pas que le sort de ton frère dépend de ta réussite.

Sa’dik rétorqua, son ton plein de défi.

— Pourquoi ne la récupères-tu pas toi-même ? demanda-t-elle. Après tout, tu sembles aimer jouer les larbins du tyran.

Le chat noir montra les crocs, irrité par sa provocation.

— Teste mes limites et tu le regretteras, Kadhy, menaça-t-il d’une voix basse.

Dans un murmure d’ombre, il se dissolut, laissant la pièce baigner à nouveau dans la clarté du jour. Les sons familiers du centre de guérison reprirent leurs droits, et Sa’dik expira un soupir, presque convaincue d’avoir été la proie d’une illusion nocturne. Mais la réalité de la griffure de Kishardus, d’où perlait le sang sur sa peau, était là pour lui rappeler la sombre vérité.

— Que les dieux te maudissent, tyran ! s’écria-t-elle, l’âme enflammée par une colère ardente.

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