Chapitre 5 - Eskild

[ Partycrusher / Huddy ]

Les écouteurs dans les oreilles, du pop-punk couvrant le bruit des roues traversant le goudron irrégulier de Coney Island, je savoure le vent qui s'engouffre dans mon immense pull en mailles mauve et dans mes cheveux couverts d'un bonnet à smiley.

J'esquive les voitures sous les exclamations et les klaxons des conducteurs en me contentant de leur faire un doigt verni de noir. Arrivé devant le restaurant estampillé Parmani's Tacos, je descends du skate, appuyant à l'arrière pour le faire sauter dans ma main.

En poussant la porte vitrée, le carillon annonce ma présence et Eymet, derrière le comptoir et la caisse, m'offre son beau sourire habituel. Ses cheveux relevés en chignon lui donnent une apparence élégante, tout comme sa chemise bleue-grise, à se demander ce qu'il fait dans un restaurant de tacos.

Les odeurs de légumes cuits arrivent jusqu'à mes narines et les murs en granite aux tons jaune orangé donnent à la pièce une ambiance chaleureuse. Derrière Eymet, Jamal, son père, un bonhomme à la carrure imposante, barbe fournie et longs cheveux noirs attachés, s'affaire à la cuisson de ronds panés, probablement leur mozzarella. Quant à Freida, sa femme, elle se presse de servir les clients assis de part et d'autre de la salle.

Des photos de famille en noir et blanc mais aussi en couleurs ornent les murs, signes que le restaurant est installé depuis un certain temps. Il y aussi ce néon cactus aux lunettes de soleil et au sourire assuré qui me fait rire, posé sur le comptoir.

— On est censés passer du temps ensemble, aujourd'hui ? demande Eymet, dont la voix peine à couvrir les bruits de friture.

Je m'approche et croise mes bras sur le comptoir.

— Non, mais j'avais envie de voir ta nouvelle chemise, réponds-je en souriant.

— Alors ?

Ses yeux braqués sur moi semblent plein de tendresse, ce qui me réchauffe le cœur malgré l'angoisse qui me pèse en permanence.

— Je ne suis pas déçu. Elle te va à ravir.

— Les garçons ! L'heure n'est pas au bavardage, nous interrompt gentiment Jamal par-dessus son épaule, une spatule à la main. Il y a du boulot.

Freida passe derrière le comptoir, récupérant quelques boissons dans le frigo à la vitre transparente collé à l'un des murs couverts de fenêtres pour les poser sur son plateau rond. Elle en profite pour glisser un mot en indien à son fils et m'envoie un grand sourire.

— Bonjour Eskild, dit-elle avec un fort accent. J'espère que ça s'est arrangé avec ta mère. Eymet m'en a parlé.

L'intéressé lui offre un regard noir qu'elle ignore pour continuer à placer les verres sur le plateau. Ma bouche se plisse, embêté par cette annonce. Je ne suis pas fan de savoir que la famille d'Eymet soit au courant du chao qui règne chez moi. Ils ne sont déjà pas fan que leur fils soit gay alors si, en plus, il traîne avec un toquard comme moi... Heureusement qu'ils ne sont pas au courant des deals et des courses.

— Oui, oui, marmonné-je en tournant l'une des nombreuses bagues autours de mes doigts.

Freida sourit à nouveau, hoche la tête puis continue son service. Eymet, quant à lui, pousse un soupir discret.

— Excuse-moi mais ta situation me préoccupe vraiment.

— Tu aurais pu me demander mon avis, rétorqué-je froidement.

— Eskild...

— Laisse tomber.

Je sors en trombe du restaurant, agacé, sous les regards surpris des clients. Je déteste qu'on déballe ma vie comme ça, bon sang. Je pensais pouvoir lui faire confiance. Qu'à t-il bien pu dire d'autre sur moi ?

Je prends mon paquet de cigarettes et en allume une avant de reprendre ma route en skate. Le stress m'envahit de plus en plus mais il est vite maîtrisé par la nicotine qui s'accumule dans mon cerveau à chaque bouffée. Les doutes partent à leur tour dans le néant mais ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils ne repointent le bout de leur nez.

Je me dirige à présent vers Nygård & co afin de récupérer la livraison du jour ; il est temps de se mettre au boulot, l'ordinateur que je convoite tant ne va pas se payer tout seul et j'ai hâte de reprendre les cours de code. Le hacking est aussi passable de prison mais ça reste tout de même moins dangereux que le trafic de drogue.

La musique me transporte, je la ressens dans mes entrailles et je me sens prêt à tout réussir. Je profite d'une rampe pour pratiquer le dernier trick appris, la descendant tout en alternant la position de mon skate. La vitesse me donne des frissons et arrivé en bas, je souris, mais l'envie de boire me prend. Cependant, je la chasse immédiatement en voyant Aksel dans le garage ouvert.

Affublé de sa montre Rolex hors de prix et de son pull en laine fine le plus onéreux, il quitte son employé pour s'approcher de moi en se frottant les mains avec un torchon pour en retirer la suie.

— Keith, regarde le moteur, lance-t-il par-dessus son épaule.

— La Lambo a un problème ? demandé-je en repensant à la course.

— Elle a du mal à démarrer depuis que tu l'as ramené l'autre jour. Tu as roulé sur quelque chose ?

J'attrape mon skate pour le prendre sous le bras et suis Aksel en direction du bureau à l'étage.

— Non, pas que je sache.

— Étrange. Beck a peut-être voulu se venger, murmure le boss en se frottant la barbe. Enfin bref, tu es là pour la livraison ?

— Ouais, on est jeudi.

Aksel ouvre la porte de la petite pièce contenant deux bureaux, le sien et celui de Keith, son associé, ainsi que de nombreuses armoires fermées et un canapé. Quelques plantes type monstera décorent mollement l'endroit sommaire, mais elles sont plus défraîchies qu'autre chose, tout comme les murs peints en ocre.

Mes rangers frôlent le grand tapis et le boss commence à farfouiller dans un de ses tiroirs. Il en sort une clé et se place contre une des armoires.

— Viens m'aider à pousser ça, m'intime-t-il en accrochant les bords.

Je m'exécute et nous déplaçons sans trop de peine le meuble. Derrière, un coffre-fort est encastré dans le mur. Aksel tape un code à six chiffres que je retiens vaguement et en la porte s'ouvre dans un « clic » surprenant.

Il déverrouille une boîte en ferraille verte d'une autre époque et en sort deux paquets enroulés dans du cellophane et du scotch marron qu'il fourre dans mes bras. Alors que je mets le tout dans mon sac à dos noir, j'aperçois un pistolet gravé dans le coffre, en compagnie de quelques pochettes contenant certainement des piles de dollars. Je me sentirai plus en sécurité si j'avais une arme mais Aksel ne m'en a jamais fourni. Il dit que les gamins ne devraient pas jouer avec ça, mais j'ai bientôt dix-huit ans.

Et si je le volais ?

— Emplacement habituel, lance le boss, me sortant de mes pensées. Au fait, tu ne m'as dit comment ça s'était passé avec Jenny.

Je hausse les sourcils, surpris par cette remarque. Est-ce qu'elle lui a dit la vérité ?

— Hum, oui...

Non, je serai déjà mort, si c'était le cas. Aksel est le gangster le plus monogame que je connaisse.

Je ne lui ai pas parlé depuis que je l'ai abandonné en haut de la ville, je n'ai aucun moyen de savoir ce qu'elle a dit mais bizarrement, je ne panique pas. Mon regard se porte à nouveau sur le coffre-fort toujours ouvert et, surtout, sur le pistolet. Je suis étonnement serein même si Aksel me dévisage en croisant les bras, l'air impatient.

— Eskild ?

— Jenny ne t'a rien dit ? demandé-je alors pour en apprendre plus.

— Je veux ta version des faits.

Ma bouche s'ouvre mais je n'ai pas le temps de parler. Keith arrive en trombe dans le bureau, en sueur et paniqué.

— Viens vite ! La Ford est tombée sur Paco, il ne bouge plus, explique-t-il entre deux souffles.

Aksel tique et décroise les bras pour rejoindre son associé.

— On reprendra cette discussion plus tard, lance-t-il en passant à côté de moi. Occupe-toi de la livraison, je veux que tout soit écoulé avant samedi.

— Oui, chef.

Lorsqu'il se trouve dans les marches, je regarde une dernière fois le pistolet, songeur. J'ai vraiment envie de le prendre, c'est comme s'il m'appelait.


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