Chapitre 23 : Eskild

[ Birthday Party / Don Broco ]

— Au suivant !

Assis sur le tabouret de bois, le coude sur la table ronde, main prête à recevoir mon adversaire, mon sourire s'élargit. Un gaillard en maillot de basket-ball s'assoit en face, posant ses fesses d'un coup sec. Autours, la musique est enjouée, comme nos spectateurs. L'ambiance est à son comble, surtout après le match gagné par notre ville, pour le plus grand bonheur des fans.

L'adrénaline augmente encore lorsque j'empoigne mon adversaire pour le bras de fer. Sa force semble spectaculaire et ses yeux, surmontés de sourcils broussailleux, me mettent au défi. Le combat débute sous les acclamations ivres du public et j'y mets toute mon énergie.

Allez, il va craquer. Tiens encore un peu.

Le muscle de mon bras libéré du plâtre est tendu et mon corps est crispé par l'effort. Les bras du type sont plus imposants que les miens, mais son haleine alcoolisée me fait comprendre que c'est un duel mental qui se joue. La sueur perle mon front et nos membres tremblent. Mais quelques secondes plus tard, la sentence tombe. Littéralement.

La jolie barmaid à mes côtés pose un shot de rhum devant moi que j'ingurgite en moins de deux sous les applaudissements. Je n'ai pas compté le nombre de verres que l'on m'a offert à chaque victoire mais je me sens parfaitement sobre. J'applaudis et tends une main à mon adversaire agacé mais il secoue la tête puis quitte le bar avec ses amis. Mes épaules se haussent d'elles-mêmes et j'attrape un autre verre sur le plateau.

J'étais tellement concentré que je n'avais pas remarqué à quel point mon cœur s'était affolé. Je me sens tout puissant, mais le manque que je ressens constamment au fond de moi est plus imposant que d'habitude. Une cigarette à la main, je sors à mon tour pour m'adosser aux fenêtres du bar.

Dans la rue, les voitures défilent à toute allure et le vent me fait frissonner. Les gens passent, eux aussi, mais personne n'attire mon regard. Ça fait plus d'un mois qu'Eymet est partit. Parfois, je pense à lui mais la plupart du temps, je l'oubli. Mes souvenirs deviennent flous, même si le timbre de sa voix lorsqu'il a prononcé ce que je voulais entendre depuis un moment reste intacte.

« Je t'aime, Eskild. »

Un frisson bien plus intense me parcourt tout entier. Le contact de sa peau, de ses lèvres, de son sourire. Il me manque encore malgré tout.

Une grande main abattue sur mon épaule me sort immédiatement de mes pensées, me faisant pousser un juron de surprise.

— Alors, petit frère ? J'ai loupé quoi ?

— J'ai gagné deux ou trois fois. J'ai perdu le compte à force, réponds-je tout sourire.

Bjørn sort deux cigarettes, dont une qu'il me tend en voyant le mégot entre mes doigts. Ses quatre compères se réunissent autour d'une table haute, bière en main, attentifs à notre conversation. Peu après mon rendez-vous chez le psychiatre, il m'a proposé une sortie de groupe. Au début, j'étais méfiant mais finalement, je me suis vite intégré. Je lui parlais d'Eymet, de gars ou de filles que je trouvais à mon goût sans un commentaire de sa part. En revanche, il m'a bien fait comprendre de ne pas étaler mon orientation sexuelle devant ses petits copains. J'ai encore du mal avec la proximité qui s'est créée entre nous mais après tout, je suppose que les gens changent, même un monstre comme Bjørn.

— Tiens, regarde ce qu'on a récupéré pendant que tu t'éclatais, lance Jake, un type à la peau foncée, tresses courtes et sourire chaleureux.

Il sort un sachet de poudre de son jean comme si de rien n'était. Surpris, je le prends et l'examine ; pas de doute : c'est bien de la cocaïne. La cocaïne d'Aksel, sa marchandise est toujours reconnaissable grâce à un point rouge. Je regarde autour de nous mais personne ne se préoccupe de notre table, fort heureusement.

— Ah mais c'est ce que je vends, vous auriez pu me demander directement, dis-je spontanément. Cela dit, on ne touche jamais à la marchandise.

— Vraiment ? Tu nous as caché que ton frère était un délinquant ! ricane Mike, un gaillard tatoué de partout au crâne rasé.

J'observe Bjørn du coin de l'œil. Visiblement contrarié de cette nouvelle, ses sourcils sont encore plus froncés qu'à l'habitude et ses bras sont croisés. Je ne lui ai jamais parlé de mes activités et lui n'a jamais parlé des siennes.

— C'était une surprise, mais peu importe. On se défonce ou on reste là à se regarder dans le blanc des yeux ?

Je ne comprends pas ce ton agressif qu'il semblait avoir laissé de côté. Est-ce qu'il s'inquiète parce que je deal ?

Non, je me fais probablement des idées...

De retour dans le bar, le plus discret est encore de nous enfermer dans les toilettes handicapées pour prendre notre dose. L'excitation est égale à la crainte mais je me sens prêt à sauter le pas. De toute façon, je suis en pilote automatique en ce moment. Je ne sais pas vraiment ce que je raconte ou ce que je ressens ; je suis simple spectateur dans ces moments-là.

Nous partons de l'établissement pour atterrir dans un autre bar dansant, à l'ambiance de club privé. Nous dansons tandis que mon esprit se perd dans les lumières et la musique. L'euphorie est tellement forte que j'en ris. Tout est tellement amusant que ça en devient presque trop. Le pire dans tout ça, c'est que le vide ne part pas. Il ne part jamais et mon envie de vivre est aussi forte que celle de mourir.

Nous trinquons plusieurs fois d'affilées et je crois que je commence à être sacrément ivre. Mon cerveau est tellement compressé que j'ai l'impression qu'il va exploser. Je perds un peu l'équilibre, bousculant des gens dans la foule, m'excusant en riant. J'enlève mon T-shirt, transpirant à grosses gouttes et gêné par le contact avec le tissu.

Agacé, je bois rapidement. Malheureusement, un mouvement brusque me fait renverser le contenu par terre. La colère monte tellement vite que je ne comprends plus rien. J'attrape par le bras le responsable de mon malheur et lui envoie un coup de tête bien senti. Le choc résonne dans mon crâne quelques instants jusqu'à ce qu'un poing dans l'œil me fasse tomber en arrière.

Sonné, je ne réalise absolument pas ce qui se passe mais je ne peux pas m'empêcher de rire, l'adrénaline combinée à l'énervement me donnant la force nécessaire pour me relever. Un autre coup est lancé mais je me pousse pour esquiver, retenu par les corps des fêtards. Malgré tout, je me fais embarquer par deux videurs bien déterminés à me jeter dehors et me débattre ou crier ne change strictement rien.

Mon dos croise le béton et la brûlure des éraflures me dessoûle aussitôt. Je tousse et mets quelques minutes à m'en remettre, assis en tailleur par terre. Mon bras me fait un mal de chien ; si je ne l'ai pas cassé de nouveau, je crois qu'on pourra appeler ça un miracle.

La porte du bar se ferme brutalement et la musique devient lointaine, étouffée. Je ramasse mon T-shirt et allume une cigarette en prenant le chemin de la maison. L'écran de mon portable est brisé alors je peine à lire l'heure mais je distingue trois appels en absence de mon père. J'esquive comme je peux les passants et le rappelle, inquiet.

— Je suis sortis, je n'avais pas de réseau. Qu'est-ce qui se passe ?

— Je... J'avais besoin de parler à mon fils. J'ai appris que ta mère m'avait trompé, explique la voix pâteuse à l'autre bout du fil.

Je m'arrête, surpris par cette nouvelle. Personne ne parle et une fois mon esprit débloqué, je me remets en marche.

— Je rentre, ça va aller d'ici là ? On pourra regarder un film ou faire ce que tu veux. Ça te changera peut-être les idées ? Je suis désolé, papa.

— J'ai un peu trop bu pour regarder quoique ce soit, je dois bien l'avouer. Je m'en veux d'avoir rechuter. Nathalia et moi on s'est battus ensemble contre cette foutue addiction parce qu'on voulait s'en sortir, vous élever dans de bonnes conditions. Et voilà qu'elle fiche tout en l'air. Mais c'est un esprit créatif, elle vit pour ses passions alors que je passe mon temps à travailler.

— Elle te trouve ennuyant, c'est ça que tu veux dire ?

— Probablement. Je ne sais même plus ce qu'elle m'a dit, j'essayais avant tout de garder mon calme. En réalité, je pense que sa maladie n'a pas rendu la tâche facile. Elle n'a jamais pris correctement son traitement et quand elle a voulu le faire, l'argent nous a manqué. Comment veux-tu que je puisse occuper mon esprit à autre chose qu'à travailler ?

Je suis incapable de répondre. Cette maladie que j'ai peut-être, moi aussi, me fait peur. Je la crains et je n'ai pas envie de l'infliger aux autres.

— Je te laisse, il faut que j'aille aux toilettes. Rentre bien.

Je n'ai pas le temps d'ajouter quoique ce soit qu'il raccroche. Personne d'autre n'a essayé de m'appeler. Je me demande si Bjørn et les autres se sont aperçu de mon absence...

Quelques minutes plus tard, je passe le pas de la porte. Mon père est assis sur le canapé, la tête en arrière sur le dossier, les yeux dans le vague, rougis comme s'il avait pleuré. Je prends place à ses côtés tout en essayant d'ignorer la douleur intense dans mon dos, les jambes relevées sur le coussin.

— Eh bien, ta soirée a l'air aussi mouvementée que la mienne, lance-t-il en souriant faiblement. Tu étais avec ton frère ?

— Oui, lui et sa bande. J'ai pas mal bu aussi et un connard a renversé mon verre avant de me taper dessus, réponds-je les mains sur ma poitrine, le cœur battant toujours rapidement, les paupières closes.

— Ton langage, Eskild.

— Oui, pardon. Maman est à la maison ?

— Non, elle est partie mais j'ignore où puisque son boulot ne veut pas la reprendre.

— Et que toi non plus, ajouté-je en me redressant.

Mon père se contente d'un haussement de sourcils avant d'attraper des gâteaux apéritifs traînant sur la table basse.

— Tu as pris de la drogue ? Tu parles vite et tu es bien agité, je trouve. Tu n'es pas fatigué ?

— Hm, j'ai failli en prendre mais j'avais un semblant de conscience qui m'interdisait de mélanger avec l'alcool. Et non, je ne suis pas fatigué, ça va.

— Quand est-ce que tu retournes voir ton psy ?

— La semaine prochaine. Mardi prochain.

Ce mensonge m'échappe totalement. Je n'ai jamais repris de rendez-vous après notre rencontre chaotique de la dernière fois. J'étaistellement mal que j'étais à deux doigts de m'évanouir sur les quais. Il est vrai que parfois, j'ai du mal à m'arrêter ; je suppose que c'est de famille...

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