Chapitre 22 : Eymet
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— Où est-ce que tu vas comme ça, jeune homme ?
Je ferme mon poing appuyé sur le mur et peste intérieurement. Ma mère se poste devant moi et attrape mon bras, le regard froncé.
— Je ne sais pas ce que tu fais depuis que nous sommes ici, mais tu pourrais au moins faire un effort pour ton père. Il est en deuil et tu passes ton temps à t'enfuir de la maison.
Dans la cuisine, j'entends le reste de ma famille échanger des banalités et tout ça me met dans l'embarras. Elle a raison mais je ne peux pas lâcher Aksel non plus. Surtout pas pour son rendez-vous avec la fournisseuse.
— Oh, mon Eymet ! Tu me le dirais si quelque chose n'allait pas, fils ? demande ma mère en posant délicatement sa main sur ma joue.
Ses yeux emplis d'inquiétude me fendent le cœur. Mais un bruit de moteur devant la maison m'indique qu'il faut que je trouve une solution.
Non, maman. Je ne peux rien te dire et je vais te mentir, mais c'est pour ton bien.
— Oui, bien sûr. Je dois vraiment filer, j'ai un rendez-vous avec... une fille.
Son visage s'illumine. Bingo.
— Vraiment ? Alors, c'est ça que tu nous caches ? Comment s'appelle-t-elle ?
— Veronica.
— Et moi qui pensais que tu allais voir ton amie Deepali. Dommage, ses parents voulaient vous marier et ils ont de l'argent.
— Je ferai comme si je n'avais rien entendu.
— Tu sais que ça résoudrait beaucoup de nos problèmes...
— Et tu sais que je vous aime, papa et toi, mais il est hors de question que je participe à ces traditions arriérées. Je peux y aller, maintenant ?
Un hochement de tête me confirme que mon stratège fonctionne, mais je peine à savoir si cette idée était sérieuse ou non. Dans la camionnette de Samuel, je me retrouve une fois de plus à l'arrière comme un prisonnier en compagnie d'un sac plastique. En jetant un œil pendant le trajet, mon cœur s'arrête de battre : un pistolet. Ma gorge se serre. Je n'étais définitivement pas prêt à cette deuxième rencontre. Les souvenirs morbides se bousculent dans mon esprit et je manque d'air. Je m'accroche désespérément à la taule du véhicule, me sentant partir. Une sueur froide me parcourt le dos et la conversation entre Cheveux-blancs et le boss est étouffée, lointaine.
C'est pas le moment de faire un malaise. Allez !
Je cherche frénétiquement mon briquet, les mains tremblantes. La flamme contre ma peau me fait grimacer, sursauter, mais cette décharge électrique remet mon esprit en place quelques secondes. Je me concentre sur ma respiration et fait tourner l'objet pour détourner l'anxiété de son chemin.
La porte de la camionnette s'ouvre d'un coup sec, me procurant une nouvelle frayeur. Samuel me fait signe de descendre alors j'y vais, très peu serein concernant ma capacité à réagir en cas de prise de tête. Je crains que cette fournisseuse soit un Esperanza bis et qu'une nouvelle fusillade éclate ; je serai incapable de tirer. D'ailleurs, je crois bien que je ne retoucherai plus jamais à une arme à feu de ma vie.
Notre point de rendez-vous est un club huppé de Ciudad Juarez. À l'extérieur du grand bâtiment multicolores, une vingtaine de personnes sont agglutinées. Certaines font la queue, d'autres fument, discutent, s'embrassent. Ici, les boîtes ouvrent tôt et la lune commence tout juste à pointer le bout de son nez.
Les éclairages entourant la route principale se mettent en marche et la musique est tellement forte qu'elle résonne dans la rue. Malgré le danger et les armes, les gens n'arrêtent pas de s'amuser, de se distraire l'esprit. La ville est vivante quoiqu'il en coûte et ses citoyens sont là pour le rappeler à travers des sourires rieurs. Cette énergie me rappelle mon quotidien et je me sens un peu chez moi. Ça me fait beaucoup de bien.
Samuel se présente aux videurs avec notre invitation – le carré de LSD – et nous entrons par un couloir au tapis rouge, à la lumière tamisée. La musique se fait de plus en plus forte et explose en arrivant dans la pièce principale où se déhanchent la plupart des fêtards. Le DJ mixe tubes américains et musique latino sur ses platines en hauteur. Certains discutent sur des fauteuils situés sur une plateforme à l'écart. D'autres personnes se tassent autours du bar en contrebas, le tout sous un enchaînement de lumières violettes et roses.
Nous descendons les grands escaliers pour nous frayer un chemin dans la foule. Cheveux-blancs garde ses mains serrées sur les pans de sa veste de survêtement tandis qu'Aksel a les mains dans ses poches de jean.
— Eymet, tu as le pistolet ? demande-t-il à mon oreille.
— Non, je... J'étais incapable de le prendre.
— Pourquoi ça ?
Je déglutis, nerveux ; comment expliquer à quelqu'un qui tue comme si de rien n'était que je ne me remets pas de mon premier assassinat ? Mais ma réponse sera pour une autre fois. Mes bras sont attrapés et plaqués dans mon dos, mes yeux bandés, ma bouche bloquée par une main.
On me pousse à avancer mais je suis pris de panique alors je me tais. Un bruit de porte et un courant d'air froid sur mon visage, c'est tout ce que je parviens à entendre, ressentir. Puis la vue me revient, ma bouche est libérée. Les gorilles prennent nos téléphones avant de partir, nous enfermant dans un sous-sol. Les grandes pierres et l'alcôve amplifiants cette impression d'avoir changé de lieu, la musique à l'étage est à peine audible, à mon grand étonnement.
Je suppose que c'est plus simple d'assassiner quelqu'un comme ça.
Des bruits de talons se font entendre au détour d'une des étagères, dévoilant alors une femme au long manteau et aux cuissardes de cuir noir. Les bras croisés sous une petite poitrine maintenue d'une robe près du corps dans le même ton, c'est bien elle que l'on remarque le plus.
En arrivant devant nous, elle réajuste des lunettes rondes de soleil avant de passer ses mains sur le côté de son carré brun parfaitement lisse.
— Je suppose que vous êtes monsieur Nygård ? Et vous, ses hommes de main ?
Sa voix est plutôt grave pour... Une femme. Une personne transgenre ? Ou une drag queen dealeuse de drogues ? Je n'aurai jamais cru voir ça un jour. Aksel ne semble pas déconcerté et s'avance, libéré de toute entrave. Il tend une main en guise de salutation que la femme d'affaires serre tout d'abord gracieusement avant de le tirer contre elle. Le boss se crispe mais ne fait pas un geste, attendant certainement de voir quelle hostilité l'attend.
— Et vous êtes Carmen, je présume ?
— Exactement. Maintenant, dites-moi le motif de votre venue ?
Les deux se séparent et je vois la main d'Aksel trembler, à mon grand étonnement. Un autre truc étonnant est le manque de vérification en ce qui concerne nos armes. Personne ne vérifie si nous sommes armés et elle nous voit seule. Soit elle n'a absolument pas peur pour sa vie, soit sa robe cache une excellente doublure en kevlar dernier cri.
— Je cherche un nouveau fournisseur et on m'a recommandé votre savoir-faire. Je dirige le plus gros marché de New-York et j'ai de nouveaux clients tous les jours alors je cherche à diversifier mes ventes.
Carmen émet un petit rire aigue et attrape avec élégance une bouteille de vin. Elle disparaît brièvement derrière une des rangées pour apporter des verres qu'elle nous distribue. J'accepte d'être servi mais je garde mes sens en alerte.
— Écoutez, monsieur Nygård. Il se trouve que les nouvelles vont vite ici, et l'affaire de fusillade chez Esperanza s'est répandue comme une traînée de poudre, explique-t-elle tout en effectuant un petit mouvement de pendule avec son verre. Il faut être sacrément couillu pour s'en prendre aux cinglés du MS-13.
Le MS-13 ? Leurs agressions à la machette et la violence dont certains membres font preuve ne passe pas inaperçu. Bon sang, Aksel s'est bien gardé de me le dire. Je crois que je vais faire une syncope. S'il y a bien des gens qu'il faut éviter d'irriter, ce sont bien eux.
— Quel rapport avec ma requête ? Où est-ce que vous voulez en venir ?
— Comment savoir si je peux vous confier ma marchandise après une trahison de la sorte ?
— Si vous étiez mieux renseignée, vous sauriez que c'était un acte purement défensif. Esperanza a refusé de me vendre la cocaïne habituelle parce qu'il voulait me refourguer sa merde. Et il est hors de question que je donne ce truc à mes clients.
— Je pensais que vous aimiez prendre des risques ?
— Quel intérêt j'aurai à tuer ma clientèle ? Et surtout, si cette substance fonctionne, nous courrons à la catastrophe.
— Ah oui ? Je trouve ça pourtant fantastique. Les supers héros font rêver et ce, depuis longtemps. Les films font exploser les box-offices et les produits dérivés se vendent comme des petits pains. Le marché autour de ce thème ne cesse de grandir parce que chacun veut pouvoir sortir de son quotidien. Avec mon argent, je peux m'acheter tout ce dont je désire. Mais l'ennui s'installe rapidement une fois l'adrénaline passée et à la fin de la journée, je me retrouve à dormir comme un être humain ordinaire, à manger comme tout le monde.
— Je sais très bien où vous voulez en venir mais les risques sont trop grands.
— La science n'a pas évoluée du jour au lendemain. Il a fallu tester, blesser, tuer.
Aksel serre les dents, faisant ressortir les traits carrés de sa mâchoire. Moi, je n'ai pas touché à mon verre, bien trop intéressé par cette question éthique qui porte à débat. Je ne m'attendais cependant pas à vivre ce genre de discussions avec des barons de la drogue.
— Alors, si vous pouviez voler, posséder une force surhumaine ou jeter des éclairs sans conséquences, vous refuseriez ? reprend Carmen après avoir bu la moitié de son verre.
— Il y a toujours des conséquences, se contente de répondre le boss.
La femme d'affaires se tourne alors vers moi, puis vers Cheveux-blancs, silencieux jusqu'ici, adossé à un des murs. Je sens qu'elle attend une réponse de notre part mais j'ignore si elle aura des répercussions sur notre possible marché.
— Honnêtement, je dirai sans doute non. Nous restons des humains, comme vous le dites si bien et l'humain n'est pas dépourvu de défauts et surtout pas de méchanceté.
Samuel s'avance à côté de moi et termine son vin d'une traite.
— Moi, j'accepterai sans problèmes.
La baronne affiche un sourire espiègle et se concentre de nouveau sur son interlocuteur principal.
— Quel intérêt d'avoir cette discussion ? Vous souhaitez me vendre la même chose qu'Esperanza ?
— Non, je ne possède rien de tout ça, même si ce n'est pas l'envie qui me manque. Je voulais simplement votre avis sur la question et maintenant que je l'ai, venons-en au fait. J'ai déjà une cliente fidèle à New-York.
— Son nom ne serait pas Kavinsky, par hasard ? demande Aksel d'un ton méfiant. Nos relations sont plus que tendues, je n'ai pas spécialement envie de travailler avec elle.
— Oh, vous vous connaissez ? Je comprends votre désarroi mais il me semble qu'actuellement, monsieur Nygård, c'est vous qui avez besoin de moi. Et vous mettre en compétition me semble plutôt amusant pour augmenter mes profits.
— Vous êtes consciente que je pourrai simplement vous tuer maintenant et m'en aller avec votre pactole ?
— Vous me prenez pour un nouveau-né ? ricane Carmen en s'avançant dangereusement.
Son visage presque collé à celui du boss, sa voix devient soudain bien plus menaçante.
— Ce serait du suicide, mes hommes sont partout. Même si vous sortiez d'ici vivants, vous seriez poursuivi, même dans votre propre pays. Et je ne parle même pas de votre petite-amie. Qui sait ce qui lui arriverait entre leurs mains.
La femme d'affaires recule sous un soupire d'Aksel.
— Bon, d'accord, admet-il en répondant à sa poignée de main. Mais ne vous avisez plus de menacer ma femme.
— Tant que personne ne menace personne, tout ira pour le mieux.
Son sourire est terrifiant de sous-entendus et je ne suis définitivement pas à l'aise ici. Entre la tension qui règne et l'espace exigüe de la cave, j'étouffe. De plus, la révélation concernant le MS-13 m'inquiète particulièrement. Je crains les conséquences qu'il pourrait y avoir sur ma famille.
Les barons se saluent et nous quittons enfin l'endroit, yeux bandés et poignets liés, escortés par les hommes de tout à l'heure. Une fois nos téléphones rendus, Aksel décide qu'il est temps de prendre un verre, s'asseyant rapidement au bar pour commander la bouteille de whisky la plus chère de l'établissement. Samuel et moi prenons une simple bière et aucun de nous ne se décide à parler de la situation.
Ce qui semblait être un simple voyage de courtoisie s'est transformé en véritable bordel, et je sens que je ne suis pas au bout de mes surprises.
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