Chapitre 17 : Eskild

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— Alors, Eskild ? Vous voulez parler de quelque chose en particulier ?

Le médecin en face de moi est un jeune à lunettes, la trentaine je pense, cheveux courts bruns, barbe de trois jours, habillé comme le cliché que l'on se fait d'un psychiatre. Il paraît sympathique mais je me demande encore pourquoi je suis venu.

En fait, si. C'est la curiosité et l'envie de savoir si Eymet avait raison à mon sujet. Et puis, si je dois porter ce plâtre au moins six semaines sans pouvoir travailler, autant occuper mon temps de manière utile. Ça fait une semaine qu'il est parti d'ailleurs, et on ne s'est pas recontacté depuis la nuit du dîner.

— Hum, je ne sais pas. De quoi est-ce que je suis censé parler ? C'est la première fois que je vais voir un psy.

— Vous êtes impressionné ? Vous semblez nerveux, en tout cas.

Assis sur l'un des vieux fauteuils du cabinet, je tire discrètement sur les fils de mon pull en laine orange et noir, complètement mal à l'aise dans cette situation que je ne pensais pas affronter un jour.

— Un peu. Je ne sais pas ce que vous allez me dire et je n'ai pas l'habitude de raconter ma vie aux inconnus.

L'homme commence à feuilleter son dossier.

— Vous êtes le jeune qui a eu un accident de voiture, si je ne me trompe pas ? C'est votre ami qui vous a recommandé cette visite ?

— Oui, c'est bien ça. Il m'a dit que mon comportement était louche mais j'ai du mal à comprendre ce qu'il voulait dire par là.

— Eh bien, nous pouvons déjà explorer cette piste, si vous le voulez. Dans mes souvenirs, il a mentionné que votre mère était atteinte d'un trouble bipolaire.

— Oui mais je ne pense pas que ce soit ça, rétorqué-je en déviant le regard vers la grande bibliothèque.

Le médecin m'offre un sourire amusé qui me rend perplexe.

— Qu'est-ce qui vous fait dire ceci ? demande-t-il en croisant les bras, enfoncé dans son siège.

— Je ne pète pas les plombs comme elle.

— Toutes les personnes bipolaires ne « pètent pas les plombs », se met-il à rire. D'ailleurs, j'ai suivi votre mère pendant un certain temps, avant qu'elle ne soit prise en charge par l'hôpital psychiatrique.

— Oh. Donc vous savez comment elle est.

— On peut dire ça mais je n'en dirai pas plus pour préserver la confidentialité. En parlant de ça, il me paraît bon de rappeler que tout ce que vous direz ici ne sera pas répété ailleurs.

— Oui, bien sûr. Je parie que vous le faites bien pendant les pauses café avec les autres collègues, répliqué-je en soufflant.

— On peut m'attaquer enjustice pour ça, donc je n'oserai clairement pas. Et puis, ce n'est pas monbut. J'ai d'autres hobbies, dans la vie, continue-t-il de sourire.

J'arrête de tripoter mon pull et m'avachis dans mon siège, ma main droite valide posée sur ma cuisse.

— Si vous le dites. En tout cas, Eymet ne m'a pas dit en quoi il me trouvait bizarre. Les seuls changements que j'ai notifiés étaient ma... Libido... Plus forte que d'habitude, dis-je avec une hésitation de gêne. Et mes pensées un peu trop intrusives.

Il commence à noter sur son petit carnet noir et je ne peux pas m'empêcher de me demander ce qu'il peut bien écrire dedans.

— Intrusives ? Vous pouvez développer ?

— Elles sont nombreuses et se bousculent tellement qu'elles disparaissent presque aussitôt. Je ne sais pas vraiment comment expliquer. Je dis qu'elles sont intrusives parce qu'elles m'empêchent parfois de me concentrer sur ce qu'on me dit ou ce que je fais. Parfois, elles sont un peu... Brutales.

C'est la première fois que je mets des mots sur ce qui se passe dans ma tête et c'est étrange, je dois bien l'avouer.

— Brutales ? répète le médecin en fermant son carnet.

— Vous ne notez plus ?

— Je noterai plus tard. J'ai besoin de vous écouter et de discuter avec vous.

— D'accord. Ce que j'entendais par-là, c'est qu'il y avait des idées suicidaires dans le tas.

— Comme cet accident ?

Mes lèvres se pincent automatiquement et mon poing se serre tandis que mon cœur continue de battre dans tous les sens.

— Je crois, oui. Peut-être. En tout cas, c'est tout ce que je peux vous dire. Moi, j'ai l'impression que tout est assez normal. Enfin, je sais que quelque chose cloche mais...

Les mots restent bloqués dans ma gorge et mon regard se retrouve sur le tapis aux motifs abstraits. Avouer ce que je pense, c'est une douleur à laquelle je n'ai pas envie d'être confronté.

— Prenez votre temps. Je m'excuse si je vous ai poussé, ce n'était pas mon intention.

Mais c'est sans doute le moment de le faire. J'ai des soucis et il est temps de l'admettre.

— Je... Je crois que j'ai un problème, moi aussi.

— C'est un excellent début de poser un mot là-dessus. Je vais vous poser d'autres petites questions pour vous laisser le temps de souffler un peu, concède le médecin en rouvrant le carnet.

Une certaine tristesse me prend aux tripes et je lutte fortement pour ne pas fondre en larmes, alors je me contente d'un hochement de tête. J'ai du mal à croire que j'ai réussi à prononcer ces mots.

— Consommation de drogue ? D'alcool ? demande le psychiatre en recommençant à noter.

— Parfois pour la drogue. Souvent pour l'alcool, je suppose.

— Souvent ?

— Au moins une fois par jour, je crois. Souvent de la vodka, du whisky ou de ce genre.

— Je vois. Vous sortez beaucoup ? Faire la fête avec vos amis, par exemple.

— Non, enfin plus en ce moment parce que je travaille jusque tard. Du moins, avant de me retrouver avec ce plâtre. Sinon, je ne pourrai pas vous dire le rythme, je ne faisais pas attention.

— D'accord. Et dans votre famille ? Comment ça se passe ?

Cette question, je l'attendais et je suis étonné qu'elle n'ait pas été posée plus tôt. J'esquisse un sourire et hausse les sourcils brièvement. Comment parler de ma famille, au juste ? Je me vois mal parler de mon frère agressif. Avant qu'Eymet ne m'en parle, je croyais que c'était normal et s'il n'avait pas été là, j'aurai sans doute continué de le penser.

— Normalement, je dirai. Je m'entends bien avec mes parents. Sinon, j'ai un grand frère avec qui je ne suis pas très proche, dis-je finalement en croisant les bras à mon tour.

Le médecin griffonne quelque chose puis regarde sa montre.

— Bien. Il nous reste encore quelques minutes et vous serez libérer, dit-il avec un grand sourire bref.

Décidément, il est insupportable à faire ça. J'ai du mal à savoir s'il se paye ma tête ou non.

— Alors ? Vous pouvez me donner votre diagnostic ? demandé-je, impatient de sortir d'ici.

— Un diagnostic ne s'établit pas en une séance, j'aurai besoin que vous reveniez pour me faire un avis plus définitif. Nous n'avons quasiment rien abordé, j'ai encore plein de choses à vérifier.

— Génial. J'ai hâte de revenir... !

En sortant du cabinet, je souffle un grand coup et sors une cigarette, tremblant, avant de mettre mes écouteurs. La pression redescend petit à petit et je me rends compte à quel point j'étais angoissé par ce rendez-vous. J'avais peur de ce fichu diagnostic pour rien. Ça n'a rien donné à part m'embourber encore plus dans mes pensées.

Je termine de fumer et soudain, je ne me sens plus moi-même, plongé dans une anxiété mélangée à de la colère. Je marche d'un pas déterminé mais je ne sais pas vraiment ce que je fais. Je suis en pilote-automatique. En colère contre mon cerveau qui est en train de se rendre compte de beaucoup de choses. Tout le monde m'observe et j'ai l'impression qu'on va me tomber dessus. En colère contre Jenny parce qu'elle m'a forcé.

J'arrive finalement dans une supérette en tentant d'ignorer la sensation désagréable que quelqu'un me suit et me dirige vers le rayon des alcools. En colère contre ma mère parce qu'elle m'a probablement refilé sa maladie stupide. J'attrape trois bouteilles de rhum et me dirige à la caisse. La caissière, une femme toute maigre aux joues creuses en train de mâcher un chewing-gum me regarde de haut en bas avec dédain avant d'annoncer le prix. En colère contre le psychiatre qui n'a pas l'air de me vouloir du bien.

— T'as quel âge ? demande-t-elle d'une voix éraillée par la cigarette.

— Vingt-et-un. Je peux payer en cash, réponds-je froidement.

Elle produit une bulle qui éclate dans un son agaçant, me faisant serrer les dents, puis tend la main pour recevoir l'argent. Après avoir payé, je prends le sac contenant les bouteilles et sors rapidement du petit magasin. En colère contre mon frère pour m'avoir fait tant de mal et éduqué dans la violence.

J'ai envie de m'enfuir d'ici. De partir loin, comme si le faire allait dégager toute la douleur que je trimballe au fond de moi. Mon problème, c'est ça : je la garde depuis trop longtemps et je ne sais pas quoi en faire. Alors je bois. C'est une solution de facilité. En colère contre Eymet parce que je l'aime et qu'un jour, je parie qu'il ne voudra plus d'un mec toxique comme moi.

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