Chapitre 15 : Eskild
[ ? ]
Le lendemain, je suis réveillé par un tapotement. En allant me coucher hier, j'ai constaté que le verrou avait été changé, à ma grande surprise. Je soupçonne Bjørn, étant donné que mon père était au travail. Est-ce qu'il aurait trouvé la raison par un miracle inattendu ?
Sans attendre de réponse, le visiteur pousse la porte déverrouillée et s'avance jusqu'à mon lit, les mains dans les poches de son jogging noir, les yeux mi-clos habillés des cernes apparentes.
— Écoute, je suis vraiment pas en état, là. Va trouver un autre punching-ball pour tes délires mégalos à deux balles, soupiré-je après m'être raclé difficilement la gorge.
Bjørn semble vidé de toute émotion, son air est presque triste.
— Je viens pas pour ça. Maman rentre bientôt, papa est allé la chercher chez les fous, explique-t-il bien plus calmement qu'à l'habitude. Comment tu vas ?
Je passe sur le terme « fou », n'ayant pas l'énergie de le reprendre, mais l'envie est là.
— C'est bien la première fois que tu me demandes comment je vais en dix-sept ans. Ta bagarre d'hier t'as remis les idées en place ? Ou t'as mangé des carottes comme Eymet t'as conseillé ? me moqué-je froidement, sur la défensive.
— Très drôle. On m'a dit que t'avais failli mourir hier, donc bon...
— Ah, donc il fallait que je sois au bord de la mort pour que tu te soucies d'être un bon grand-frère ? J'aurai dû me mettre en danger pour de vrai il y a longtemps.
Son regard fuyant trahi un malaise évident mais je m'en fiche. Il le mérite et même des excuses ne changeraient rien à tout ce qu'il m'a fait subir.
Il est cependant sauvé par le retour des parents souligné par le grincement caractéristique de la vieille porte d'entrée.
— J'te laisse avec maman. Je vais apporter des CV.
— Carrément ? C'est toi qui as eu un accident, non ? m'étonné-je en continuant mes railleries. T'es tombé sur la tête ?
Mais il ne répond pas. À la place, il sort de la pièce pour être remplacé par ma mère, les traits tout aussi tirés que lui, ses cheveux verts en pagaille et son sourire chaleureux.
Elle s'assoit sur mon lit et m'observe longuement tandis que je me redresse, essayant de placer mes oreillers derrière mon dos. Je peste alors elle le fait pour moi et rabat la couverture jusqu'à mon cou.
Sa présence me fait du bien. Elle m'a manqué et on a rarement besoin de se dire les choses pour se comprendre. Étrangement, c'est d'elle dont je me sens le plus proche, sans doute parce qu'elle m'a accompagné dans le dessin quand j'étais petit et qu'elle a toujours aimé mon art.
— C'était comment ? demandé-je afin de briser le silence.
— Comme d'habitude. Le psy, le changement de médicaments, la surveillance... Et toi ? Tu m'as l'air bien lucide pour quelqu'un qui a eu un accident.
— Il faut croire que je me remets vite.
— Tu réalises la gravité de la situation, tout de même ?
— Bien sûr. Mais la vie continue et il faut vite que je me remette sur pied, tu sais que je déteste ne rien faire.
— Tu es comme moi, quoi ! fait remarquer Nathalia en lâchant un petit rire. Tu as pu avancer ta bande-dessinée dont tu me parlais l'autre fois ?
— Un peu, mais j'ai été pris par mes sorties avec... Mes amis, dis-je avec hésitation.
— Ah oui ! Ton père m'a parlé d'un certain Eymet. On pourrait l'inviter à manger pour le remercier de t'avoir secouru, tu ne crois pas ?
Cette idée me parait soudain farfelue, mais l'instant d'après, il est vrai que j'en ai toujours eu envie. Envie qu'il rentre par la porte d'entrée comme tout le monde, qu'il dine à notre table, qu'il se douche ici avec moi pour éviter de faire trop de bruit...
— Effectivement, tu as de bonnes idées parfois, réponds-je en remontant la couette jusqu'à mes joues pour cacher le rouge qui s'en dégage. Je vais lui proposer pour lundi, c'est son jour de repos.
— Très bien lundi, je note. Tu me diras ce que vous voulez manger, lance ma mère avec contentement. J'ai hâte de le rencontrer.
— J'en doute pas. Tu reprends le travail, d'ailleurs ?
— Il va bien falloir. Du moins, je ne sais pas comment va réagir ma chef. C'est la deuxième fois que je suis hospitalisée, ce mois-ci.
— Tu penses que ça ira mieux, un jour ? demandé-je avec une pointe d'espoir dans ma voix enrouée.
Mais Nathalia se contente d'un sourire en caressant ma joue.
— Je vais ranger mes affaires. Et prendre une bonne douche ! N'hésite pas à dire à ton père si tu veux qu'il cuisine quelque chose en particulier.
Je lui rends son sourire et la regarde quitter la chambre, la gorge serrée. Son geste semblait désespéré et ça me fait mal au cœur. Je n'ai plus envie de la voir souffrir comme ça. Ça me ronge et je ne sens totalement impuissant.
Mes yeux deviennent humides en pensant au pire et je renifle lorsque la porte se ferme. Je songe alors à ce que m'a dit Eymet concernant mon attitude et mes idées envahissantes, autant que ma sexualité. Et si, moi aussi, j'étais malade ? C'est ça qu'il a voulu me dire. Il craint que je le sois et je le comprends. C'est terrifiant et la fin n'a jamais l'air très joyeuse.
***
Je passe le week-end à continuer ma bande-dessinée et à manger à peine tout en essayant de ne pas me plaindre à outrance de la douleur dans mon corps. Le lundi matin, Eymet et moi nous rendons au parc pour rencontrer une nouvelle fois Harper Gacy dans les gradins.
— Eh bien, qu'est-ce qui s'est passé ? lance-t-elle en désignant mon plâtre.
— Accident de la route pendant la course.
— Comment c'est arrivé ?
— J'avais bu, ça devait être pour ça, éludé-je en m'asseyant. D'ailleurs, j'espère que les flics ne vont pas m'arrêter.
— Je me chargerai d'effacer cette information, j'ai un minimum de pouvoir là-dessus, mais veille à ce que ça ne se reproduise pas. Est-ce que vous avez des nouvelles concernant notre affaire ?
Nous allumons une cigarette pendant que je me persuade que je ne me ferai jamais arrêter, mais d'un autre côté, j'ai un gros doute là-dessus. Mon dossier ne fait que s'allonger, ça m'étonnerait que les tribunaux laissent passer autant de délits.
— Un poste de mécano s'est libéré chez Aksel et son associé m'a appelé pour me dire qu'il m'embauchait en temps partiel, indique Eymet. Je commence aujourd'hui après notre rendez-vous.
— Pour ma part, j'ai réussi à mettre sa femme de mon côté et je serai son chauffeur personnel. Ça me permettra d'être au plus près de leurs conversations si tout se passe bien, expliqué-je à mon tour.
— Très bien. Je vais vous laisser. Rétablis-toi bien, Hagen. On a besoin de toi en forme, concède Gacy en se levant.
Elle jette son mégot dans la poubelle et quitte le stade. Nous attendons quelques minutes et faisons de même en rejoignant la voiture pour partir en direction du garage.
— C'est quoi cette histoire avec Jenny, encore ? demande-t-il, suspicieux.
Je me doutais bien qu'il allait me poser la question. Ça ne m'arrange pas, je n'ai pas envie d'aggraver mon cas, mais je n'ai aucune envie de lui mentir.
— Avant le restaurant, je suis allé l'amener à la plage sur demande d'Aksel. Sur le trajet, elle m'a dit qu'elle protégerait mon secret avec toi si je protégeais le sien.
— Quoi ? Mais Aksel est au courant pour le pistolet et tout le reste ?
— Ah, oui ! Je ne sais plus ce que je te dis ou non. Il est effectivement au courant hormis de la tromperie de Jenny, bien sûr. Bref, elle a voulu remettre ça après m'avoir convaincu de se taire parce que son mari est aussi homophobe que raciste.
Eymet tourne quelques instants son visage vers moi, les sourcils froncés comme je les ai rarement vu.
— Bon, je ne suis pas étonné pour Aksel. Mais que sa copine ait voulue te sauter dessus une seconde fois... Qu'est-ce qui s'est passé ensuite ? J'aime avoir raison mais pas dans ce cas-là.
— Justement, je refusais que tu aies pu prédire ce qui allait se passer alors, je l'ai repoussé puis j'ai cédé malgré moi. C'était un automatisme stupide, comme la fois d'avant. Puis j'ai fait une sorte de crise de panique et elle est partit.
Eymet se tait, visiblement pensif quant à la situation et au fait que nous arrivons bientôt au garage. Il se gare et son silence me met vraiment mal à l'aise. Je n'arrive pas à savoir ce qu'il ressent et ça m'angoisse bien plus que tout le reste. J'aimerai éviter de le blesser autant que possible, surtout depuis que j'ai compris qu'il ne s'agissait plus simplement de plaisir physique, lui et moi.
— Je ne comprends pas comment on est arrivé là en l'espace d'une semaine, dit-il finalement, l'air sombre, sans un regard vers moi. C'était facile, avant. On se voyait, on couchait ensemble, on rigolait ensemble, on conduisait, on livrait pour Aksel.
Mes ongles se réfugient automatiquement sous mes dents et les mordiller me permet d'ignorer un peu les battements de cœur bien trop forts pour dire que cette discussion ne me fait rien. Je ne comprends vraiment pas où il veut en venir et pour être honnête, je ne suis pas sûr de vouloir entendre la suite.
— Tu veux tout arrêter ? lancé-je en voyant qu'il ne semble pas décidé à continuer.
— Non, Eskild. Je me rends simplement compte que non seulement, on s'est fichu dans un bordel sans nom qui n'a plus rien d'amusant, mais qu'en plus, il faut se rendre à l'évidence : toi et moi, ce n'est plus que du sexe. Il y a autre chose et personne n'ose le dire.
Mes ongles se détachent de ma bouche, bien trop surpris par son discours. Je m'attendais à tout sauf à ça.
— Et c'est une mauvaise chose ?
— Je ne sais pas. Pour tout te dire, c'est la première fois que ça m'arrive, et je n'ai aucune idée de ce qui a provoqué ça. Ni comment le gérer, dit-il en esquissant un sourire, avachis contre l'appuie-tête.
Son visage se tourne vers moi et je me sens rougir.
— J'ai sans doute été un peu trop direct avec toi, ces derniers-temps. C'est ma faute.
— Je crois qu'on a tous les deux peur de nos sentiments l'un envers l'autre et ne pas en parler permettait de se cacher de cette peur. Alors, je pense que tu as sans doute bien fait. Il est temps d'arrêter de fuir, tu ne crois pas ?
Mon cœur bat tellement fort que j'en ai le tournis. Son sourire me bouleverse, tout comme ses mots. C'est fou ce que ça peut être fort des mots. De simples lettres mises bout à bout qui me mettent dans un état proche du malaise tant les émotions ressenties sont fortes.
— Eskild ? s'enquit Eymet. Tu fais une tête bizarre. Excuse-moi, tu n'es pas en état et moi je te parle de tout ça.
— Non, non ! Je me disais juste que ça avait l'air génial. Enfin, qu'on devrait en parler, effectivement, dis-je aussitôt en essayant de rester calme. Pourquoi pas ce soir ? Ma mère t'invite à dîner, on aura tout le temps de discuter ensuite.
— Sérieusement ? Ouais, ce soir, ça me paraît bien. Je vais travailler, envoi-moi l'heure dans la journée.
Eymet se penche vers moi et attrape mon menton entre ses mains, déposant un baiser sauvage sur mes lèvres avant de récupérer un skate à l'arrière qu'il me tend.
— Tiens, tu l'avais oublié dans la voiture de May alors elle me la rendu en passant au restaurant hier.
Je le remercie puis sors de la voiture, un sourire niais embellissant mon visage alors que je l'observe s'engouffrer dans le garage.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top