Pardonner est parfois trop dur

Extrait du journal intime de Wolfgang Sebastian Ludwiczak

Je ne sais pas si je leur en veux. Quelque part, oui, certainement. Ils étaient tous pour moi. Des parents, des amis, des confidents, ma seule famille et en même temps des professeurs exigeants. Julien a toujours été présent pour moi. Je sais pas si j'ai le droit de le haïr. Tout enfant, je l'adorais.

C'était bien plus que de l'estime, le sentiment que je ressentais à son égard. Il était le soleil pour moi, un astre brillant, trop fort pour mes yeux d'enfant, mais aussi indéniablement magnifique. Je ne me lassais pas d'écouter ses histoires, comment il avait vaincu un puissant démon, comment il avait passé la plus belle des nuits dans les bras d'un autre homme, la manière dont ma mère était lorsqu'elle était une petite fille, leurs jeux d'enfants, heureux et naïfs. Tout en lui brillait de mille feux.

Je n'avais que trois ans lorsqu'il me fit partager son entraînement quotidien. Mais j'avais adoré. Je me sentais si fort lorsqu'il était avec moi. J'avais l'impression que le monde pouvait s'effondrer autour de nous, peu m'importait, tant que j'étais avec lui, avec elle, nous formions une véritable famille. Lorsqu'elle est tombée malade tout s'est effondré autour de moi. Il est indéniable que la maladie de Kathy a touché aussi Julien. Comme il est inévitable qu'il en est souffert.

Ce que je lui reproche c'est de l'avoir masqué comme il savait si bien masquer ses sentiments, lorsque ça n'allait pas personne ne pouvait le savoir avec lui. Mais c'était pas n'importe qui, et ce n'était pas un simple mal passager. On savait très bien tous les deux ce qui la rongeait. Et aucun de nous deux n'a versé une larme lorsqu'elle est partie. Aucun de nous deux.


Lorsque j'étais tout petit, je me souviens très bien des moments que nous passions ensemble tous les trois. Je ne sais pas à quel moment elle est tombée malade, qui aurait pu croire qu'elle l'était? Elle me prenait si souvent dans ses bras qu'on pouvait se demander si elle ne craignait pas à tout instant de me perdre, et peut-être que c'était une crainte qui ne la quittait jamais.

Nous étions tellement heureux tous les trois. Cette période m'apparaît aujourd'hui comme bénie. Jusqu'à mes six ans, tout me paraissait tellement facile, à moins que ça ne soit une impression qui me soit resté. Julien était toujours présent. Jamais trop. Il était là. Et nous le savions, Kathy et moi.

Pourtant il y avait toujours cette nécessité d'être ensemble, elle ne pouvait rester trop longtemps loin de moi et je ressentais ce même besoin comme vital. J'étais pourtant un petit garçon indépendant, toujours curieux, rien ne me rassasiait, j'avais besoin de savoir, toujours envie d'en savoir plus.

Julien me raconta plus tard comment je pouvais faire preuve d'intelligence à un point qui l'étonnait toujours. Mes questions, comme peuvent en poser tous les enfants, étaient plus pointues qu'on aurait pu le soupçonner, et je semblais comprendre beaucoup de choses juste en observant. Julien adorait m'apprendre un tas de choses bien que Kathy n'ai jamais été tellement d'accord avec sa manière de m'éduquer, mais elle le laissait faire. Je crois qu'elle n'a jamais été jalouse de la relation privilégiée que nous avions, comme Julien ne s'est jamais montré jaloux ou méfiant à propos de cet amour presque filial qui existait entre Kathy et moi.


Mais cette période n'a pas durée. Comme toute les bonnes choses en ce monde sinistre. Kathy est tombée malade. Julien savait peut-être ce qu'elle l'avait, mais il ne me l'a jamais dit. Cela aussi je le lui reproche. Et il le savait. Son état a rapidement été de pire en pire, elle perdait du poids à vu d'oeil, et son teint se rapprochait de plus en plus de celui de la mort. Même un enfant pouvait le deviner. J'avais 7ans lorsqu'elle ne pouvait plus se lever tant elle manquait de force.

Julien m'entraînait de plus en plus fort, il ne se limitait plus, comme s'il avait peur que Kathy parte et me laisse seul dans ce monde si dur pour un enfant seul comme il le disait lui-même. Je ne lui reproche pas cet entraînement martial. Je sais que c'est pour mon bien, et je sais aussi qu'il avait besoin d'être rassuré, de savoir que je serais fort, aussi fort qu'elle l'avait été par le passé.

Plus elle allait mal, plus il me racontait des histoires de lorsqu'elle allait bien et plus je me sentais prisonnier, comme retenu par l'amour qu'il me portait, incapable d'agir pour la sauver. Julien essayait de me remonter le moral, mais il savait que j'avais compris. Un enfant aussi intelligent que je pouvais l'être savait que Kathy allait mourir, savait qu'il n'y avait rien qui puisse la sauver et savait qu'après sa mort il n'y aurait plus rien à sauver. Cette période fut la plus sombre de ma vie. Je me mis à le détester de ne pas montrer son chagrin, à le détester parce qu'il ne faisait rien pour la sauver, pour de mauvaises raisons.


Après la mort de Kathy, qui remonte à trois ans à présent, Julien préférait rester seul. Moi qui lui en voulais tant, je quittais souvent le manoir où nous vivions pour aller à Varsovie, dans le centre ville. Je me sentais comme un esprit opprimé depuis des années, qui avait besoin de s'ouvrir au monde, comme si l'on m'avait libéré de prison. L'horreur qui régnait autour de moi me paraissait belle parce qu'elle ne m'atteignait pas.

Je pouvais rester des heures dans la rue sans manger ni boire, sans me soucier de quoi que ce soit, à observer ce monde survivre. Les autres me prenaient parfois en pitié, parfois ils se contentaient de m'ignorer, mais ça n'était rien en comparaison de ma peine, cette souffrance qui s'abattait sur moi quand je retournais au manoir. La vie dans la rue était devenue une nécessité. Je ne pouvais plus rester auprès de Julien. La mort de Kathy l'avait transformé... ça n'était plus l'homme que j'avais connu, que j'avais admiré.

Finalement j'aurais préféré qu'il pleure, qu'il se mette à hurler, qu'il évacue sa colère et son chagrin, tout plutôt que ça. Son silence et son mutisme... Je me sentais si seul lorsque je revenais au manoir, et la seule manière que j'avais trouvé de l'éveiller était de me disputer avec lui. Rapidement il me dit des horreurs. Que je n'aurais jamais dû venir au monde, que j'étais une erreur de la nature. Peut-être avait-il seulement peur de me perdre comme il avait perdu Kathy.

Je savais qu'une épée de Damoclès pendait au-dessus de ma tête car un jour je me transformerais en loup et à ce moment là, la malédiction opérerait. Je perdrais toute mon humanité. Il me l'avait conté enfant, mais à présent, j'étais assez vieux pour comprendre. Il avait raison. Mais j'étais trop aveuglé par ma colère pour l'écouter. Je l'ai haïs et il me l'a bien rendu.

La dernière fois que je suis venu au manoir, il m'a sorti la pire des horreurs. Je lui ai planté un poignard si proche du cœur et je suis parti. Je ne pourrais jamais revenir en arrière. Le revoir, l'entendre, ça serait trop douloureux. Jamais je ne pourrais lui pardonner. Alors je suis parti, sans jamais regarder en arrière. Je me demande s'il y ai encore. Ça fait trois ans. Il est sans doute parti à présent.

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