Chapitre 4

Le lendemain je trainai au lit jusque près de midi. Je ne pouvais pas dire que j'avais bien dormi. J'étais moulu après mon affrontement de la veille avec le fey, j'avais hérité d'une magnifique collection d'hématomes de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel autour du cou et sur mes flancs, j'avais du mal à déglutir et mes muscles concourraient pour savoir lequel était le plus endolori. Plus inquiétant, ma cheville gauche avait doublé de volume. Je n'arrivais plus à me souvenir d'à quel moment de la nuit je me l'étais foulée. Soit lors d'une de mes rencontres avec le mur ou le sol, soit quand j'avais dégringolé à la hâte le long de la corde pour fuir la grande maison. J'avais même laissé mes clous fixés au murs de pierre, ce qu'avec le recul je regrettais, mais j'avais eu trop peur et avais été trop impatient de m'échapper.

En prime, les évènements de la veille avaient tourné et retourné dans ma tête pendant que je cherchais le sommeil. La peur que j'avais éprouvé revenait par vague, tout comme l'image du grand alpha ensanglanté et mourant. Je ne savais pourquoi je restais focalisé sur son état et pourquoi je me souciais de s'il était encore en vie. C'était loin d'être la première fois que j'assistais à une confrontation mortelle et j'avais eu plus que mon compte d'images de tortures et de souffrance mais allez comprendre, je me sentais plus touché qu'à l'accoutumé. Peut-être parce que, même s'il ne m'aurait montré aucune indulgence s'il m'avait chopé avant le Sidhe, il m'avait délivré de l'attaque du fey. Ou peut-être parce qu'à force d'avoir espionné tous ses déplacements durant des jours j'avais l'impression de le connaitre un peu. Ou peut-être tout simplement parce qu'il avait un joli petit cul, allez savoir, mais je me sentais étrangement concerné par sa survie. En plus de cette inquiétude irrationnelle, une autre source d'angoisse, bien plus justifiée cette fois, me tenaillait. Moi qui me targuais de ma capacité à effectuer mes vols tout en restant discret et invisible, pour le coup, c'était bien râpé. Le Sidhe, tout comme le Loup, avait vu mon visage. J'étais certain de n'avoir laissé ni empreinte, ni odeur, ni cheveux qui auraient pu permettre à un mage de retrouver ma trace, mais si l'un ou l'autre posait des questions au bon endroit et aux bonnes personnes, je courrais le risque de me faire démasquer. Mon niveau de paranoïa était déjà élevé en temps habituel, là il crevait carrément le plafond. Peut-être qu'après m'être débarrassé de cette foutue carte, je partirais quelques jours de Portal pour prendre l'air. Mon ami mercenaire Jonas avait une petite cabane au nord de la Frontière, vers les Appalaches, et il avait déjà proposé de me la prêter.

J'étais pressé de me débarrasser de mon trophée et de récupérer mon pognon, mais ma mobilité était limitée, trop pour envisager sereinement de me taper les vingt minutes de marche jusqu'à la boutique d'Asos. Encore moins si je devais me la jouer furtif et prêt à déguerpir à tout instant. Je décidai d'attendre le lendemain. J'étais encore dans les temps, et pour être franc je ressentais le besoin de récupérer après le cauchemar de la veille.

J'aurais pu sortir de chez moi pour alpaguer un des gamins qui trainaient dans le quartier et lui confier un mot pour le fey, accompagné d'un billet d'un dollar et la promesse d'un second s'il me ramenait la réponse dans les meilleurs délais, mais il aurait été possible de le tracer jusqu'à mon domicile, du coup je préférais m'abstenir. Les téléphones cellulaires dont j'avais de vagues réminiscences de ma petite enfance n'étaient qu'un vieux souvenir à la Frontière, dépendants de satellites, d'antennes 5G et de beaucoup trop d'électronique pour être viables dans un environnement aussi impacté par la magie. Une des entreprise de techno-magie, spécialisée en communications, avait déployé un réseau de téléphones fixes mais ils coutaient la peau des couilles et leur fonctionnement restait aléatoire. Je ne connaissais personne qui en avait acquis un. A Portal, les messagers privés restaient le moyen le plus rapide et le plus fiable pour faire passer des messages, quand on n'était pas en capacité de se déplacer, tout simplement. Dans la mesure où j'étais encore dans les délais, Asos pouvait bien attendre vingt-quatre heures de plus pour le plaisir de me voir en personne.

Je trébuchai douloureusement jusqu'à l'épicerie du coin pour faire le plein de bouffe puis je m'attelai à un léger rangement. Mon appartement faisait une trentaine de mètres carrés, largement suffisant pour mon mode de vie. Je n'étais ni un grand décorateur ni un grand accumulateur, et à l'exception du lit, d'une petite table et de mon atelier, il était vide de meubles. Seules les piles de livres, romans, essais, livres d'histoire arrangés en piles branlantes dans tous les coins, amenaient un minimum de personnalité aux lieux. J'avais patiemment doublé les cloisons de suffisamment de feuilles de plomb pour m'assurer que personne ne ressentirait les petites expériences que j'y menais en toute tranquillité et c'était un des rares endroits où je me sentais en sécurité. L'immeuble était moche mais pratique, avec l'eau courante et une laverie située au sous-sol. Pendant que je remplissais mes corvées domestiques trop longtemps différées, je ne pouvais m'empêcher de ruminer. J'avais jeté un coup d'œil sur la carte avant de me pieuter mais j'étais resté perplexe. Elle montrait de toute évidence un territoire métamorphe mais les coordonnées géographiques inscrites sur le côté en de longues séries de chiffres ne m'évoquaient rien. En tout cas rien valant dix mille dollars, un fey furieux et un méta à moitié mort. Rien n'était logique dans cette affaire, ni la présence d'une meute en ville, ni celle d'un Sidhe. Que les feys cherchent à bousiller ce que les Loups étaient venus faire à Portal, quoi que cela puisse être, n'était pas surprenant en soi. S'ils avaient réussi à s'entendre durant la guerre, le partage des terres qui en avait découlé avait renforcé une inimitié millénaire. Les feys et les métas s'étaient disputés plusieurs zones, dont les forêts d'Ouachita et des Monts Ozarks. Les mages avaient joué en apparence les médiateurs, jetant de l'huile sur le feu, et tout le monde savait que les feys n'aimaient pas perdre. Pas étonnant donc de les retrouver dans des camps opposés. Toutefois, qu'ils le fassent à Portal où ni les uns ni les autres n'étaient censés trainer, était plus surprenant et plus inquiétant.

Le lendemain ma cheville avait dégonflé et mes bleus prenaient une nuance de vert tout à fait seyante, il était donc temps de terminer le boulot. Je marchais plus lentement que d'habitude vers Muck Square, particulièrement attentif à mon environnement. L'angoisse n'avait fait que monter durant toute la journée de la veille, au point de m'avoir fait regretter de n'être pas venu plus tôt me débarrasser de la carte dissimulée qui me brulait la peau. Mais à l'inverse, le fait de sortir de mon refuge sans être au top de ma forme me stressait tout autant et je maudissais mes stupides ligaments alors que je pressais le pas autant que j'en étais capable.

Je rasai les murs en remontant Unicorn Street, dévisageant chaque visage et traquant chaque aura, mais personne ne me prêtait attention. Le quartier n'était pas composé de balances mais je ne faisais aucune illusion. Si le Sidhe ou les Loups venaient fouiller dans le coin et n'étaient pas radins, ils trouveraient probablement quelqu'un pour se rappeler de moi. Bien sûr, ma profession n'était pas de notoriété publique mais hélas ma couleur de cheveux blond polaire passait rarement inaperçue et pour ce qui était probablement la millième fois, je maudis la coquetterie qui m'empêchait de les teindre une bonne fois pour toute.

C'est avec soulagement que j'aperçus de loin la devanture d'Asos et je me hâtais un peu plus, sans écouter les cris de protestation de ma cheville foulée. Mais la vision que j'eue en arrivant devant la vitrine crasseuse me stoppa net. Pour la première fois en cinq années, la boutique était close, le rideau de fer baissé et un bout de carton affiché "fermé" était scotché sur la porte. J'en restai stupéfait. Asos ne fermait même pas la nuit ! Je ne lui avais jamais demandé s'il appartenait à une espèce de fey n'ayant pas besoin de sommeil, ou s'il dormait quelques heures entre les cartons de vieux livres et les râteliers de fusils antiques, mais je me souvenais l'avoir entendu dire à de nombreuses reprises qu'il n'y avait pas d'horaires pour de bonnes affaires. Les rares fois où il s'absentait, tout le monde savait qu'on pouvait le trouver au bar du coin, et personne n'aurait osé piquer ne serait-ce qu'un centime dans la caisse ou un bout de câble électrique en son absence. Voir le magasin fermé alors que la paranoïa me hurlait aux oreilles de courir et me cacher me gela le sang.

Espérant que personne n'avait remarqué mon trop long arrêt, je repris ma route, le visage bien engoncé dans ma capuche, feignant une désinvolture que je ne ressentais absolument pas. Je devais aller au Red Bones. Andrew, le barman et patron, aurait surement des nouvelles du vieux fey.

J'étais à peine entré dans la salle sombre de ce qui se voulait un authentique pub aussi anglais que son propriétaire, mais qui était en réalité un infâme rade puant la bière éventée et la fumée, que le visage d'Andrew se décomposa. Il lâcha le torchon crasseux avec lequel il essuyait en vain le zinc. Je compris immédiatement son signe de tête discret et sans m'arrêter, je traçai jusqu'au couloir qui menait aux toilettes et à la porte de derrière. Andrew m'attendait dans l'arrière-cour, son visage aux traits flegmatiques tordu par l'anxiété.

- Putain gamin, je ne sais pas ce que vous avez foutu avec ce connard de fey mais vous vous êtes mis dans une sacrée merde !

Je connaissais Andrew depuis mes quatorze ans et mon arrivée chez Namiko. Le vieil anglais à la dignité nonchalante contrastant avec son bar puant m'avait rapidement pris en affection et m'avait payé maintes bières gratuites, avant que je ne commence à gagner correctement ma croûte. Le Red Bones restait mon spot favori lorsque je voulais picoler et tirer mon coup et il était une des rares personnes dans Muck Square en qui j'avais à peu près confiance. Ses mains tremblaient en tordant distraitement son torchon humide. Son aura très légèrement pailletée de bleu pâle, preuve que la magie l'avait touché, lui conférant une longévité accrue à défaut d'un pouvoir, était agitée.

- Asos est passé ce matin en flip total pour me prévenir qu'il quittait la ville quelque jour. Il m'a laissé un mot pour toi. Je peux savoir dans quelle galère vous vous êtes fourrés ?

Je dépliai le petit bout de papier griffonné et il me dévisagea avec inquiétude.

"Poussin, contrat annulé. Commanditaire a dit stop, danger. Huile des G. Des gens te cherchent, non h, ont description et bientôt nom. Sidhe en ville. Me casse, fais pareil".

Je froissai le message en contrôlant ma respiration pour ne pas céder à la frousse. Fais chier, FAIS CHIER!

Le fait que le commanditaire ait été membre des Guildes n'était pas une énorme surprise. Je savais qu'Asos avait des contacts dans toutes les strates de la ville et les documents dans la maison de la meute avaient porté le symbole du conseil. Les magouilles politiques étaient une tradition solidement implantées à Portal et recourir au cambriolage, voir au meurtre, n'avait rien d'exceptionnel. En revanche, savoir que des non humains, probablement les métas ou le fey, avaient aussi vite identifié mon quartier de prédilection et n'allaient probablement pas tarder à tout savoir de moi était une véritable catastrophe. Pas étonnant qu'Asos ait vidé le plancher. J'ignorais ses rapports avec Sous-Colline et la politique des enclaves feys mais la simple info qu'un Sidhe était dans le coin avait suffi à le faire déguerpir, ce qui signifiait que j'étais dans une merde noire. Le plus sur serait de suivre son exemple et de me mettre au vert, mais sans les neuf mille euros qu'aurait dû me rapporter cette saloperie de morceau de cuir, Jordan et le foyer étaient toujours en danger.

- Alors ? m'interrogea Andrew, ses yeux bleus délavés cerclés de cernes mauves me scrutant avec une perspicacité désolée. Je suppose que tu vas partir prendre l'air quelque temps ?

Je lui retournai un sourire incertain.

- Je ne sais pas trop, je suis un peu dans la mouise...

- Ouais je vois ça. Si tu as besoin d'une planque, j'ai des potes dans l'arrière-pays, du genre à ne pas poser beaucoup de questions.

Je hochai la tête avec gratitude, toujours un peu sonné, alors que je soupesai les différentes options.

- Je m'en souviendrais, merci Andy. Je vais me faire discret un moment et on verra bien. Merci aussi d'avoir pris le message, si tu croises Asos dis-lui que j'ai bien noté tout ce qu'il m'a dit.

- Avec plaisir gamin, prends soin de toi et n'oublies pas qu'en cas d'urgence je peux te trouver une planque.

Je le remerciai d'une brève accolade et sortis discrètement de la cour, empruntant les ruelles les plus petites et faisant mille détours pour repérer et semer d'éventuels poursuivants. J'étais au bord de la panique, ce qui ne m'était pas arrivé depuis des années. Ma vie s'était sacrément compliquée en à peine quelques jours. D'abord l'ultimatum de Caius, puis toute cette affaire désastreuse. J'avais envie de maudire Asos et ses plans foireux mais même si j'aurais adoré lui mettre tout ce bordel sur le dos, je ne le pouvais pas. Ce n'était censé n'être qu'un cambriolage parmi tant d'autres, et ni lui ni moi n'aurions pu prévoir que les choses dégénèreraient si rapidement et si totalement. Le connaissant, il devait déjà être effondré d'avoir dû abandonner son magasin chéri, son bar et son quartier. Je ricanai un instant en imaginant le fey aux allures de biker au milieu des champs de tabac ou de patates douces qui s'étalaient autour de la ville, jouant du banjo devant un élevage de porcs puants. Il était la créature magique la plus urbaine que je connaissais et n'avait rien de l'image du fey éthéré et proche de la terre que véhiculaient certains de ses compatriotes. Loin des odeurs de bouffe exotique, de crottins et d'essence, des magouilles et des combines, il allait virer complètement cinglé.

Je repris mes esprits en me fondant dans la foule de début de matinée. Le contrat était foutu, mais j'avais toujours cette carte, il fallait que je trouve le moyen de la monnayer suffisamment. En attendant, il faudrait que je fasse patienter Caius. Si je revendais toute ma réserve de plomb, y compris les feuilles fixées au mur de mon appart, plus quelques gadgets magiques que j'avais accumulé au fil de mes casses, je pourrais récupérer dans les trois à quatre mille dollars. Peut-être que cela suffirait pour qu'il nous donne un délai, le temps de trouver un acheteur pour ce foutu document. Evidemment, les choses auraient été plus simples si j'avais seulement su ce qu'il représentait et pourquoi tout le monde voulait mettre la main dessus. Le plus facile serait peut-être de la rendre aux Loups, contre rançon bien entendu.

J'approchais du foyer en réfléchissant à un moyen de les contacter sans me faire égorger au passage lorsque qu'une silhouette mince et rousse vola à travers la route, slalomant entre les charrettes à bras, les voitures rouillées et les quelques cavaliers et se jeta sur moi. Je la réceptionnai avec stupéfaction et la serrai contre ma poitrine.

- Maureen ? Mais qu'est-ce que tu fous ici ? Qu'est-ce qu'il se passe ?

Elle sortait rarement de la maison sans être accompagnée de Namiko, plus rarement de Rayanna. Elle n'était pas à l'aise dans la foule, une séquelle de ses mois de maltraitance avant son arrivée au foyer et vu son visage bouleversé et recouvert de larmes, quelque chose de grave s'était produit. Elle se pressa contre moi, tout le corps agité de sanglots alors que les passants nous contournaient avec indifférence.

- Maureen ma toute belle, il faut que tu me parles ! Que se passe-t-il ?

- Ils ont enlevé Sarah et Jordan ! Et Namiko est blessée ! Il faut que tu viennes !

Tout en moi se raidit, des poings aux mâchoires alors que j'accusais le coup. Sans plus attendre, je pressai le pas, tirant Maureen toujours en pleurs derrière moi pendant qu'elle tentait de m'expliquer les évènements.

- Jordan est rentré à la maison ce matin, il devait crever la dalle. Avec Rayanna, on voulait le retenir comme tu l'as dit et elle allait partir laisser un message pour toi au Bones mais des hommes ont débarqué, ils te cherchaient. Namiko leur a dit que tu n'étais pas là, que personne ne savait où tu habitais alors ils l'ont frappé, ainsi que Rayanna, et sont repartis avec Jordan et Sarah qui étaient dans la cuisine.

- Tu les as vus ? Ils ressemblaient à quoi ?

- Je ne sais pas, j'étais avec les autres enfants en haut, ça s'est passé trop vite.

- Putain !

Je grinçais des dents en accélérant le pas. L'angoisse et la culpabilité me broyaient les tripes et j'en oubliais mes douleurs ainsi que toute velléité de discrétion alors que je me précipitais vers le portail de la grande maison.

Namiko pleurait à la table de la cuisine, le visage dans les mains et Noah blotti contre son flanc. Assise à ses côtés Rayanna, un œil au beurre noir visible sur sa peau couleur chocolat, serrait Djali contre elle. Le petit gamin semblait hébété, les yeux brillant de larmes, secoué de peur et d'incompréhension, et une nouvelle vague de honte me saisit. Les enfants avaient trouvé ici un refuge pour oublier les misères et les cauchemars de leur ancienne vie et j'y avais précipité les monstres. Je ne me le pardonnerai jamais.

En m'entendant Namiko releva la tête et je hoquetai devant son visage tuméfié. Les salopards ne l'avaient pas loupé. Ma colère grimpa encore en flèche. Je jurai qu'ils allaient le payer au centuple. Personne, personne, ne pouvait s'en prendre à ma mère adoptive et s'en tirer sans conséquences. Je raserais Portal et toute la Frontière pour retrouver ces bâtards et les faire payer s'il le fallait.

Elle se redressa et m'attira contre elle dans une étreinte tremblante, la tête blottie contre ma poitrine.

- Ils ont emmené Sarah et Jordan, Haiko. Ils ont pris mes bébés...

Je lui caressai doucement le dos dans un geste de consolation vain, tachant de me maitriser devant elle. Ce n'était pas le moment de défoncer les murs ou d'envoyer valser la vaisselle, comme j'en mourrais pourtant d'envie. Namiko, Maureen, Rayanna, les petits, tous avaient besoin de moi.

- Je suis désolé Obasan, tout est de ma faute, je suis tellement désolé...

Elle releva son visage baigné de larmes et sévèrement marqué par l'angoisse et les coups.

- Pourquoi dis-tu ça, Haiko ?

- J'ai pris un contrat bien payé, une commande d'Asos. La récompense aurait permis de payer la dope perdue par Jordan à Caius, ça paraissait un plan parfait. Mais les choses ont dégénéré et maintenant des salopards me cherchent. Je suis désolé Namiko, c'est à cause de moi s'ils s'en sont pris à vous.

Le visage fin s'était crispé à la mention d'Asos. Namiko détestait le vieux fey à qui elle reprochait, à tort, mon orientation vers l'illégalité. Mes choix m'appartenaient pourtant en propre, combinaison d'opportunités, de la conscience de mes capacités spéciales et de mon refus de me soumettre aux rares alternatives qui s'offraient dans les quartiers pauvres de Portal. Je n'avais pas une âme de domestique, ni même de travailleur laborieux, et si je devais être honnête, j'appréciais l'adrénaline et le risque de ma vie clandestine. J'adorais me sentir plus malin et plus habile que les bourgeois de Portal, pénétrer leurs maisons et les dépouiller de leurs richesses. Jusqu'à présent, ma carrière de voleur m'avait réussi, me permettant de vivre à peu près confortablement et surtout de faire vivre le foyer. Mais aujourd'hui, la chance avait dramatiquement tournée et c'étaient Namiko et les enfants qui en avaient payé le prix.

- Ce n'est pas de ta faute, intervint Rayanna de sa voix profonde.

Elle secoua sa tête surmontée de tresses ornées d'une multitude de perles colorées, dont je savais que Maureen avait dû passer des heures à lui fixer.

- Sans toi on ne mangerait ici qu'un jour sur deux, et tu cherchais seulement à aider cet enfoiré de Jordan. S'il y a un fautif c'est bien lui !

Namiko se libéra et épongea son visage avec une serviette de table propre tirée d'un tiroir. Elle se redressa, reprenant doucement contenance.

- Savoir à qui est la faute importe peu, au final. Nous devons retrouver les enfants, c'est la seule chose qui compte désormais.

Je m'assis sur une des chaises et attirai Noah contre moi, berçant doucement son corps maigrichon, nous apportant un réconfort mutuel. Il restait silencieux et figé, à l'écoute des adultes qui l'entouraient. J'étais soulagé que ni lui ni Djali n'aient assisté à l'irruption des connards et l'enlèvement de leurs camarades. Ils avaient vu suffisamment d'horreurs pour toute une vie avant d'être accueillis par Namiko.

- A quoi ressemblaient ces gars ? Ils étaient quatre, c'est ça ?

- Oui, répondit Namiko, retrouvant peu à peu sa dignité coutumière. Ça s'est passé très vite, ils sont entrés sans s'annoncer, ont jeté Rayanna par terre puis ont attrapé Sarah et Jordan et m'ont demandé si tu étais là. Comme j'ai répondu que non, que tu ne vivais plus là et que je ne savais pas où tu étais, ils m'ont frappé. Puis ils ont pris les enfants et celui qui avait l'air d'être le chef a dit que tu saurais ce qu'il fallait faire pour les récupérer et ils sont partis. Ils n'ont même pas dû rester cinq minutes.

Rayanna intervint.

- Ils étaient grands et baraqués, plutôt bruns. Ils avaient des jeans et des vestes en bon état, sombres et propres.

- Oui, celui qui m'a parlé était très brun en effet, les traits durs, le teint plutôt mat mais je ne saurais pas t'en dire plus.

- Humains ? Métas ? Ou bien feys ?

Elles échangèrent un regard incertain. Même si en vivant à Portal elles croisaient régulièrement des créatures magiques, elles n'avaient pas l'habitude de les fréquenter de plus près, contrairement à moi qui en côtoyais au quotidien.

- Je ne suis pas sure, tout le monde ne voit pas les auras comme toi et sans plus d'indices...

- Ils étaient justes très effrayants, précisa Namiko, et celui qui a parlé avait l'air furieux.

Je grimaçai. Avec leur glamour, les feys étaient capables d'adopter l'apparence qui leur convenait le mieux. Le look gros durs, qui aurait pu pointer les métas du doigt, ne les excluait donc pas. Le Sidhe que j'avais croisé agissait seul mais cela ne signifiait pas qu'il n'avait pas du renfort en ville. En bref, je ne pouvais innocenter ni les uns ni les autres.

- Au moins on sait que Caius est hors de cause, il n'aurait eu aucun intérêt à s'en prendre à Sarah. Et le délai qu'il avait donné à Jordan n'est pas écoulé. C'est un homme d'affaire avant tout, et tant qu'il pensera pouvoir récupérer son blé, il vous laissera en paix. Par contre, je serais plus rassuré si vous quittiez la maison quelques jours, histoire d'être moins faciles à trouver si ces connards reviennent.

Namiko hésita. Je savais que la perspective de quitter sa maison l'ébranlait sérieusement mais Rayanna intervint avec fermeté.

- Nous pouvons aller quelques jours chez dame Elisabeth, elle nous aime bien et elle aime bien les petits. Je suis certaine qu'elle nous hébergerait en échange du ménage si cela ne dure pas trop longtemps.

J'interrogeai Maureen du regard qui approuva avec assurance, son visage poupin et ordinairement malicieux grave et tendu.

- C'est une de nos cliente, elle vit seule dans le centre et sa maison est immense. Elle est très bienveillante, je pense vraiment qu'elle sera d'accord si nous lui expliquons la situation.

Je hochai la tête, soulagé qu'au moins ce problème soit réglé. Peut-être que l'idéal aurait carrément été de les faire quitter la ville mais je n'étais pas certain que la planque de Jonas soit appropriée pour cacher trois femmes et deux enfants. Et les contacts d'Andrew encore moins. Les quartiers chics étaient sous la surveillance des gardes de la Guilde et je ne pensais pas que Loups comme feys osent dévoiler leurs cartes en s'attaquant à elles, si elles s'y refugiaient.

Je tendis Noah à Maureen qui l'attira contre elle, et je me levai. Avec Rayanna, tête rousse contre tête brune, elles formaient un bloc de tristesse, de peur, mais également de détermination sans faille. Si Namiko était mon pilier, mon ancre, elles étaient mes lionnes, mes féroces petits sœurs et je pouvais compter sur elles pour prendre soin de ma mère adoptive ainsi que de ses enfants.

Noah m'attrapa par la manche et me regarda dans les yeux avec sérieux.

- Tu vas les retrouver, Haiko ? Sarah doit avoir tellement peur...

Mon cœur se serra. Tous me faisaient tellement confiance, malgré ma connerie qui les avait mis en danger. Namiko et les filles avaient beau m'absoudre, j'étais pleinement conscient de ma responsabilité dans cette débâcle et j'allais tout faire pour expier ma faute. Je lui répondis, espérant de toutes mes forces ne pas lui mentir.

- Oui, je te le promets. Je vais les ramener ici le plus vite possible, ok ? En attendant tu t'occuperas bien de Djali, d'accord mon pote ?

Il hocha la tête avec gravité.

- Je vais le faire, Haiko, tu peux compter sur moi.

La gorge nouée, je lui déposai un baiser sur la tête, ainsi qu'à Djali et étreignis les filles puis Namiko.

- Je vais me faire discret dans le coin moi aussi. Si vous cherchez à me joindre, laissez un mot à Andrew, au Red Bones, comme d'hab. Je vous préviendrais dès que j'aurais des informations.

Je serrai une nouvelle fois Namiko contre moi et amorçai mon départ, Maureen et Rayanna montant préparer les affaires des enfants. Alors que je me dirigeai vers la porte, mon regard glissa vers la droite, vers une photo encadrée que j'avais vu plus de mille fois et qui, ce jour plus que les autres me serra la gorge. Une jolie jeune femme asiatique y riait, en compagnie d'un bel homme brun et de deux très petits enfants dont les traits étaient un mélange parfait de leurs parents. Elle n'en parlait jamais mais je savais que la famille de Namiko n'avait pas survécu à la guerre, contrairement à elle, la condamnant à vivre la perte de tous ceux qu'elle aimait. Alors que je m'éloignais de la maison où elle m'avait donné la chance de panser mes plaies, je jurai que je ne laisserai pas l'histoire se répéter.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top