Chapitre 30
Malgré ses assurances, la cloison donna du fil à retordre au grand béta costaud. Le premier choc de son corps massif sur le plâtre fit seulement trembler les murs. Le second l'envoya rebondir contre un amoncellement de planches éparses et le fit gémir de douleur sous l'impact. Le troisième, enfin, fissura l'obstacle que le Sidhe avait posé devant nous. La raison aurait peut-être été d'attendre que les autres métas viennent l'aider mais leur combat n'était pas terminé. Si Isabeau et Jonas s'étaient débarrassés de leurs adversaires, ils s'étaient portés en renfort de Lucius, dont l'antagoniste refusait obstinément de s'avouer vaincu. Le chien géant au pelage rouge sang paraissait ralenti mais il continuait à porter des attaques mortelles. La moindre distraction aurait risqué d'être fatale aux métas qui l'affrontaient. De plus, le sentiment d'inquiétude et d'urgence qui montait au sein de mon estomac ne faisait que s'accentuer. Mes doigts et la racine de mes cheveux me picotaient, de la sueur se formait sur mon épiderme et ma peau commençait à tirer. Quelque chose allait se passer, je le sentais. Quelque chose de très, très mauvais.
Alex passa sa main dans ses cheveux noirs et crépus, maintenant constellé de poussière de plâtre blanche, et il prit à nouveau son élan. Lancé de toute sa vitesse, il se jeta une dernière fois contre l'obstacle de toute sa puissance de Loup et cette fois, la cloison céda dans un craquement sinistre et se coucha devant lui. Emporté par son élan, le grand béta trébucha en avant et s'affaissa dans un glapissement surpris par-dessus le tas de décombre qu'il venait de créer. Je ne m'en souciai pas - Alex était solide - et me ruai en direction de l'aura bleue que je percevais et qui était enfin à ma portée.
- Sarah! Jordan!
La vision des deux enfants affaissés contre un mur noir de crasse dans le minuscule réduit que le fey avait crée me donna un grand coup au cœur et me coupa le souffle. Ils étaient là, tous les deux. Je les avais enfin retrouvé.
- Haiko!!
Etourdi de stupeur et de joie, Jordan tenta de se redresser d'un bond mais il n'y parvint pas et retomba en arrière. D'un coup d'œil, je compris qu'il était enchaîné par les pieds à une cheville de métal directement vissée dans la pierre et ne pouvait de dégager. Sans ralentir, je me jetai sur lui et le serrai contre moi de toutes mes forces. L'adolescent paraissait en bonne santé, sous la puanteur et la couche de crasse qui le recouvrait. Il était très amaigri, sale et visiblement terrorisé, mais ses yeux affolés étaient vifs et il parlait avec cohérence, malgré un débit difficile à suivre.
- Haiko c'est toi! Il faut y aller tout de suite. Il faut partir. Il va revenir, Haiko, il va revenir! la porte magique est juste là!!
Sans l'écouter, je le palpai frénétiquement. Il me laissa faire un instant, des larmes de soulagement et d'espoir coulant sur son visage émacié, puis recommença à se débattre en reprenant sa litanie angoissée. Je l'entourai de mes bras pour l'apaiser et me tournai en direction de Sarah qui n'avait pas bougée, recroquevillée contre le mur en une petite boule muette. Ma gorge se serra et me sang se glaça dans mes veines. Je n'arrivais pas à bien la discerner dans la pénombre mais à la lueur de son aura, je percevais ses cheveux blonds ternes et ébouriffés et un teint d'une pâleur cadavérique, loin des joues roses dont je me rappelai. Je lâchai Jordan et rampai jusqu'à elle. Je la soulevai délicatement, la secouai mais lorsque je la lâchai, elle retomba mollement sur le sol, inconsciente.
Putain...
Jordan sanglotait maintenant que je ne le tenais plus et l'urgence pulsa un peu plus fort dans ma poitrine. Décidant que Jordan serait plus susceptible de m'aider, je sortis mon nécessaire de cambrioleur de mon pantalon et posai ma main sur sa cuisse jambe pour le rassurer. Il continuait à jacasser avec urgence entre deux pleurs et à gigoter dans ses entraves mais j'avais besoin de calme et de pouvoir me concentrer.
- Jordan? Jordan, calme-toi. Jordan, s'il te plait arrête de bouger. Jordan? JORDAN, TA GUEULE!
Il tressaillit, tout à coup muet, et une ombre se détacha du mur écroulé et s'approcha. Bien qu'encore un peu chancelant, Alex paraissait avoir repris ses esprits et il s'accroupit à mes côtés alors que j'examinai attentivement la serrure complexe que j'avais sous le nez.
- Que puis-je faire?
- Peux-tu retirer leurs chaines? Ou les arracher du mur?
Il tendit les mains vers les attaches de la petite fille prostrée mais les retira vivement en sifflant.
- C'est de l'argent, je ne peux pas y toucher.
Bordel, évidemment que c'était de l'argent. Le métas favori des feys et le pire cauchemars des métas, aucune surprise la dessus.
Il se leva pour examiner la cloison, la tata et jura entre ses dents.
- Et il s'agit du mur extérieur en pleine pierre, pas comme celui que je viens de péter. Je peux toujours tenter mais tout seul...
Sa moue dubitative et les difficultés évidentes avec lesquelles il se déplaçait me firent secouer la tête. D'ici quelques minutes il aurait recouvré son énergie mais je n'avais pas le temps.
- Laisse tomber. Je vais faire ça à l'ancienne.
J'inspirai profondément pour stabiliser mes mains tremblantes, essuyai mes paumes moites sur mon sweat-shirt et me mis à l'ouvrage. Sans quitter des yeux le dispositif de métal dans lequel j'introduisais délicatement mes instruments de crochetage, j'interrogeai Jordan que je sentais frémir de tous ses membres malgré ses efforts pour se contenir.
- Où est le Sidhe?
- Le grand blond ultra ultra flippant?
Il déglutit à plusieurs reprises et un frisson plus fort que les autres le secoua.
- Il est parti dans la porte magique. Mais il ne s'en va jamais longtemps, Haiko, et ça fait déjà plusieurs heures ! Nous devons partir avant son retour!
Sa voix se brisa et il recommença à s'agiter. Je résistai à l'envie de lui en coller une et maintins son mollet en place.
- Alors arrête de bouger, putain! Tu m'empêches de voir ce que je fais!
La serrure était difficile et le métal épais mais j'en avais déjà vu d'autre. J'étais parfaitement capable d'y parvenir si cet abruti mort de peur consentait seulement à se calmer. Alexander s'était penché sur Sarah, l'avait recouvert de son tee-shirt et lui murmurait des mots doux en lui caressant les cheveux. Sans me détourner de mon objectif, je lui demandai, redoutant la réponse :
- Comment elle va?
- Je ne sais pas. Elle les yeux ouverts mais elle ne dit rien du tout. Sa peau est glacée.
- Elle ne parle pas depuis des jours, intervint Jordan en se tordant les mains. Le... Sidhe lui a fait quelques chose avec sa magie et depuis, elle ne dit plus rien.
De grosses larmes coulaient sur ses joues, dessinant des rigoles pâle dans la crasse qui les recouvrait.
- J'ai essayé de m'occuper d'elle, Haiko, je te le jure! Je l'ai faite manger, j'ai essayé de la garder au chaud. Je... je suis désolé.
- Ce n'est pas ta faute, gamin, intervint Alex en se redressant péniblement après avoir délicatement rallongé l'enfant catatonique. Tu n'aurais rien pu faire de plus.
- C'est vrai, Jordan, ajoutai-je sincèrement. Tu n'y est pour rien. Reste calme et nous allons vous sortir de là.
Je glapis de joie quand le premier mécanisme céda et libéra la jambe droite de l'adolescent. Les chairs en dessous de la menotte avaient été profondément mordues et il garderait sans doute des cicatrices mais au moins, un de ses pieds était libre. J'attaquai le second sans attendre.
- Peux-tu me parler de cette porte magique? interrogea Alex de son timbre profond. A quoi cela ressemblait-t-il?
Jordan déglutit et se frotta les yeux, étourdi de peur.
- Je ne sais pas trop. Un genre de... puit mais debout. Sombre. Et... vibrant.
Il hésita, pâlit encore un peu plus et chuchota, comme écrasé par la terreur de ses mots.
- Je crois que c'était vivant... Ca... Ca m'a parlé. Dans ma tête...
Alex gronda sourdement mais tout à coup, je pris conscience de quelque chose d'anormal autour de nous. Le murmure étouffé de Jordan avait résonné comme une bombe dans le silence complet qui nous entourait. Un silence soudain et qui n'avait rien de naturel. Le bruit du combat qui se poursuivait à côté aurait du nous parvenir. Les cris, les coups... Pas ce calme ouaté qui nous engluait soudainement et me fit relever le nez. Une très légère brume de glamour fey éclairait la pièce, provenant du coin le plus sombre de la remise en une traînée de paillettes argentées et impalpables qui nous entourait. J'ouvris la bouche pour prévenir Alex, lui hurler que les feys arrivaient mais je n'en eu pas le temps. A la place, mes lèvres se fendirent et c'est un hurlement déchirant qui s'échappa de ma gorge sous la déferlante magique qui tout à coup, me recouvrait.
La magie naturelle ne me supportait pas bien, je l'avais bien intégré. Mais pour la toute première fois en présence d'un flot de magie brute et non filtrée, je compris avec horreur que la réciproque était tout aussi vraie.
Comme tout habitant de Portal, j'avais intégré quelques éléments fondamentaux de mythologie magique, celle des métas comme celle des feys. Asos, en particulier, était friand de vieilles légendes et se faisait parfois un plaisir de m'en abreuver, entre deux tentatives de m'arnaquer. Les récits ancestraux des deux communautés possédaient une tendance marquée à se contredire, qu'il s'agisse de récits des guerres les ayant opposées, d'évènements historiques controversés ou de figures de proue opposées. Et si métamorphes comme feys s'accordaient pour dire que les mages étaient apparu en derniers, lorsque la magie avait porté son intérêt sur les premiers hommes et les avait touché, chaque peuple disputait à l'autre l'ancienneté de son apparition et ses liens avec la magie originelle. Les métamorphes prétendaient descendre d'animaux primordiaux, défenseurs de la magie originelle et premiers élevés à la conscience par la volonté de l'essence magique qui régnait. Les feys, bien sûr, estimaient être les premiers et se prétendaient l'émanation même du cœur et de la conscience magique, nés du néant de par sa seule volonté. Je n'avais pas d'avis sur le sujet même si à mes yeux de clairvoyant, j'étais bien obligé d'admettre que la magie fey m'apparaissait comme d'une inégalable pureté. Et comme chacun, je savais que l'origine la plus limpide et forte de leurs capacités prenait source au sein de Sous-Colline, fief vivant des Sidhe et berceau de leur pouvoir. Aussi, là ou Jordan et Alex ne distinguaient dans la porte magique qui venait de s'ouvrir qu'un puit d'obscurité, un puit intelligent à la malveillance plus ancienne que l'humanité, je distinguais quant à moi un torrent irrépressible de magie à la force incommensurable. Un tsunami hostile qui avait reconnu en moi une scorie impure, et se vouait désormais à m'éliminer.
La douleur était... Je n'avais même pas les mots. Je ne pouvais que hurler de toutes mes forces. Je criai et hurlai et pleurai en sentant cette puissance fey s'infiltrer dans mon corps et y brûler pour en chercher l'anéantissement. Je compris soudainement l'effroyable souffrance que j'avais infligé au fey à écaille lorsque je l'avais détruit de l'intérieur. Mais cette fois, c'était moi le perdant de cette lutte acharnée et invisible aux yeux d'Alex et Jordan qui restaient pétrifiés. Je me consumais. Alex s'était dressé au dessus de moi, les lèvres retroussées et un grognement furieux grondant dans sa poitrine mais il ne pouvait rien faire contre le feu qui me dévorait. Et lorsque le Sidhe émergea calmement du passage magique qu'il venait d'ouvrir, et dont l'aura me détruisait, il ne put rien faire pour l'arrêter. Le Sidhe n'était plus seul et cette fois, il avait ramené avec lui des renforts tout aussi puissants que lui, trois silhouettes lumineuses aux oreilles en pointe, aux magies d'argent et d'or rayonnantes et aux cheveux de soie qui le suivaient. Alex bondit sur eux dans un hurlement de loup féroce et le fey aux longs cheveux blonds, notre premier adversaire, se jeta sur lui dans un geste si rapide qu'à travers mes larmes, il me parut flou. Il l'attrapa au vol, se saisit de son cou et d'un mouvement de torsion à la violence inouïe, lui brisa la nuque avant de le projeter contre le mur de pierre. Tout l'édifice trembla sous la puissance de l'impact et Alex s'affaissa sur le sol, immobile.
Jordan gémit lamentablement et se blottit contre moi, une cheville encore liée, cherchant ma protection. Mais à demi-conscient sous les assauts qui me dévoraient, j'étais incapable de faire quoi que ce soit pour lui. Une nouvelle fois, je l'abandonnais malgré moi, incapable de le protéger.
La pièce était toujours silencieuse, seule troublée par mes cris strident et mes gémissements et les paroles indistinctes et mélodieuses des Sidhes. Dans le plus grand calme, protégé par le glamour isolant qu'ils avaient lancé en même temps qu'ils avaient franchi le voile, les trois autres feys s'étaient dirigé vers le mur et commençaient à se faire passer des caisses empilées dans un coin, pour les évacuer par la porte magique. J'ignorais ce qu'elles contenaient mais j'étais bien trop mal pour m'en soucier. Sans se presser, leur chef contourna Sarah sans la regarder, se pencha au dessus de moi et attrapa une de mes mèches claires entre ses doigts. Il la frotta de sa pulpe puis la tira, dubitatif, entrainant mon crâne avec elle. Je perçus de très loin la légère douleur de la traction sur mon cuir chevelu, trop occupé que j'étais à convulser de souffrance sur le sol poussiéreux.
- Tu es vraiment une étrange créature, articula-t-il pensivement en m'examinant, comme on observe un animal étrange ou un échantillon réticent au classement. Tu ne cesses de réapparaitre à tout bout de champ sans que je ne sache pourquoi. Et qu'est-ce qui peut bien te rendre malade comme ça?
Il tira à nouveau, plus fort, pour me faire relever le visage et se pencha plus près. Il hésita en m'examinant, traça du doigt mon nez et ma bouche tordue puis haussa les épaules.
- Mais je ne pense pas que tu sois si important que ça. Enfin, quoi qu'il en soit, ce sera à ma maitresse d'en décider. Elle n'est pas contente de moi, tu sais. Je n'ai pas réussi à ramener la carte qu'elle voulait et les Loups ont toujours une longueur d'avance sur nous. J'espère que les présents que je vais lui ramener sauront la rasséréner.
Il se pencha plus près et chuchota dans un souffle inquiet à mon oreille :
- Je n'aime pas lorsqu'elle se met en colère contre moi. Mais peut-être qu'en lui fournissant de nouveaux jouets, elle oubliera de me punir de mon échec.
Il me relâcha d'un coup et se tourna vers les enfants. Jordan hoqueta de terreur mais il l'ignora et d'une impulsion de magie, il détacha les menottes de Sarah. Dans cette langue chantante que je ne comprenais pas, il la désigna à l'un des feys en pleine évacuation et docilement, ce dernier vint chercher l'enfant. Aucun des trois ne s'était embêté à se recouvrir de glamour et à travers mes cils baignés de larmes et de sueur, je distinguai vaguement des traits féminins parfaits, des yeux parmes, une peau couleur de neige et des cheveux argentés. Mais je me concentrais surtout sur l'horreur qui se produisait et ma totale impuissance.
Avec nonchalance, comme on ramasse un bagage peu précieux, la fey s'empara de la petite fille, inerte et docile, pour la soulever sur son épaule gauche. Elle pendait sur sa poitrine comme un paquet de linge, la tête oscillant à chacun de ses pas mais sa ravisseuse ne chercha pas à la stabiliser. D'un pas gracieux et éthéré, elle franchit les quelques mètres qui nous séparait du passage et sans hésiter, elle traversa. Emportant avec elle Sarah et mes derniers espoirs de la sauver.
Le Sidhe blond hocha la tête avec satisfaction et tendit les doigts vers moi.
- Je vais te ramener avec moi, petit mage bizarre. Peut-être qu'à Sous-Colline, quelqu'un saura quoi faire de toi.
Si je n'avais été à demi dans les pommes à force de me tordre d'agonie j'aurais sans doute hurlé un peu plus fort à cette idée. Mais ma gorge n'avait plus rien à produire et ma poitrine manquait d'air et ne pouvait plus que geindre doucement. Au tréfond de mon esprit, une alarme se déclencha avec stridence, m'avertissant de ce qui m'attendait. Même sans compter sur la cruauté revendiquée des feys et leur mépris totale des fragilités humaine, je n'avais aucune chance de survivre au passage du seuil de Sous-Colline, au vu des dégâts que sa seule proximité engendrait chez moi. Mais je n'était même plus capable de me débattre et je restai engourdie sous sa prise. Il me souleva d'une main sans aucun difficulté et me lova contre son torse dans un succédané de tendresse qui me remplit d'horreur.
- Celui ne nous servira à rien, en revanche. Je l'ai observé durant des jours, il n'a aucune magie en lui.
Avec nonchalance, le Sidhe décocha un grand coup de pied au corps terrorisé de Jordan. Celui-ci fut projeté dans un cri rauque et rebondit sur le mur dans un bruit mat. Néanmoins, le peu de conscience qu'il me restait perçut le léger gémissement de l'adolescent abattu et du fond de puit d'affliction dans lequel je me noyais, j'en fus un peu rassuré. Il étai vivant encore, et lui au moins avait une chance de s'en tirer. Puis, me portant dans ses bras comme si j'étais un bébé, le Sidhe s'approcha de la porte menant à Sous-Colline et à ma perte. A chaque centimètre, la pression sur mon cœur, ma tête, mon ventre, mon sang, mon souffle s'accentuait et je me mis à convulser. Je n'allais jamais survivre au passage, je le savais.
Trois pas. Deux pas. Un pas. Mon corps se déchira de l'intérieur et je sus que ma dernière heure était arrivée. Le Sidhe effleura des doigts le vide magique devant lui et s'apprêta à passer mais soudain, une explosion magique retentit et tout se mit à vibrer autour de moi. Mon esprit affolé tenta de surnager mais il vacilla sous un surplus de douleur et une brume s'empara de moi pendant que je chutais.
C'est ma tête heurtant un gravât qui me fit reprendre connaissance, à peine quelques secondes plus tard. A mon grand dam, quelqu'un était en train de me tirer par les pieds et malgré la douleur qui en même temps que la conscience me revenait, je réussis à soulever suffisamment la tête pour le distinguer.
Isabeau, sa fourrure auparavant immaculée recouverte de débris, de crasse et de sang, m'avait saisi la cheville droite et avec le plus de délicatesse possible, lorsqu'on est une louve de deux cent kilos aux dents aussi longues que des poignards, elle essayait de me dégager de ce qui venait de se transformer en zone de guerre. Mon bras se mouva tout seul, ma main soulevée dans une menotte fine et fragile, et je perçus du coin de l'œil Kristen qui tirait aussi, les traits crispés de frayeur et de détermination. Je geignis doucement, perclus de souffrance, incapable de ne rien faire pour les y aider. La simple pensée de me lever et de marcher faisait monter un flot acide de bile dans mon estomac et je restai impuissant, les laissant me traîner comme le poids mort que j'étais. Elles réussirent à m'écarter de deux ou trois mètres, à gauche de la porte et à l'écart, tant que faire se peut, de la bataille puis Isabeau me relâcha et d'un bond, rejoignit l'affrontement pour aider les siens. Ma tête tournait, mon crane vibrait mais je roulai sur moi même et au prix d'un effort dantesque, je réussis à accommoder et à fixer mon attention sur le spectacle tragique. Les silhouette des belligérants était trop floues pour que je puisse les distinguer mais les étincelles éblouissantes qui accompagnaient chacun de leurs gestes me permirent de comprendre que les Loups et Jonas n'étaient pas seuls à affronter les trois feys. Le flot de lumière bleue roi et les incantations rocailleuses qui résonnaient au dessus des cris et des imprécations me permirent de comprendre que contrairement à ce qu'il avait assuré, Saturnin était venu à notre rescousse. Notre mage guerrier se battait.
Le combat aurait du être équitable : deux métas puissants équipées de griffes et de crocs et un mage guerrier en pleine rage meurtrière contre trois Sidhes armés d'épées d'argent et de magie brillante mais mes amis étaient éprouvés. Malgré le brouillard persistant qui menaçait de m'engloutir, je distinguais le sang de leur premier affrontement qui les recouvrait ainsi que la fatigue, et dans le cas de Saturnin l'alcool, qui ralentissaient leurs gestes. Les feys n'avaient pas ce souci, ils étaient frais et avides de victoire et gagnaient du terrain à chaque instant. Je clignai des yeux pour stabiliser la pièce qui tournait autour de moi et compris subitement pourquoi. La magie des feys se renforçait un peu à chaque instant car ils la tiraient directement du portail, comme d'une batterie intangible et inépuisable A travers le passage ouvert, Sous-Colline les abreuvait, leur permettant de prendre le dessus sur les métas épuisés et Saturnin diminués.
Isabeau chuta la première. Elle tentait de prendre son ennemi, un Sidhe de taille plus modeste que ses congénères, au teint couleur de teck et à la longue tresse noire décorée de crânes sculptés, à revers mais ce dernier anticipa. Il se laissa tomber à genoux pour l'éviter et sa longue lame luisante jaillit à la verticale, transperçant l'abdomen de la méta de part en part et l'éventrant comme un poisson du marché. Elle écarquilla ses yeux d'ambre et finit sa course dans un gémissement d'agonie, avant de choir au sol et d'y rester.
Jonas fut le second à succomber. Acculé par son adversaire, un quasi sosie de notre némésis, à l'exception de ses yeux fendus couleur d'opale, il reçut un coup de poing en pleine gueule qui lui arracha quelques canines et sonné, il chuta lourdement. Immédiatement, son assaillant fut sur lui et j'entendis résonner longuement le hurlement de douleur de mon meilleur ami sous l'argent dévastateur. Le fey se releva et s'essuya les mains baignés de sang sur sa tunique précieuse puis il se porta en renfort à son chef, sans prendre un instant pour savourer sa victoire. Il ne restait plus que Saturnin et Lucius debout mais confrontés à trois Sidhes sans aucune pitié, leur destin était scellé. Et cela, je ne pouvais l'accepter. Si la magie des feys était alimentée par le Portail, il ne me restait qu'une seule solution. Je devais le fermer.
Les yeux baignés de larme, je tentais de me redresser mais en vain. La douleur était trop forte, trop présente. Mes muscles ne répondaient plus, mes tendons étaient mous et mon esprit s'égarait. Mon corps ne parvenait pas à faire abstraction de ce que la magie fey lui faisait subir et je sentais l'inertie ramper sur ma peau. Une part de moi me hurlait de renoncer, me hurlait d'abdiquer et de me laisser aller mais je la rejetai. Il en était hors de question, bordel de merde. Au prix d'un effort surhumain, je rassemblai mes dernières forces et je réussis à me hisser sur les genoux. Je restai d'abord figé, incapable de plus, puis croisai le regard écarquillé de terreur de la gamine qui était restée à mes côtés. Je plantai mes yeux plein embués dans les siens et chuchotai d'un timbre rauque et ténu :
- Aide-moi Kristen...
Elle gémit mais après une grande goulée d'air, elle hocha la tête, son regard affolé se focalisant sur moi. Elle se redressa en tremblant, fit un pas dans ma direction et me tendit une main frêle. Je serrai les dents et m'appuyant sur son courage d'enfant, je réussis à me relever. Elle s'avança vivement pour m'offrir le soutien de son épaule mais malgré mes spasmes et mon équilibre plus que précaire, je la repoussai. Je ne savais pas ce que la destruction de la porte allait provoquer mais mon instinct me hurlait de la préserver, la dernière innocente que je pouvais sauver là où j'avais échoué à protéger Sarah.
- Sauve-toi... Vite...
Elle cilla puis hocha la tête et d'un pas prudent et en silence, entreprit de reculer vers la cloison défoncée. Peut-être qu'elle, au moins, s'en sortirait.
Je me mis en route un pas après l'autre, chaque centimètre gagné me semblant un kilomètre. Soulever mes pieds faisait hurler mes os, mon ventre était secoué de nausées brulantes, ma tête me donnait l'impression d'être cognée au marteau. De ma vie je n'avais jamais rien ressenti de tel. Le feu dans mon corps me dévorait et mes cellules brulaient, les une après les autres. J'étais en train de mourir, je le sentais. Pourtant, je continuai à avancer.
Je finis par trébucher et lorsque je tombai lourdement sur le sol, le choc vrilla jusqu'à ma colonne et vibra jusque dans ma gorge. Mais je ne renonçai pas. Me traînant sur les mains et les genoux, rampant sur le sol recouvert de débris, je continuai à avancer. Personne ne me prêtait attention. Mon crâne ballotait à chaque centimètres gagné et la sueur m'avait définitivement aveuglée mais enfin, j'y étais. Aussi proche que je l'étais de l'origine de ma douleur, mon sang se mit à bouillonner dans mes veines et mon cœur s'emballa une dernière fois. Je tendis ma main vers le portail, sachant ce que je faisais. J'offrais ma chair et mon sang gorgée de magie impure, de magie étrangère, en espérant qu'elle suffirait à court-circuiter la source de la puissance des feys. Les feys qui étaient en train de massacrer ceux à qui je tenais. Les feys qui s'apprêtaient à tuer Lucius.
Je perçus au loin le hurlement du mage combattant. J'entendis la course désespérée du Sidhe et le rugissement de rage de l'alpha et une dernière fois, le pouvoir se déversa de moi alors que délibérément, j'enfonçai ma main dans le vide primal du pouvoir des feys, là où Sous-Colline régnait.
L'ouragan qui déferla en moi m'emporta dans ses griffes en un centième de seconde. J'avais cru avoir mal, avant, mais je me trompais. J'avais cru ressentir de la douleur mais désormais, j'étais la douleur alors que l'incompatibilité fondamentale de nos natures s'affrontaient. Cette fois, je ne pus le supporter. Mon cœur battit une dernière fois et tel un élastique trop sollicité, je le sentis lâcher. Priant seulement d'avoir réussi, espérant avoir sauvé celui que j'aimais, je sombrai enfin dans un néant bienfaisant dans lequel je pouvais oublier.
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