Chapitre 3
Cela faisait maintenant trois jours et trois nuits que je guettais la grande maison de briques strictement clôturée et recouverte de vigne vierge et je détestais de plus en plus ce job.
Lorsque j'étais revenu à la boutique pour accepter le contrat Asos, était en train d'arnaquer un couple de chamans de passage en ville en leur refourguant une magnifique pierre d'ambre soi-disant reliée aux esprits de la terre. L'ambre faisait un focus acceptable pour la magie humain mais celle-ci n'était rien de plus qu'un joli bout de résine fossilisée. Je ne distinguais aucune trace d'activité occulte autour du globe brillant et lisse mais bon, si des chamans n'étaient pas foutus de sentir des signes de leur propre magie, je n'étais pas là pour leur mettre le nez dans le caca. A Portal, les pigeons ne bénéficiaient d'aucune indulgence.
Avec le recul, gérer ses clients avaient surement permis à Asos d'éviter de s'attarder à me fournir les détails gênants de cette mission. En particulier, le fait que la maison n'était pas occupé par un, mais bien par cinq métas. Une foutue meute, quatre Loups énormes et un alpha encore plus imposant, chacun susceptible de m'arracher la tête y compris sous leur forme humaine.
C'était rarissime à Portal. Les meutes, Loups ou Félins, restaient sur leurs propres territoires et étaient réputées pour être assez autarciques, bien qu'à un niveau moins hystérique que les feys. Des humains vivaient sur les terres métamorphes mais en nombre limité et d'après ce que j'avais entendu, les deux groupes n'avaient pas pour habitude de se mélanger. Les métas qui échouaient à Portal étaient surtout des solitaires, des francs-tireurs incapables de s'intégrer au sein des hiérarchies strictes qui structuraient les meutes. Ils appartenaient rarement à la race des Loups, programmés pour vivre en groupe, mais relevaient en général des grands fauves ou bien des Ours, dont le côté animal renforçait la nature solitaire. Alors une mini meute de Loups en goguette à Raiponce Park était bien la dernière chose auquel j'aurais pu m'attendre.
En plus de la simple improbabilité de leur présence, ils renforçaient l'injure en ne quittant presque jamais la demeure. Le mâle dominant, un immense brun à la peau mate d'amérindien, aux cheveux longs tressés et au nez aristocratique et que j'avais décidé, au cours de mes longues heures de guet et d'ennui d'appeler "Rex", était sorti deux ou trois fois, toujours suivi d'un grand noir aux allures de guerrier ("Fido") et d'une grande louve tout aussi brune et costaud que son alpha ("Lassie"). Ils étaient les seuls à vider parfois les lieux. Le plus petit, un blond qui me rendait quand même une bonne dizaine de centimètre ("Snoopy") restait pour garder le chenil, en renfort d'un pseudo clone du premier golgoth noir que j'avais affublé de l'adorable prénom de "Milou". J'avais donc abandonné l'idée de procéder de ma manière favorite, à savoir entrer discrètement en l'absence des propriétaires et en repartir pareil. De plus, Asos m'avait prévenu que "Rex" était susceptible de se déplacer avec ma cible sur lui. Je devais donc trouver le moyen d'opérer en pleine tanière et en présence de toutes les boules de poils.
En plus, impossible de les espionner tranquillement sous peine que mon odeur ne me fasse repérer en quelques heures. J'avais dû recourir à divers expédients tels que me recouvrir d'huile de lavande puante le premier jour, puis de citronnelle le lendemain, histoire d'économiser mes réserves d'aconit pour le grand jour, en plus de changer régulièrement de place pour éviter d'attirer l'attention. Cambrioler des métas était une sacrée plaie. Je ne me sentais toujours pas entièrement prêt à procéder après trois jours de repérage mais je n'avais plus guère le choix. Le chronomètre tournait et si je voulais mettre Namiko et les enfants, cet abruti de Jordan inclus, à l'abri, je devais maintenant passer à l'action.
Mon don me permettait de voir les auras en couleur et de distinguer facilement les principales espèces touchées par la magie, même à travers la pierre et le bois. Dans le cas présent, il me signalait que tout le monde était à la maison et j'avais décidé de passer à l'action.
La magie brute, naturelle, m'apparaissait comme blanche et translucide, une sorte de voile de brouillard extrêmement ténu que je distinguais en permanence autour de moi ainsi que sur les animaux et les plantes atteintes par les effluves. Je n'avais jamais mis les pieds dans les Territoires Magiques mais j'imaginais que cette gaze légère s'y épaississait au fur et à mesure que l'on s'y enfonçait, tout comme les auras m'apparaissaient plus opaques en fonction de la puissance de leurs propriétaires. La magie fey, la plus pure s'il fallait en croire Saturnin, le seul mage que j'avais l'occasion de fréquenter au détour d'une pinte de bière, était argentée et particulièrement lumineuse. Elle les parait d'une aura aussi puissante que séduisante et ajoutée au glamour dont ils jouaient pour éblouir les humains, je n'avais aucun mal à comprendre pourquoi dans les temps reculés, certains feys avaient été élevés au rang de divinités par des hommes sous le charme. Les métas avaient une aura plus fine mais plus dense, couleur d'ambre et de fauve tirant parfois sur le doré et le bronze, pour les alphas les plus dangereux. Ce qui, délicieux hasard, était bien entendu le cas de ma victime du jour. L'histoire de ma vie, une fois de plus. La magie humaine, quant à elle, se situait toujours sur le spectre des bleus. Les mages arboraient des bleus mats et soutenus, de l'azur à l'outremer selon leur puissance et leurs affinités alors que chez les chamans et les wiccans, plus proches de la terre et destinés à interagir avec les esprits de la nature, prédominaient des teintes d'aigue marine, de sarcelle ou de turquoise. A l'opposé du spectre, les prêtres vaudous et tous les sorciers de sang tiraient sur l'indigo et l'outremer, manifestation visuelle de leur commerce avec les esprits des morts et autres entités maléfiques.
Il m'était arrivé, à de rares reprises, de croiser des créatures à formes humaines aux auras rouges vifs ou noires. J'avais soigneusement évité tout contact, pris garde à ne pas laisser paraitre ma frousse et mis le maximum de distance entre ces êtres et moi. Je ne savais rien de l'existence des démons, vampires ou autres et je tenais fermement à préserver mon ignorance de ce sujet tout particulier.
Le nuit commençait à tomber sur Portal. Les lampes à gaz, plus facile à maintenir sur le long terme que celles fonctionnant à l'électricité, s'éclairaient une à une dans le quartier cossu et nimbaient les pavés sombres de flaques jaunes et tremblotantes. Je ne pouvais plus reculer. Mon plan était ficelé et même s'il reposait sur pas mal de déductions foireuses et d'hypothèses branlantes, je n'avais plus qu'à tenter le diable et me lancer.
D'un pas nonchalant, je m'approchai de la maison, me dissimulant dans les ombres et me fondant dans les rares passants qui s'empressaient de rentrer chez eux alors que la fraicheur automnale montait. Je m'étais aspergé d'aconit, odeur à laquelle les loups étaient allergiques et qui les empêcherait de suivre mes traces, et j'avais soigneusement recouvert toute parcelle de peau pour ne laisser aucun résidu utilisable. Je fis tranquillement le tour et arrivé à l'arrière du bâtiment, protégé par une grande grille de fer forgé, je déclenchai mon arme secrète.
Les grenades sensorielles avaient été mises au point pendant la guerre et conçues spécifiquement contre les meutes. Elles servaient à retourner les hyper développés des métas contre eux, afin de les désorienter et de les affaiblir. Les deux sur lesquelles j'avais réussi à mettre la main, sacrifiant une quantité déprimante de ma réserve de plomb en guise de paiement, étaient des grenades auditives. Je les avais dissimulées à une cinquantaine de mètres de la maison, suffisamment proches pour étourdir sévèrement les cinq Loups et assez loin pour les obliger à sortir de la maison s'ils souhaitaient les désamorcer.
Lorsque les sifflements stridents débutèrent je ne pus retenir une grimace, malgré ma pauvre ouïe humaine et les bouchons d'oreille que j'avais pris la précaution de mettre. Je ne pouvais même pas imaginer la souffrance que devaient endurer les Métas et j'adressai mes excuses sincères au voisinage. Personne n'allait dormir très tôt ce soir. Les auras commencèrent à bouger dans la maison, s'agitant au rez-de-chaussée pour se regrouper puis se séparer. Je n'avais pas espéré que les cinq Loups vident les lieux en même temps, ils n'étaient pas stupides à ce point, mais même si une partie de la meute restait postée dans la maison, le bruit de mon effraction serait couverte par le bruit insoutenable.
Sans perdre de temps, j'escaladai la grille et me laissai tomber souplement dans les herbes hautes du jardin mal entretenu, merci à l'absence de jardinier. Puis, je courus discrètement jusqu'au mur de pierre. Tout mon plan reposait sur l'hypothèse que l'objet que le commanditaire recherchait était dissimulé dans ce que je supposais être le bureau au premier étage, théorie renforcée par le fait que l'alpha passait une grande partie de son temps là-haut. Sans plus attendre, je débutai mon ascension, m'accrochant aux pierres légèrement bombées et plantant de petits clous de métal dans la façade afin de créer de minuscules prises sur lesquelles je m'appuyais, rampant à la verticale comme un lézard géant. Ils étaient ensorcelés pour pénétrer dans n'importe quelle matière et constituaient un de mes atouts les plus précieux. J'avais investi dans ce jeu avec mes premiers gains en tant que cambrioleur et le retour sur investissement était plus que satisfaisant. Il ne me fallut que quelques secondes pour atteindre la fenêtre que j'avais ciblée. Trois des Loups, dont l'alpha, étaient sortis de la maison à la recherche des grenades mais je distinguais les lueurs tremblotantes de Snoopy et Lassie au rez-de-chaussée. Ça allait être tendu. Avec précision, je découpai la vitre et passai ma main gantée à l'intérieur pour actionner le pêne de la fenêtre. Je pouvais remercier la bêtise des constructeurs et la morgue des métamorphes. Située à près de cinq mètre du sol, l'ouverture n'était pas protégée par des barreaux et, encore plus stupide, aucune barrière magique ne sécurisait la maison. Etre un gang de grands costauds de quasiment deux mètres capables de se transformer en monstres poilus de cent cinquante kilos rendait arrogant et idiot. Ils avaient clairement jugé que personne n'oserait venir défier des créatures aussi meurtrières qu'eux à leur domicile et j'étais ravi de les détromper.
Je me faufilai par la fenêtre et pénétrai enfin la maison. Banco. La pièce était bien un bureau, décoré dans un style masculin et doté d'un parquet confortablement et opportunément recouvert d'épais tapis de fourrure. Je débutai mes recherches en silence. Si l'objet convoité avait été magique, il ne m'aurait fallu que quelques secondes pour le débusquer mais d'après les informations que le mystérieux commanditaire avait données à Asos ce n'était pas le cas. Je cherchais une simple carte, surement imprimée sur du cuir à la manière méta, et du diable si je pouvais deviner pourquoi elle valait autant de pognon.
Le secrétaire en bois massif était couvert de tasses de café vides et noircis, de stylos et de feuilles volantes mais aucune trace d'une carte. Je fouillai rapidement chaque tiroir et feuilletai chaque classeur mais nada, juste un bric à brac de paperasse dont la présence ne manquait pas de m'étonner. Les métas n'avaient rien de gratte-papiers. Je me demandais bien ce que ces derniers étaient venus foutre à Portal et ce qu'ils pouvaient trafiquer avec le conseil des Guildes, dont je retrouvais le blason sur un grand nombre de documents. Je me redressai et scannai rapidement la pièce. La petite bibliothèque était à moitié remplie de livres mais l'épaisseur de poussière qui les recouvrait me révélait que un, "Rex" n'était pas un grand lecteur et deux, aucune carte n'avait récemment été dissimulée dans l'un deux.
En revanche, un examen un peu plus attentif du tapis me fit sourire. Une très légère bande de démarcation de couleur sur les lattes du parquet qui le bordait indiquait que ce dernier avait été bougé. Je ricanai. C'était moins évident que le coffre planqué derrière un tableau mais à peine. Je soulevai la carpette et ne mis qu'une seconde à identifier la latte mobile qui protégeait le coffre-fort. Banco, une nouvelle fois.
Si les métas avaient économisé sur la protection de leur maison, ce n'était pas le cas concernant le coffre qui était un magnifique exemple des prouesses des techno-mages de la cité. Du très bel ouvrage ma fois, probablement réalisé par une des meilleures entreprises de sécurité de la ville. Le sort de protection brillait en bleu foncé et révélait que le mage qui l'avait réalisé était on ne peut plus compétent, promettant de sérieuses misères à l'imprudent qui y mettrait le doigt. Il serpentait autour des câbles isolés de plomb qui déclenchaient l'alarme électrique et je pariai sur un système destiné à électrocuter sur place le voleur incompétent. J'évaluai rapidement le mécanisme et sortis mes outils en alliage d'acier et de plomb. Je les avais mis au point moi-même et fait réaliser dans un discret atelier en périphérie de Portal. Combinés à mes compétences cachées, ils me permettaient de surmonter toutes les difficultés inventées par les techno-mages, même les plus doués. Je m'attelai immédiatement au désamorçage du dispositif alors qu'en fond sonore, derrière l'atténuation des bouchons d'oreille, je notai que la première grenade ne sifflait plus. Les méta avaient du réussir à la détruire malgré la douleur qu'ils avaient certainement ressenti en l'approchant d'aussi près. La seconde était bien cachée en bordure du parc, en haut d'un cornouiller géant dont la hauteur et la fragilité des branches devrait me faire gagner quelques minutes face à des Loups imposants et peu faits pour l'escalade.
Il me fallut un peu moins de cinq minutes pour ouvrir le coffre et le cœur battant d'excitation, j'en vérifiai le contenu. Alléluia, la carte était bien là. Je déroulai rapidement le rouleau de cuir souple afin de m'en assurer puis le glissai dans la pochette de toile cousue main que je portais sous mon sweat-shirt. La cavité contenait également un petit sac en cuir. La curiosité me faisait pencher la main vers lui afin d'en vérifier le contenu quand un bruit sourd, perceptible malgré la sirène et mes protections d'oreille, me fit redresser la tête.
Putain de merde. J'avais négligé durant quelques secondes de vérifier le positionnement des auras et quelque chose était en train de se passer à l'étage inférieur. Des bruits de lutte montaient jusqu'à moi et les yeux écarquillés de stupeur, je distinguai à travers le sol une lumière couleur d'argent dont la luminosité me fit cligner les yeux.
Un fey, et un putain de fey super balèze, même, était dans la maison. Et si j'en croyais les cris et les grognements, il était en train de se fritter avec les métas présents. Mon hésitation d'à peine quelque secondes face à cette situation absurde causa ma perte, alors que le bruit retombait soudainement. La porte du bureau claqua brusquement et celui qui venait semble-t-il de se débarrasser sans difficulté de deux Loups furieux s'encadra dans le chambranle. Le cœur battant et les dents serrées, je reculai lentement jusqu'au mur, la main crispée sur le sac souple et lourd que j'avais retiré du coffre. La fenêtre n'était qu'à quelques centimètres sur ma gauche mais si je parvenais à sauter, je me blesserais probablement, à cette hauteur. La corde accrochée autour de ma taille ne me serait d'aucun secours s'il ne me laissait pas le temps de l'accrocher. Le fey riva ses yeux sur moi, son aura virevoltante autour de lui alors qu'il me dévisageait avec mépris. Il se présentait sous la forme d'un homme banal, taille moyenne et cheveux châtains, mais par la force de l'habitude je laissais mes yeux se dessiller et je perçai son glamour sans même le préméditer. Je hoquetai de stupeur et de peur face à son apparence réelle. La taille élancée, le visage parfait aux pommettes acérées, les oreilles légèrement pointues et les yeux violets trahissaient son appartenance. Un Sidhe. Maitre de Sous-Colline, aristocrate parmi les feys, guerrier implacable issu du peuple des dirigeants des enclaves de sa race. Pas étonnant qu'il me toise comme si je n'étais qu'un insecte répugnant. Contrairement aux mages et aux métas qui toléraient, voir favorisaient, les colonies humaines sur leurs terres, les feys n'avaient jamais pardonné aux hommes leur emprise sur la Terre et la quasi destruction de la magie du monde d'Avant. Ils avaient systématiquement vidé leurs royaumes de tous les humains et massacré ceux qui trainaient la patte. Il était de notoriété publique que Sous-Colline laissait ses monstres vagabonder en toute liberté sur les terres dirigées par les Sidhes, et qu'ils étaient friands de chair humaine. Je n'en avais aperçu qu'une seule fois il y a des années, une délégation qui avait rendu visite au Conseil des Guildes de Portal, exception remarquée au milieu de vingt années d'isolationnisme méprisant. Croiser un représentant de cette race en plein cambriolage d'une maison de métas était aussi improbable que mortel.
Mon hoquet de surprise n'échappa pas au fey. Ses sourcils froncés se superposèrent entre ses deux apparences, me filant mal à la tête à force de passer de l'illusion à la réalité. Je réalisai, mais un peu tard, que je m'étais trahis. Les yeux du Sidhe à la beauté maléfique s'ouvrirent en grand de surprise avant de se figer dans une expression meurtrière. Les feys n'aiment pas qu'on perce leur glamour, encore moins lorsqu'il vise à dissimuler leur présence dans une ville de la Frontière, lors d'une intrusion chez leurs meilleurs ennemis.
Il s'avança vers moi d'un pas implacable et les mains tremblantes sous l'adrénaline, je me fis bêtement petit, comme si le mur avait le pouvoir de m'avaler et me soustraire à la colère de la magnifique et létale créature. La dague d'argent qu'il tenait à la main droite avait beau être calibrée pour tuer des métas, elle aurait le même effet sur la pauvre physiologie humaine qui était la mienne. S'il ne se contentait pas de m'écraser de sa magie comme une vulgaire mouche.
Ses yeux se rivèrent sur le coffre ouvert puis sur le sac que je tenais encore dans mes doigts crispés. Il me l'arracha sans plus de façons et en examina le contenu, alors que je restai muet et stoïque autant que je le pouvais. Son contenu lui fit tordre sa bouche pulpeuse et parfaite et d'un geste si rapide que je fus incapable de le distinguer, il me plaqua contre le mur, ses longues phalanges enroulées autour de ma gorge me coupant la respiration. Il m'arracha le foulard avec lequel je dissimulais mes traits et m'évalua avec mépris.
- Où est la carte ?
Je suffoquais, incapable de répondre. Il dut en prendre conscience car sa main se relâcha légèrement, me permettant d'aspirer une minuscule goulée d'air. Je tremblais comme une feuille, la mort rodant autour de moi sous les traits du fey froid comme la neige.
Je l'avais vu, vraiment vu, et je n'avais aucun doute sur le sort qui m'était réservé, que je lui remette cette foutue carte ou non. J'étais sur le point d'abdiquer toute réserve et de lancer mes dernières forces dans la bataille, lui réservant une surprise dont j'espérais bien qu'il la détesterait, quand un hurlement retentit dans toute la maisonnée, me faisant dresser les poils sur la nuque et détournant une seconde l'attention de mon agresseur. La partie de mon cerveau encore en état de réfléchir malgré ma panique me signala que le silence régnait depuis de nombreuses secondes : les métas avaient désactivé la seconde grenade. La forme qui s'encadra soudain dans la porte du bureau était de celles qui avaient nourrie les cauchemars de générations d'hommes, femmes et enfants, depuis l'époque des cavernes et des feux de bois, aux prémices de l'humanité. Je savais que les alphas pouvaient arborer une forme intermédiaire, c'était plus ou moins de notoriété publique, mais je n'avais jamais eu l'occasion d'y assister et franchement, j'aurais préféré rester dans l'ignorance. La bête dressée sur ses pattes arrière horriblement arquées devait mesurer deux mètre trente de muscles et de rage. Les bras, majoritairement humains bien que recouverts de poils, s'achevaient sur des mains disproportionnées et équipées de griffes dont la létalité était évidente. Des morceaux de tissus s'accrochaient encore à ses épaules déformées, témoins de la rapidité de sa transformation. Mais c'est la tête de la bête qui me procura un flot de terreur si puissant qu'il me remonta dans le ventre comme un acide brulant. Les yeux, que je supposais noirs en temps habituel, avaient viré à l'ambre liquide, dans une couleur qui évoquait fortement celle de son aura de métamorphe alpha. Le museau était en grande partie celui d'un loup, si ce dernier s'était fait pousser des dents deux à trois plus longues que ce qu'il était seyant et si les filets de bave qui dégoulinaient jusqu'au sol étaient considérés comme une chose normale. La bête haletait, sa colère si évidente que je la sentis s'écraser sur moi comme une vague impitoyable promettant souffrance et mort.
Devant cet adversaire plus à sa mesure, le Sidhe me jeta tel un vulgaire paquet et je rebondis sur le bureau avant de m'écraser par terre sur le parquet solide. J'allais être recouvert de bleus, si tant est que je survive à cette soirée pourrie. Malgré la douleur, je redressai la tête et le combat qui faisait rage me fit haleter. Les Loups étaient réputés pour leur force et leur rapidité, et les Sidhes étaient les guerriers les plus redoutés du peuple fey. Les voir s'affronter dans une lutte à mort était aussi effrayant que fascinant pour le petit humain que j'étais. Leurs mouvements étaient si rapides que je peinais à les distinguer, gracieux malgré leurs masses imposantes, dague d'argent et attaques magiques contre griffes, crocs d'ivoire et fourrure épaisse. Ils s'étripaient dans une danse cruelle dont la beauté féroce me fit frissonner. Le Sidhe devait avoir un pouvoir proche de ceux des mages élémentaires car je distinguais clairement les boules d'électricité magique qu'il projetait sans répit sur le méta, le faisant grogner de douleur à chaque impact. La magie grésillait dans toute la pièce et les couleurs saturées et mouvantes me faisaient perdre la tête.
C'était ma chance, la seule que j'aurais. Je me redressai d'un bond en dépit de mes ecchymoses et déroulai en un éclair ma corde de nylon. Seul le secrétaire en bois était assez lourd pour retenir ma chute aussi je la nouai frénétiquement à un de ses pieds puis la passai par la fenêtre, alors que le concert de grognements et de bris redoublait à proximité. J'allais enjamber le chambranle et disparaitre une bonne fois pour toute quand une explosion de magie derrière moi me projeta par terre à nouveau, me cognant le crâne contre l'encadrement. Je restai sonné une seconde, secouant la tête pour évacuer les vibrations qui me vrillaient le cerveau. Flageolant sur mes jambes, je me redressai péniblement pour constater les dégâts, à moitié caché entre le meuble et le mur. Les renforts métas étaient finalement arrivés mais ils gisaient à terre dans le bureau et le couloir et semblaient inconscients.
Lassie, sous sa forme de Louve, était recouverte de sang, probables séquelles de sa première rencontre avec le fey au rez-de-chaussée mais les autres semblaient intacts, juste évanouis. Je scannai rapidement le reste de la pièce et mon cœur rata un battement en apercevant l'alpha. Il gisait à terre, recroquevillé au pied de la bibliothèque défoncée et entouré des livres qui jonchaient le sol. Sa poitrine, proéminente sous cette forme, se soulevait péniblement et je sifflai entre mes dents. Le fey avait réussi à lui planter son poignard d'argent entre les côtes et à chaque inspiration ronflante, la poignée se redressait, alors qu'une mare de sang rouge vif s'accumulait sous l'énorme corps vaincu. Le Sidhe se tenait à genoux à côté de lui et quand il se tourna vers moi, surement averti par mon souffle affolé, je constatai qu'il n'était pas non plus sorti indemne de la confrontation. Il avait abandonné son glamour, trop difficile à maintenir après la débauche de magie dont il avait usé, et son visage parfait accusait son épuisement. Le Loup avait réussi à le lacérer à de nombreuses reprises et son sang coulait en rigoles sur ses vêtements. Je détaillai les nombreuses blessures sur ses bras et ses jambes avant de m'arrêter sur son estomac, où une plaie profonde montrait que la victoire lui avait été chèrement acquise. Il tenta de se relever en s'appuyant contre le mur mais dû s'y reprendre à deux reprises avant de se tenir droit puis fit un pas dans ma direction. Je me campai sur mes jambes, tachant de reprendre assurance, et lui retournai un regard farouche. Ce connard m'avait étranglé, à moitié assommé, avait bousillé mon plan presque parfait, du diable si je le laissais me dépouiller de mon fric bien mérité. J'étais resté impuissant lorsqu'il était au mieux de sa forme mais après avoir été mâchouillé par un métamorphe, il devenait un adversaire nettement plus à ma mesure. Je dégainai lentement de ma poche un de mes deux couteaux à cran d'arrêt, l'autre habilement dissimulé dans ma botte. C'était de bien belles lames, acier à forte teneur en fer damasquiné de volutes d'argent. Efficacité garantie contre les feys et les métas, un des best-seller de Aaron, le fabricant. Le fey me darda un regard méprisant et meurtrier alors que je le défiais et prit finalement une décision. Rasant les murs, chaque pas lui coutant plus d'énergie qu'il n'en possédait, il enjamba les corps des Loups et sortit de la pièce où l'odeur métallique du sang devenait étouffante.
Je laissai échapper une grande respiration que je n'avais pas pris conscience de retenir. Putain de merde, contre toute probabilité, j'étais vivant. Je vérifiai que la carte était toujours en place, lovée contre mon flanc douloureux, et m'apprêtai à fuir cet enfer quand un léger gémissement m'arrêta. Je me retournai et tombai sur le regard couleur whisky de Rex. Il me dévisageait, la tête tournée dans ma direction et les yeux à moitié dans le vague. Le sang continuait à s'écouler en ruisseaux de plus en plus épais de la lame plantée dans sa poitrine et il ne fallait pas être devin pour comprendre ce qui allait se passer. Les capacités de régénération des métas étaient exceptionnelles mais avec de l'argent dans le corps, aussi prêt du cœur, son métabolisme n'allait pas réussir à le sauver. Il était en train de mourir. Il cilla plusieurs fois, ses yeux refusant de se focaliser, et son souffle eut quelques ratés.
Merde, merde, merde...
Je n'étais pas un tueur, certes, mais je n'avais rien d'un bon samaritain non plus. J'étais un putain de voleur et s'il m'avait mis la main dessus avant que le fey ne lui tombe sur le râble, c'est moi qui serais en train d'agoniser par terre. A moins qu'il ne m'ait bouffé entièrement d'une seule bouchée. C'est la pensée de Namiko et de sa mine réprobatrice si elle apprenait mon indifférence qui me décida finalement. Assuré que l'aconit couvrait mon odeur, si tant est qu'il ait été en état de la percevoir, je m'approchai rapidement du grand Loup abattu. En dépit de son état pitoyable, il découvrit ses dents dans un grognement menaçant en me voyant me pencher sur lui, ce qui me fit ricaner doucement. Même à deux doigts de crever il ne lâchait rien. Je saisis fermement la poignée de ma main droite gantée de cuir, posai doucement la gauche sur la poitrine haletante et tirai d'un grand geste ferme. La dague sortit de la chair avec un bruit de succion parfaitement écœurant, accompagnée d'un nouveau flot de sang. J'hésitai un instant puis attrapai un des lambeaux de chemise qui pendait du bras velu et en fis une boule serrée, que j'appuyai fermement sur la plaie béante. L'alpha ne m'avait pas lâché des yeux mais son regard était vacant, je n'aurais su dire s'il me voyait vraiment ou pas. Evitant soigneusement les griffes recouvertes de sang et de morceaux de fey, je guidai sa patte sur le tissu. Je n'avais pas l'intention de m'attarder beaucoup plus, mais je lui donnais au moins une chance de tenir jusqu'au réveil de sa meute. Dès qu'il comprit la manœuvre, il se mit à appuyer sur le pansement compressif et ferma les yeux, concentré sur sa respiration. La douleur devait être intenable. Après quelques instants de doutes à dévisager de plus près le museau toujours aussi effrayant, malgré sa quasi inconscience, je me relevai. J'avais fait ce que je pouvais, même si c'était probablement ma plus belle erreur de la soirée. Sans plus tarder je me dirigeai vers la fenêtre et la corde qui m'attendait. Même si les choses avaient merdé dans les grandes largeurs, j'avais rempli ma mission. Les neuf mille dollars étaient à moi et Iko et les enfants étaient sauvés.
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