Chapitre 28
Notre approche se fit lentement dans la nuit noire et avec le plus de discrétion possible. Seule la lueur des feux de fortune dans notre dos et la lune, qui jouait à cache-cache entre deux nuages, venait éclairer notre approche. Mais bien sûr les métas voyaient parfaitement dans la pénombre. Kristen semblait se débrouiller dans l'obscurité et Saturnin, qui avait du mal à avancer droit, était fermement encadré par Isabeau et Alex. Quant à moi, il me suffisait de me fier aux auras de mes compagnons de route pour suivre le sentier sans tellement de difficulté. Je n'avais jamais songé à mon don comme à un substitut de lampe de poche mais hé, c'était bien pratique et je n'allais pas me priver de l'utiliser. Arrivés à une centaine de mètres de notre destination, la gamine nous arrêta d'un geste et désigna du doigt une forme oblongue entourée de broussailles épaisses, quasi invisible dans la pénombre. Nous étions à l'extrême limite des faubourgs de la ville et les rares constructions humaines ressortaient au milieu des champs en friche et des bosquets tels des verrues de métal et de béton, dont seules les silhouettes se découplaient. Elle chuchota, vibrante d'excitation :
- C'est cet entrepôt que mon amie m'a indiqué et de là que j'ai vu des feys entrer et sortir. Je pense qu'ils sont là. J'en suis certaine.
Je plissai des yeux pour examiner la structure lointaine mais elle était trop loin, et j'étais trop humain, pour en voir plus que l'ombre incertaine. Mais les Loups n'avaient pas ce souci et Lucius évalua le bâtiment avec attention avant de hocher la tête.
- Je peux me tromper mais on dirait une ancienne grange, avec un silo à grain d'après la hauteur du toit. Avant la guerre, c'était la rase campagne par ici. Les murs d'origine devaient être assez épais s'ils ont survécus jusqu'à aujourd'hui, peut-être pour résister aux ouragans, et nous devons partir du principe que les feys les ont aussi protégés avec leur magie. Nous sommes sous le vent mais je ne sens rien, en revanche, aucune odeur. Ni des feys, ni celles d'humains.
- Tu penses qu'ils ne sont pas là? demandai-je avec angoisse. Cela aurait bien notre chance d'avoir trouver le repaire de ces fumiers mais qu'ils soient repartis avant notre arrivée.
Lucius secoua sa tête en ma direction.
- Pas forcément. Le glamour fey peut jouer sur les odeurs et leurs protections magiques peuvent également les dissimuler. Si ce hangar est leur repaire, ils l'auront forcément recouvert de magie pour le rendre le plus discret possible. Ces salopards ne sont pas stupides.
- Je suis trop loin encore mais si je me rapproche, je pourrais peut-être voir leurs auras à travers les boucliers. Et je verrai le bouclier lui-même, d'ailleurs.
- Alors nous allons faire ça.
L'alpha se tourna vers Jonas qui nous avait écouté en silence et lui demanda avec une courtoisie surprenante.
- Qu'en penses-tu, Panthère?
Mon ami mercenaire fit un pas en avant, les yeux plissés.
- Je suis d'accord. Aucun plan élaboré ne fonctionnera ici. Je te propose que Saturnin nous jette son sort de dissimulation pour couvrir notre approche et que nous y allions, tout simplement.
Lucius hocha la tête et je fis de même, dans un accord parfait. Il n'y avait aucune rue étroite où se planquer, aucun dispositif compliqué à désactiver et aucune ruse sophistiquée à élaborer. Le combat qui nous attendait serait celui de la magie et de la force brute et dans une tentative de me conforter, je glissai mes mains dans mes poches pour caresser les billes lourdes et tièdes qui s'y trouvaient. J'étais prêt à agir et la meute aussi. Tous se rapprochèrent de leur alpha et le grand Loup distribua ses instructions à voix basse :
- Léo, je compte sur toi pour rester en arrière et veiller sur Kristen. Change-toi, afin d'être en mesure de te battre s'il le fallait.
Il était convenu dès le départ que Saturnin resterait en arrière également. Lui n'avait pas besoin de garde du corps, d'après moi, mais ouais, laisser Kristen sous sa seule responsabilité me dérangeait. Il était capable de s'endormir dans un fossé ou, à l'inverse, de décider de nous rejoindre sans préambule en la laissant livrée à elle-même. La confier à la garde d'un membre de la meute était sage et Léo était le seul dont nous puissions nous passer dans le feu du combat. J'entendais plus que je ne voyais le corps tout en os du louveteau se tortiller d'indécision sous l'ordre qui lui avait été donné et je l'imaginais sans peine écartelé entre le désir de protéger la gamine à laquelle il s'était attaché et la frustration de ne pas suivre sa meute au combat. Mais malgré sa jeunesse et son enthousiasme, le jeune méta était discipliné et il souffla un accord agacé entre ses dents, avant de se dévêtir et de changer. Il ne fut pas le seul à se déshabiller. En silence, Jonas entreprit de retirer ses vêtements, tout comme Isabeau, et je levai les yeux au ciel en entendant le sifflet appréciateur de Saturnin. C'était là pure provocation de connard, à mon avis. Il faisait bien trop sombre pour pouvoir la mater à poil et sauf erreur de ma part, le mage ne voyait pas dans la nuit comme les métas. La louve l'ignora de tout son mépris, d'ailleurs, et entama sa métamorphes dans un grondement de douleur étouffé et une convulsion impressionnante de toute son échine.
La stratégie de combat des métas avait de tous temps reposé sur l'exploitation et la combinaison de toutes leurs capacités, sous formes humaines et animales. Alexander et sa carrure de lutteur paraissait celui de la meute le plus à même de se battre sous sa forme humaine et il me donna raison en extirpant de l'étui arroché sur son dos une lame immense, dont je n'avais aperçu jusque-là que le fourreau. Je béais d'admiration pendant qu'il la vérifiait, luisante d'acier mortel sous les étoiles. Lucius, en sa qualité d'alpha, était capable quant à lui d'adopter en une fraction de seconde sa forme intermédiaire, lui assurant l'alliance parfaite de sa mobilité humaine et de la létalité conférée par ses griffes, ses crocs, et sa force lupine et n'avait donc pas besoin d'anticiper.
La mutation des trois métas ne prit qu'une à deux minutes et même si gardais ma bouche fermée, je distinguai clairement le moment où Lucius les y aida de sa force, à ma grande surprise. J'avais entendu parler de cette capacité mais je n'aurai pas pensé qu'elle fonctionne sur une Panthère n'appartenant pas à la meute. Mais j'avais déjà vu Jonas adopter sa forme bestiale devant moi et je savais qu'en temps habituel, il lui fallait plus de temps que ça. Après un bref concert de grognement douloureux et gémissements réprimés, je pus distinguer les silhouettes massives des trois métas version poilue. Je n'avais encore jamais vu Isabeau en Louve et alors qu'elle s'étirait et s'ébrouait, je dus admettre à regret qu'elle était splendide. Elle restait plus petite que son alpha, en toute logique, mais était sacrément imposante pour une femelle. Son pelage était noir comme l'ébène, comme celui de son alpha, sa gueule épaisse et ses muscles saillants mais deux tâches grises enveloppaient le bout de ses pattes avant, comme deux petites chaussettes. Je souris, amusé, et me notai mentalement de ne pas oublier de me foutre de sa gueule pour cette adorable petite particularité qui lui donnait des airs de chien de salon. Elle haleta doucement en se redressant, se secoua et vint se ranger au pied de Lucius, prête à l'assaut. Léo, un peu instable sur ses pattes, mit un peu plus de temps à se remettre puis caracola jusqu'à Kristen, restée bouche bée devant le spectacle auquel elle venait d'assister. Il se coucha à ses pieds, le regard vigilant. Jonas, lui, était égal à lui-même quelle que soit son apparence et sa panthère gracieuse et magnifique me rejoignit en silence, tourna gracieusement une ou deux fois autour de mes jambes et s'assit à mes côtés, le queue battant doucement sur la terre meuble.
- Nous sommes prêts, vieil homme, lança Lucius au mage resté immobile, presque pas concerné. Tu nous as promis un sort de dissimulation alors à toi de jouer.
Saturnin vacillait un peu en marmonnant devant nous et ses tatouages luisants vibraient sur sa peau mais son ton resta ferme, à mon grand soulagement. Je ne l'avais jamais vu si saoul qu'il fusse complètement incapable de se servir de sa magie mais je n'avais pas hâte que cela se produise, et clairement pas aujourd'hui. Même grandement diminué, l'ancien mage guerrier gardait en lui quelques ressources que j'imaginais durement acquises et chèrement payées. Sa magie, toujours aussi belle et ample, commença à nous envelopper au rythme de ses incantations et fasciné, je la regardai tourbillonner en se mêlant à l'aura fauve des métas, dans une danse impalpable d'une implacable beauté. Pour la millième fois depuis notre première rencontre, je me pris à regretter de n'avoir pas connu celui qu'il avait été avant que le désespoir et l'alcool ne viennent le transformer en ombre sarcastique et avinée. Il termina dans un geste gracieux de la main gauche et immédiatement, trébucha sur ses pieds. Il renifla bruyamment, déglutit et cligna ses yeux chassieux en s'adressant à Lucius.
- Normalement, ce sort fonctionne un peu comme un glamour. Tant que vous restez discrets les feys devraient être incapables de vous voir approcher de leur baraque. Mais bien sûr, cela cessera de faire effet lorsque vous en défoncerez la porte.
Il lâcha un rot bruyant qui me fit reculer d'un pas, reprit une gorgée de sa fiasque et se tourna vers moi :
- Tu penses pouvoir te charger te faire sauter les protections magiques?
J'hésitai un instant puis hochai la tête. C'était l'instant de vérité, de toute façon. Lors de notre assaut dans le bunker, Lucius n'avait fait que supposer de mes capacités mais là, je n'étais plus en mesure de les dissimuler. Je n'avais aucun gadget, aucun outil, aucune stratégie. Je n'avais plus que ma magie, mes deux couteaux dans mes bottes et ma détermination et j'allais me reposer sur chaque atout sans hésiter. Sans me soucier des regards intrigués des Métas, à l'exception de Lucius et Jonas qui me contemplaient d'un air entendu, je lui assurai avec une confiance pas seulement de façade :
- Je les ferai sauter. Je sais que j'en suis capable.
- Parfait.
Il m'évalua de son regard flou et aviné mais un sourire narquois finit par étirer ses lèvres fines aux commissures crasseuses et il ricana :
- Le temps est donc venu pour toi de t'assumer, petit mage. Je dois te dire attendre ça depuis déjà un bon moment. Tu ne peux plus te cacher derrière ton ombre.
- Va te faire voir, vieux fou, protestai-je sans conviction. Je fais ce que je dois faire et tu le sais parfaitement.
Notre discussion cryptique, même pour moi, était écoutée sans vergogne par notre public et je coupai court en me détournant. Je n'avais jamais su avec exactitude ce que Saturnin savait de moi. Beaucoup trop de choses, de toute évidence, mais c'était bien la première fois qu'il levait le voile aussi franchement sur mes aptitudes. Avec morosité, je songeai que le passé que je dissimulais avec acharnement depuis des années menaçait de devenir un secret de polichinelle mais je n'y pouvais rien. Et j'avais foi en la discrétion de Jonas et Saturnin, quoi qu'il en soit. Quant à la meute, ils emporteraient leurs questions et leurs doutes dans les Territoire magiques d'ici quelques jours à peine. Inutile donc de me restreindre en quoi que ce soit
Lucius nous avait écouté, les yeux luisants dans la pénombre, et il conclut sobrement notre échange.
- Notre priorité est de sortir les enfants. Si nous en avons la possibilité, je serai heureux de remettre la main sur les échantillons de métal mais la vie des enfants passe d'abord. Une fois entrés, aucun quartier ne nous sera permis et la moindre erreur de notre part se paiera dans le sang.
Son discours de motivation craignait un max mais je hochai la tête, les pieds campés dans la poussière et les Loups grondèrent doucement leur approbation. Pour la première fois depuis leur enlèvement, Sarah et Jordan étaient à ma portée et mon épiderme crépitait d'énergie anxieuse à l'idée que j'allais enfin pouvoir leur porter secours.
J'avais beau avoir une relative confiance dans le vieux mage fou et sa magie imbibée de gnôle, l'expérience d'une approche à découvert, en terrain nu et sans aucune autre protection que celle de son sort était une tout nouvelle expérience pour moi, et des plus désagréables. J'étais un voleur. J'étais à l'aise dans les égouts et sur les toits, dans des conduits électriques ou à la vertical de murs escarpés, tout en furtivité et sournoiserie. Approcher de ma cible de manière aussi ouverte pesait sur mon échine et faisait battre mon cœur et sans l'obscurité qui me cachait, au moins symboliquement, ma peau se serait retourné d'appréhension. Mais les capacités de Saturnin tenaient le coup, de toute évidence, car alors que nous approchions du hangar aucune alarme ni aucun cri d'alerte ne résonnèrent dans la nuit, et aucune attaque ne vint entraver notre avancée. Une fois suffisamment proche du bâtiment, je sifflai doucement entre mes dents en distinguant enfin le glamour fey qui enveloppait la bâtisse, tel un cocon intangible mais aussi solide et brillant que le diamant. Lucius coula un regard en ma direction.
- Tu vois leur barrière magique?
- Ouais, et ce n'est pas de la camelote. C'est une sacrée belle magie fey qu'ils ont déployé ici. J'en ai rarement vu de si forte.
- La magie Sidhe est la plus puissante de leur espèce, commenta Alexander à ma grande surprise. Le bras droit de Lucius était si discret et si calme que j'avais tendance à oublier sa présence, malgré son physique massif et sa présence imposante. Il ajouta pensivement :
- J'ai rencontré plusieurs Sidhes lorsque j'ai accompagné Carlos à New Francisco et tous étaient effrayants. Certains sont plus vieux que l'humanité et d'autre étaient révérés comme des divinité, avant que les hommes ne se tournent vers leurs dieux uniques puis ne se mettent à adorer la tech et détruire la terre.
- Le connard qui a essayé de me buter n'avait rien d'un dieu, renifla Lucius avec mépris. Il est coriace, je l'admets, mais cette fois je suis prêt. Sous-Colline en a fait ses favoris parmi les feys et leur prête son pouvoir, certes, mais hors de son influence ils ne sont que des créatures mortelles parmi d'autres et il est possible de les tuer.
L'alpha afficha un rictus maléfique et ses dents aigües brillèrent dans l'ombre une fraction de seconde.
- Avant la Guerre, les Feys et les Métas ont passé quelques millénaires à s'entretuer. Je suis tout à fait disposé à démontrer que je n'ai rien perdu de notre héritage à ce sujet.
Je ne relevai pas ces rodomontades lupines, concentré sur la magie qui m'apparaissait de plus en plus clairement. Saturnin nous avait promis que tant que nous ne passerions pas à l'attaque, nous resterions invisibles aussi malgré mon malaise, je n'hésitai pas à m'approcher à quelques mètres à peine du bâtiment par le côté. Le hangar avait du connaître une première vie en tant que bâtiment agricole, en effet. A l'exception d'une vaste porte renforcée de métal à l'avant, il ne comportait aucune ouverture apparente et je ne percevais aucuns travaux récents de remise en état. Une preuve de plus que nos ennemis venaient de débarquer, et n'envisageaient probablement pas de rester. L'énergie fey dorée formait une couche d'un bon mètre d'épaisseur autour de la structure, chatoyait le long des murs de béton effrité, remontait jusqu'au toit plat en tôle rouillée et transformait le hangar délabré en forteresse magique et imprenable. Enfin, sauf pour moi, je l'espérais.
- Est-ce que tu sens les enfants? Ou les feys? demanda Lucius en me collant aux basques pendant que j'effleurait le courant quasi vivant de mes doigts pour l'évaluer.
- Non, les barrières me bloquent. C'est bien la première fois que ma clairvoyance se retrouve autant bloquée. Je suis limite vexé.
Je haussai les épaules, faussement désinvolte devant l'énormité de ce que j'allais tenter.
- Mais bon. De toute façon, je vais tout faire péter donc ça ne me fera chier longtemps.
Alex arrondit les yeux et ouvrit la bouche pour me questionner mais un bruit sourd en provenance de la gorge Lucius l'arrêta. Les mains moites et le ventre noué, je tendis la main en direction de la lueur aux reflets métallisés.
- Quand il faut y aller... Ca risque de faire du bordel, prévins-je les métas tendus juste derrière moi. Vous feriez peut-être mieux de vous écarter.
Lucius me contempla et je crus qu'il allait protester mais il hocha la tête lentement. Il recula de quelques pas, suivi de la meute et de Jonas et attendit en silence, tendu et prêt à bondir. Je fermai mes paupières et me remémorai nos étreintes de ces derniers jours, y puisant du courage. Puis, j'invoquai le nom de Maniko et priai ses ancêtres tutélaires, auxquels je ne croyais pas, de me donner de la force. Alors, puisqu'il le fallait, je pris une grande respiration et croisant les doigts pour que ma magie unique et étrange ne me fasse pas défaut, après toutes ces années à l'ignorer, je plongeai les doigts dans le flux d'énergie qui pulsait et brillait.
Et tout explosa.
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