Chapitre 26

Je revenais de la douche et était en train d'essorer mes cheveux lorsque quelqu'un frappa à ma porte et sans attendre de réponse, le battant grinça et s'entrouvrit. J'abaissai la serviette à la hâte pour me couvrir un peu plus dans la région inférieure et croassai un "bordel!" peu convaincu. Sans surprise, Lucius se tenait devant moi, l'air soucieux, et je me figeai le cul à l'air comme un lapin pris dans une attaque de kudzu cannibale. Nous n'avions pas eu le temps de discuter. Ni de notre réveil dans le même lit, ni de notre baiser et encore moins de ses petits projets de départ mais de toute évidence, il avait jugé unilatéralement que le moment était approprié.

A la suite de notre entrevue houleuse et dramatique sur les bords avec les mages et après une rapide collation, j'avais accompagné Jonas à la Guilde pour récupérer ma part de la récompense pendant que Lucius et sa meute avaient vaqué à leurs propres occupations. Préparant sans doute leur retour dans les Territoires magiques en compagnie de Zachary et ses ingénieurs. J'avais refusé d'y songer et m'étais concentré sur le sac de dollars tech que Natasha m'avait tendu avec une brève accolade et dont le poids dans ma main m'avait fait trembler de la tête au pied. S'il me manquait quelques centaines de dollars, que Jonas avait proposé de me prêter, j'avais enfin entre les mains le moyen de permettre à Namiko, Maureen, Rayanna et les autres de retrouver leur maison et leur vie. Et si Jordan s'en sortait, si, par miracle, je réussissais à le retrouver, lui aussi aurait la chance immense d'une seconde chance, loin des exigences nauséabondes de Caïus Devon et de la mort qui guettait à chaque seconde les membres des gangs de Portal. Natasha nous avait aussi donné des nouvelles des membres de la secte que nous avions libérés. Ou attaqués, selon les points de vue. Les gardes rapprochés du gourou ayant survécu à notre assaut et pour lesquels des accusations de viols et maltraitances avaient pu être établies par les adeptes traumatisés avaient été chassés de la propriété. Natasha était à peu près certaine que dans les semaines à venir, certains se retrouveraient avec de jolies primes au cul et elle s'était fait un plaisir de signaler qu'elle se réjouissait d'avance de s'en charger. Une partie des membres, les plus jeunes et les plus fragiles, échaudés de leur petite aventure en zone Frontière, avaient sauté sur l'occasion et l'arrivée des émissaires des commanditaires pour se faire ramener auprès de papa et maman, en sécurité du côté étouffant mais cadré et sécurisé des territoires Tech. Une minorité avait toutefois décidé de rester. Le droit de propriété était une notion floue dans la Frontière, généralement résumé par l'adage "j'y suis, j'y reste", et tant qu'ils étaient capables de le protéger des convoitises, le bunker serait à eux. Natasha nous glissa que certains avaient réussi à conserver quelques biens ou de l'argent liquide et qu'elle avait proposé de leur envoyer quelques mercos pour les aider à s'installer. Contre rétribution, bien sûr. Décidément, la mage ne perdait pas le nord et savait maximiser ses bénéfices lorsqu'elle en avait la possibilité. Non pas que je le lui reproche, j'étais fait du même bois. Du bois des habitants de Portal dont la caractéristique commune était le pragmatisme à toute épreuve. Cette affaire avait donc connu une fin satisfaisante pour tout le monde et même si pour le moment il était plus sûr pour eux que Maniko et les gosses restent planqués, je brûlais d'annoncer cette bonne nouvelle à ma mère adoptive. Mais je ne me faisais pas d'illusions. Tant que les deux autres enfants ne seraient pas revenus au sein de son foyer, son bonheur resterait entaché.

À la porte, Lucius se figea devant ma posture involontairement provocante. Des gouttes d'eau continuaient de suinter le long de ma clavicule au creux prononcé et mes cheveux s'étalaient dans mon cou, dégoulinant sur ma nuque et mes épaules. La serviette était assez large, heureusement, pour dissimuler mes hanches et la plus grande partie de mon bassin mais il inspira fortement et je sentis son regard brûlant s'attarder sur mes mollets, remonter le long du tissu et se poser sur ma poitrine plate. J'étais fort et rapide mais ma musculature était sèche et sans vraiment de reliefs, à l'inverse des muscles proéminents que les métas arboraient pour la plupart. Mais à en croire la manière dont la pomme d'adam de Lucius s'agita alors qu'il déglutissait et la vitesse à laquelle ses pupilles se dilatèrent, mon corps mince et élancé l'intéressait. En d'autre temps, et dans un autre état d'esprit, j'aurai lâché la serviette et envoyé la prudence aux orties. Plus les choses allaient et plus j'étais las de résister à l'attraction indéniable que le Loup alpha exerçait sur moi. Mais j'étais encore plus fatigué de cette angoisse sans fin, torturé de ces recherches sans issues, écœuré des manœuvres pécuniaires ou politiciennes dans lesquelles j'avais été entrainé et perturbé par les contradictions de l'alpha que je peinais à déchiffrer. Aussi, ignorant la part de moi qui me préconisait une bonne partie de jambes en l'air en guise de panacée, j'attrapai un tee-shirt et un pantalon souple resté sur le lit et lui indiquai sèchement que je revenais.

A mon retour de la salle de bain, le grand Loup était assis sur le bord du lit et une expression inhabituelle, mélange de contrition et de regrets, adoucissait ses traits en lame de couteau. J'étendis la serviette mouillée sur le dossier d'une chaise en bois dans l'angle de la chambre et après une petite hésitation, je la retournai et m'assis en face de lui. A cet instant, partager le même lit, même sans s'y vautrer, me paraissait une très mauvaise idée. Je n'étais qu'un homme et ma maîtrise de moi ne tenait qu'à un fil, déjà bien effiloché. Lucius fronça les sourcils de mécontentement devant cette distance que je maintenais entre nous mais il ne la releva pas verbalement. Il se contenta de s'avancer vers moi en se décalant au bord du lit et m'annonça doucement :

- Je n'ai pas menti aux mages.

Je renâclai, surpris de cette accroche.

- Comment ça?

- Je ne partirai pas avant d'avoir tenu ma promesse et retrouver les enfants.

- Euh. D'accord...

Je hochai la tête avec incertitude. Il plissa les yeux, mécontent.

- Tu ne me crois pas?

- Si. Mais je ne suis pas sûr...

Je cherchai mes mots avec prudence pour ne pas le vexer. J'avais confiance en Lucius, à peu près autant que j'en étais capable, et c'était là ce qu'il avait gagné. Mais je n'étais pas naïf pour autant et les enjeux me dépassaient.

- Nous n'avons plus aucune piste. Que dalle. Les mercos vont nous aider mais Jonas a parlé à un grand nombre d'entre eux et pour le moment, aucun n'a la moindre idée d'où peuvent se planquer ces connards de feys. Si cela prend encore des jours, des semaines, tu seras bien obligé de repartir dans les Territoires magiques avec Zachary, comme tu l'as prévu. Tu vas devoir retrouver ta meute.

Il secoua la tête avec gravité.

- Je l'ai envisagé. Pour le moment, il est aussi dans notre intérêt que le Sidhe soit neutralisé. Et je n'ai aucune envie qu'il embarque nos échantillons à Sous-Colline. Certains des feys les plus puissants y vivent et leur magie de la terre est puissante. Et aussi, je ne pense pas que le Sidhe soit déjà parti, il doit encore vouloir mettre la main sur la carte. D'après moi, et pour le moment, nos intérêts vont dans le même sens, à savoir mettre la main sur cet enfoiré. Si notre départ devient pressant, Alex et Isabeau partiront les premiers pour escorter Zachary jusqu'à Carlos. Et moi, je resterai à Portal pour t'aider à les chercher.

- A cause du serment ?

Il me dévisagea de longues secondes et ses yeux s'adoucirent alors que mon pouls s'accélérait.

- Pas seulement...

Je fermai un instant les yeux, m'accrochant à cet aveu informulé juste une seconde avant que mes doutes ne reviennent m'agresser.

- Et si...

L'émotion me prit à la gorge et une montée de sanglots, que je réprimai durement, me bloqua la gorge. Je reniflai et pressai mes paupières l'une contre l'autre, tachant de retrouver ma maîtrise de moi en pleine déliquescence.

- Et si on ne les retrouve jamais? Je ne pourrai... je ne pourrai plus jamais regarder Maniko en face! Si ils sont perdus... ou morts... C'est de ma faute, Lucius, tout est de ma faute!

Des larmes brûlantes passèrent la barrière de mes cils et se mirent à dévaler mes joues en cascade, échouant dans mon philtrum et à la commissure de ma bouche et déposant un goût salé sur mes lèvres. Un gémissement me déchira la gorge. Je tenais sur un filament de soie depuis des jours entiers et ce dernier venait de se rompre d'un seul coup, ne laissant plus que le chagrin, l'impuissance et la douleur. Un nouveau sanglot monta et cette fois, je ne pus le refouler. Je me mis à pleurer pour de bon, assis sur la chaise, les poings serrés sur les cuisses et le corps secoué de spasmes. Merde, je ne voulais pourtant pas craquer! Lucius émit un bruit désolé, une sorte de geignement de chiot et se leva d'un bond. Il me saisit par les épaules, refermant ses grosses mains sur le tee-shirt humide qui collait à la peau, et malgré ma résistance désespérée, il m'entraîna vers le lit. Il se laissa tomber en arrière dans un bruit mat de couette froissée et me tira jusqu'à me déposer sur ses genoux comme un gosse. Je ruai pour me dégager, mortifié, mais il ne me laissa pas faire et ses pattes s'enroulèrent dans mon dos avec fermeté, m'emprisonnant de leur puissance et m'obligeant à me blottir contre lui. La poitrine agitée de pleurs, je tentai de protester tout en suffoquant à moitié sous la violence de mon chagrin :

- Putain, lâche-moi! La... Lache moi, merde !

- Laisse-moi seulement être là, Haiko. Tu n'es pas obligé d'être fort tout le temps. Laisse-moi juste te tenir. S'il te plaît.

Ses bras étaient un étau de force et de douceur qui ne faisaient que se resserrer et après quelques tentatives, je finis par renoncer. Je m'effondrai un peu plus dans son etreinte, posai mon menton sur son épaule large, me fondis contre lui et me laissai tenir pendant que mes larmes s'écoulaient librement, trempant sa chemise en de grosses tâches d'humidité. Lucius ne dit rien de plus. Il ne me berça pas de promesses qu'il ne pouvait tenir, d'engagements irréalistes ou d'espoirs voués à être déçu. Il se contenta de rester là, me permettant de m'appuyer sur lui et de partager ma peine et ma fatigue sans rien me demander d'autre que le laisser être présent pour moi.

Lorsque mes sanglots se tarirent et que je relevai enfin la tête, je ne ressemblais à rien. Mes cheveux, encore humides, rebiquaient en de multiples mèches sur mon crâne et je n'avais pas besoin de miroir pour imaginer les cernes sombres qui me mangeaient le visage. J'hésitai un instant puis murmurai en direction de Lucius :

- Je suis fatigué. Est-ce que tu veux... dormir ici?

Il me sourit, un trait de douceur traversant ses prunelles sombres.

- Avec plaisir. Je me transforme et je reviens.

Ce n'était pas ce que j'avais imaginé mais cette déclaration inattendue me soulagea d'un poids. Je n'étais pas en état de me demander ce que je foutais, ni de décider si oui, ou non, je voulais coucher avec l'alpha. Mais me lover contre une boule de fourrure géante, au chaud et en sécurité, ouais c'est exactement ce dont j'avais besoin. Exactement ce que je voulais. Et Lucius le savait.

Alors qu'un nouveau jour s'achevait et que la nuit d'automne montait sur Portal, la vieille maison semblait autant dans l'attente que ses habitants. Attente d'avancées qui ne venaient pas concernant les enfants, attente de la décision de Lucius de faire quitter Portal à Zachary, attente et encore attente. J'avais passé les trois derniers jours à arpenter la cité de long en large dans l'espoir fou d'y détecter les auras des feys ou de Sarah qui continuaient de m'échapper et l'attente me tuait. La demeure ancienne était figée, ses habitants fatigués, et je percevais de plus en plus de regards compatissants et de murmures réprimés en ma direction, chaque soir, lorsque nous nous retrouvions pour le diner. Les Loups étaient disciplinés et aucun membre de la meute ne remettait en cause la décision de leur alpha de rester encore mais ils n'étaient pas venus à Portal pour ça et leur impatience croissait, je le sentais. Isabeau, en particulier, me décernait des coups d'oeil agacés et froids à la moindre occasion et je la sentais bouillir de frustration. Saturnin avait regagné son gourbi, sans doute pour rattraper son retard de beuverie, et Jonas son appartement, mais tous deux continuaient les investigations de leur côté. Jonas avait demandé le remboursement de la moindre faveur qu'il avait accumulée et les mercos fouillaient la ville, eux aussi, tout comme les quelques connaissances magiques que Saturnin n'avait pas encore réussi à effrayer.

Les émissaires de New-Francisco étaient revenus vers Lucius pour s'enquérir de la date de leur départ et exprimer leur impatience, suscitant les foudres de l'alpha, mais je n'en avais pas attendu moins à leur sujet. La vie de deux gamins valaient bien moins pour eux que celles de leurs alliés feys et la réalisation de leurs manigances, je l'avais bien compris.

Mes pieds me faisaient souffrir à force d'arpenter les ruelles, des plus chics aux plus crasseuses, et je me glissai autour de la table avec soulagement. Léo s'était collé à la préparation du repas, comme souvent, et j'avais été agréablement surpris des talents culinaires du louveteau. Moi qui étais à peine capable de me faire cuire des œufs et me nourrissais quasi exclusivement dans les bouibouis colorés et bruyants de Muck Square, j'étais admiratif des ragoûts parfumés, légumes grillés, pâtes légères et autres polentas crémeuses qu'il nous préparait. Il me tendit une assiette fumante et je l'en remerciai d'un léger sourire qui n'atteignis pas mes yeux avant de me mettre à dévorer. L'ambiance dans la cuisine pourtant chaleureuse était morose, l'attente et l'inanité de nos recherches pesant sur le moral de toutes et tous. Seul Zachary paraissait guilleret, redescendu de sa grosse rage après plusieurs jours à rouspéter, et se montrait désormais tout frétillant à la pensée de son futur voyage dans les Territoires magiques et la fortune qu'il espérait s'y constituer. Il bavardait avec quiconque se disposait à l'écouter mais à l'exception de Léo, dont la gentillesse ou la jeunesse l'empêchaient de l'envoyer bouler, il ne trouvait guère d'oreilles attentives. Il n'avait d'ailleurs jamais tenté avec moi, refroidi par la moue hargneuse que je portais comme un badge de rage réprimée. J'avais beau lutter de toutes mes forces contre la résignation, me raccrocher à mes espoirs, me concentrer sur le soulagement de pouvoir payer ma dette auprès de Caius, j'étais un tourbillon d'idées noires, de regrets et d'indécisions. Maniko me manquait. Les enfants me manquaient. Ma vie me manquait et j'étais de moins en moins certain de pouvoir un jour retrouver ce qui m'avait glissé entre les mains.

J'avais délibérément mis de côté mes inquiétudes concernant ma relation floue avec Lucius. Il m'avait juré qu'il ne me laisserai pas tomber et pour le moment, il tenait sa promesse en arpentant la ville à mes côtés, flairant le moindre effluve fey suspect et déployant le reste de sa meute à l'affût du moindre petit indice. Il me rejoignait également chaque soir, toujours sous sa forme lupine, et me permettait de me serrer contre lui en m'offrant son réconfort sans aucune contrepartie. Nous n'avions pas reparlé de notre baiser, de son départ inéluctable ou de ce qui couvait entre nous et même si je me vautrais dans le déni, cela me convenait.

J'avais attaqué la soupe de potimarron avec enthousiasme quand je vis l'ensemble des Loups se redresser avec vigilance, les sens en alerte, et quelques secondes plus tard, le carillon du portail d'entrée résonna. Léo se redressa comme le bon petit Loup diligeant qu'il était et Lucius lui accordant son accord d'un signe de tête discret, il se précipita vers la porte d'entrée pour accueillir le visiteur tardif qui s'y présentait. J'avalai une nouvelle gorgée du potage crémeux et bien chaud tout en tendant l'oreille et lorsque Léo se mit à crier, je me levai avec quasiment autant de vivacité que la meute. Nous nous précipitames vers le hall d'entrée, Lucius en tête, et seule la silhouette indemne du jeune Loup face à la porte d'entrée ralentit la horde furieuse qui montait à l'assaut. Lucius freina des quatre fers et fusilla le dos de son louveteau.

- C'est quoi ce bordel ! Léo, pourquoi as-tu crié comme ça ?

Le jeune méta gémit et se décala. Ses bras avaient entouré une petite forme qu'il gardait le plus à l'abri possible de sa poitrine et même moi, je perçus sa réticence à s'en éloigner. Sous le regard perçant de Lucius et son ordre impérieux, il geignit une nouvelle fois et desserra finalement son étreinte pour nous révéler le visage horriblement amoché, à peine reconnaissable, de la gamine. De la petite Kristen. Elle arborait un coquard énorme, des contusions sur les pommettes, une lèvre fendue et le sang à moitié séché sur ses vêtements trop court et serrés et sous son nez indiquait un risque de fracture. Je grimaçai malgré moi et priai pour qu'elle ne reste pas défigurée. Seuls ses yeux, trop grands, remplis de larmes et affoles, rappelaient la petite pute plutôt mignonne que nous avions rencontré et Isabeau siffla de consternation devant le spectacle pitoyable. Léo semblait sur le point d'éclater en sanglots et il résista à la lâcher lorsqu'elle entreprit de se dégager de ses bras maigres en se tortillant. Elle finit toutefois par lui échapper et il l'a stabilisa d'une main gentille posée sur son épaule. Elle nous fit face, tremblante et sale, et prononça quatre mots inespérés qui firent basculer la soirée.

- Je les ai trouvés.

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