Chapitre 21

La fatigue me rattrapa comme un coup de marteau dans la tronche alors que nous roulions depuis quelques minutes à peine. Nous avions dû attendre le milieu d'après-midi avant de laisser une base suffisamment organisée et sécurisée à Natasha et les autres mercos et le jour était déjà bien avancé lorsque la jeep pu reprendre le chemin du retour vers Portal. Les nids de poule et autres ornières caillouteuse du chemin, qui à l'aller m'avaient meurtris l'arrière-train, venaient maintenant me bercer tellement j'étais crevé. J'étouffai un bâillement douloureux dans ma main, les yeux humides. C'était là le principal inconvénient de ma nature humaine et le résultat évident de mon manque d'entraînement. Après une nuit blanche et l'utilisation de mes capacités spéciales, j'étais maintenant à ramasser à la petite cuillère. À ma gauche, les mains posées sur le volant et l'oeil vigilant rivé sur la piste étroite, il ne fallut qu'un coup d'œil à Jonas pour constater mon pitoyable état. Il freina brusquement dans le tournant, m'envoyant valser contre la fenêtre ouverte et à deux doigts de basculer par dessus bord.

- Hey! protesta Lucius à l'arrière en grognant, vas-y mollo avec les freins! Cette saloperie de caisse n'a pas de suspensions ou quoi?

Mon ami l'ignora avec indifférence et posa ses yeux clairs sur moi, sourcils froncés.

- Tu ne ressemble à rien, Haïko. Échange avec le loup et passe derrière.

Je me repositionnai péniblement sur le fauteuil raide et tentai de protester, alors qu'un bâillement irrépressible déformait ma voix.

- Nan mais ça va, je gère. J'ai un petit coup de barre, c'est tout.

Il soupira avec une lassitude exagérée.

- Passe derrière et dort un peu. On en a encore pour des heures, profite en pour récupérer un peu. Et moi, j'aime autant avoir un copilote capable de surveiller la route, si tu veux tout savoir. Il y a beaucoup de bestioles sauvages dans les parages, nous ne serons pas trop de deux pour éviter d'en encastrer une. Il est hors de question que j'abîme le capot de ma chérie parce que tu es infoutu d'ouvrir les yeux.

Tu parles. Le capot de sa chérie, comme il disait, était couverte d'assez de rouille et de bosses pour qu'un sanglier écrasé ne puisse que l'améliorer. J'étais suffisamment têtu pour râler contre ce traitement de faveur, défendre mes capacités d'alerte et m'ériger contre l'injustice fragrante de ma différence de métabolisme vis à vis des métas mais ma portière s'ouvrit brusquement et sans la main de Lucius qui me saisissait par le bras, je serai tombé directement sur la poussière du chemin.

- Le Chat a raison, va dormir un peu.

J'ouvris la bouche pour refuser mais il me tira sèchement vers l'extérieur, m'arrachant un hoquet d'indignation et de douleur tant sa poigne était ferme, et me coupa:

- Si tu es dans cet état, tu ne serviras à rien une fois arrivé à Portal. Nous devons être prêt à tout alors arrête de faire ta tête de pioche et va dormir un peu.

Je résistai à l'envie puérile de lui tirer la langue et me dégageai d'un coup de coude dans les côtes. Il recula d'un pas et son air amusé devant ma tentative de rébellion m'enragea un peu plus. Il attendait posément, l'air suprêmement patient et le coin des lèvres relevé et j'eus juste envie de lui baffer le museau. Mais un nouveau bâillement inextinguible eut raison de ma juste colère et je lâchai l'affaire en marmonnant. J'étais trop crevé pour me battre mais pas pour m'empêcher de grommeler sur les alpha qui se prenaient pour les rois du monde mais qui n'étaient que des casse-couilles, les félins désagréables et de manière générale, les putains de métas prétentieux. Je vacillai jusqu'à la porte arrière qu'il avait laissé ouverte pour moi et Lucius plia sa grande carcasse pour entrer dans l'habitacle étroit en commentant platement :

- Je t'entends, tu sais.

- J'espère bien, connard ! Sinon ça n'aurait que peu d'intérêt!

Jonas laissa échapper un rire rauque et je crus discerner un soupir amusé de la part du Loup, mais je devais me tromper. Jusqu'à présent, rien dans le comportement de Lucius n'avait révélé la moindre parcelle d'humour alors je me faisais sans doute des idées. J'envisageais de résister au sommeil pour les faire chier, et par pur esprit de contradiction, mais à peine le cul posé sur la banquette pourtant dure et pleine de ressorts une nouvelle vague d'épuisement m'atteignit et j'abdiquai. J'étais trop grand pour m'allonger pleinement dans le véhicule inconfortable mais après quelques minutes à gigoter, je réussis à me recroqueviller sur le côté, les jambes repliées sous moi en chien de fusil et la tête bien calée sur la veste que Lucius avait oublié à l'arrière. Je n'avais qu'un odorat ordinaire, pas les facultés olfactives complètement dingues des métas, mais un peu de son odeur s'y était attardée, même pour moi. Le tissu fleurait l'humus et la forêt associés à une senteur de fourrure et de sueur et bizarrement, le tout était moins désagréable que je ne l'aurais pensé. Je me demandai brièvement pourquoi cette odeur était si réconfortante lorsque le véhicule redémarra brusquement en me secouant comme un prunier. Je me tortillai à nouveau pour me caler et malgré les cahots, il ne me fallut que quelques secondes pour sombrer, le visage enfoui dans le vêtement et l'esprit provisoirement en paix.

A l'exception des premières minutes où mon sommeil parvint à être lourd, au vu mon état de déliquescence avancé, le mouvement de la voiture et les secousses étaient trop importantes pour me permettre de dormir profondément. Je réussis néanmoins à grapiller de précieuses minutes de repos entre deux rêves agités et trois soubresauts des pneus sur les pierres saillantes de la mauvaises route, ponctués des jurons du Loup qui comme à l'aller, semblait ne guère apprécier la balade. Je somnolais dans un état intermédiaire entre rêve et lucidité lorsque mon nom sur les lèvres de Lucius me précipita hors de la semi-conscience dans laquelle je me prélassais, si l'on pouvait qualifier ainsi mon inconfort et mes courbatures en devenir. Le jour était tombé sur la campagne de la Frontière et la végétation dense de Caroline-du-Nord couvrait le moindre kilomètre alentour. Le ciel était sombre et seule la lueur atone des phares antédiluviens de la jeep sur les lianes de kudzu et les grappes rouge sang de bignones de Virginie trouait l'obscurité nimbée d'ombres. Je tendis l'oreille, trop dans le pâté pour me redresser mais suffisamment curieux pour me demander de quoi pouvaient discuter les deux métas à mon sujet. Jonas répondait apparemment à une question de Lucius et ses mots me parvinrent au dessus du bruit du moteur.

- ... mercenaire mais il refuse...

- Mais pourquoi?

Rien qu'à son timbre agacé, je pouvais imaginer les lèvres plissées et les yeux flamboyants de Lucius braqués sur mon ami.

- Il va finir par se faire tuer! Je ne comprends pas comment tu peux le laisser prendre autant de risques!

- Que je le laisse... Pardon? On parle du même Haiko ou tu as pété les plombs ?

Jonas éclata d'un rire sarcastique.

- Je ne le laisse faire rien du tout et si tu t'imagines pouvoir le contrôler, tu t'attends à de belles désillusions, Loup! Et s'il refuse d'être mercenaire et bien... je suppose qu'il a de bonnes raisons pour cela... Il n'a rien d'une petite chose sans défense, au cas où cela t'aurait échappé.

Le silence retomba dans la cabine, et j'allais me redresser quand Lucius se tourna vers mon ami et se pencha vers lui. Je fermai instinctivement mes yeux entrouverts et me concentrai sur son murmure quasi imperceptible.

- Qu'est-il exactement? Qu'est-ce que Haiko est?

Le frottement du siège de cuir élimé sous les fesses de Jonas m'apprit qu'il s'était à demi retourné pour me regarder et je feignis un sommeil profond. Je ne savais pas pourquoi je n'intervenais pas dans cette discussion pourtant périlleuse à mon encontre. Peut-être parce que comme nous avions passé des années à tourner autour du pot avec Jonas, j'étais curieux de ce qu'il devinait réellement à mon sujet. Peut-être, aussi, parce que je voulais avoir un aperçu des ressentis de Lucius à mon égard, après mes activités du petit matin. C'était imprudent et sans doute un peu malsain mais c'était aussi plus fort que moi et cette occasion de voir à travers le voile du caractère de chiotte du Loup et de nos prises de tête était trop belle. Je laissai mes respirations adopter le rythme lent et apaisé du sommeil profond et me concentrai comme jamais sur mon ouïe.

- Tu as vu ce qu'il est. Un clairvoyant, et un sacré bon, au passage.

- Ne te fous pas de moi. Il est autre chose qu'un clairvoyant. Ce qu'il a fait là-bas n'avait rien à voir avec la clairvoyance. Il a d'autres capacités et tu le sais parfaitement. S'il n'était qu'un clairvoyant, tu ne l'aurais jamais laissé prendre cette saloperie de baraque d'assaut tout seul.

Jonas renifla avec dédain.

- Encore une fois, je ne le laisse rien faire du tout. Il mène sa barque tout seul depuis des années et je serais fou de chercher à le contrôler. Je suis déjà bien content qu'il vienne m'aider lorsque j'en ai besoin.

Il leva un menton arrogant vers le Loup.

- Et tu t'en mordras les doigts si tu essayes. Je ne sais pas à quoi tu joues avec lui mais il n'a pas besoin de ta foutue protection. Encore que ça pourrait être assez drôle à regarder, de te voir te casser les crocs sur un petit humain têtu. Maintenant que tu en parles, je suis plutôt impatient...

- Ne détourne pas le sujet...

La voix rauque de Lucius avait fait vibrer la jeep de métal et je réprimai mon envie d'intervenir avant que la situation ne dérape et que leur inimitié réciproque ne nous jette dans le mur. Littéralement, d'ailleurs, vu l'épaisseur de la forêt humide que nous traversions.

- Il a pénétré dans ce bunker et en a pris le contrôle. Et avant ça, il avait tué cet enfoiré de Fey. Il n'a pas expliqué comment il avait réussi mais maintenant, je suppose que c'était grâce à sa magie. Je peux croire à la chance et à l'entraînement mais là, on parle de tout autre chose et tu le sais parfaitement.

- Je ne sais rien de ton fey qu'il a tué, répliqua Jonas avec prudence. Et ouais, je sais qu'Haiko à des... capacités particulières. Mais nous n'en parlons pas. Et je n'en sais pas plus que ce que tu as toi-même pu constater, sachant que rien de tout cela ne te regarde. Je l'appelle lorsque j'ai besoin de rentrer quelque part et je garde mes questions pour moi.

- Pourquoi donc? Je croyais que vous étiez amis?

- Nous le sommes, ok? J'adore ce gamin. Mais à Portal, certaines choses ne se demandent pas. Certains secrets doivent le rester, pour le bien de tout le monde.

Jonas baissa la voix au point que je distinguais à peine ce qu'il articulait.

- Je ne sais pas ce qu'Haiko est capable de faire, même si j'en ai une petite idée. Mais il y a une chose dont je suis certain. Lorsque je l'ai rencontré, il se cachait. Ce n'était qu'un petit humain perdu et féroce, maigre et les yeux affolés. Il n'avait rien mangé depuis des jours et la manière dont il survivait... (je perçus son ombre bouger alors qu'il secouait la tête, ses longues tresses fouettant le dossier de son siège). Il y a beaucoup de gamins paumés à Portal mais celui-là avait quelque chose en plus. Une volonté de vivre et une rage, une colère que j'ai reconnu. J'ai fait la guerre, tu dois t'en douter. Haiko est trop jeune pour avoir connu nos batailles mais ses yeux...

Je l'entendis soupirer.

- Il avait le même regard furieux et blessé que les vétérans. Le même regard que toi et moi. Il a accepté de me suivre. Il m'a fait confiance et il sait que je ne le trahirai jamais. Je ne sais pas comment il a échoué à Portal, je ne sais pas qui sont ses parents, je ne sais même pas où il habite précisément. Mais je sais qu'il se cachait alors et je peux te dire qu'il se cache toujours. Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il fuit mais ce qui est certain, c'est que si je pose trop de question, il filera sans demander son reste... Et ça, Loup, c'est précisément ce que je souhaite éviter.

Il était près de vingt heures lorsque les faubourgs de ma ville commencèrent à remplacer les champs de tabac et patates douces qui encerclaient la cité sur plusieurs hectares. Portal se développait à toute allure et de nombreux bidonvilles, constructions précaires de bois, roseaux et morceaux de béton érodés poussaient comme des champignons sur les bords de la route poussiéreuse qui rejoignait le cœur de la cité. Malgré la fraîcheur de l'automne, des familles entières d'humains, feys inférieurs et créatures indéterminées se regroupaient autour de feux fumants et de marmites bouillonnantes pour le dîner, devant les habitations minuscules et insalubres qu'ils appelaient leur foyer. Les odeurs de viande grillée et de maïs rôti firent gronder mon estomac et je me relevai enfin sur la banquette arrière. Lucius se retourna et me jaugea sans aménité.

- Tu te sens plus reposé ?

Je haussai les épaules sans répondre. À ce stade, je ne savais plus si ses préoccupations au sujet de ma santé m'agaçaient ou me plaisaient et je préférais encore fermer ma gueule à ce sujet. Après avoir espionné leur conversation, je n'avais pas réussi à retrouver le sommeil. Je n'étais pas surpris de ce que Jonas avait compris de ma situation. La Panthère n'était pas un imbécile et en tant que mercos et ancien soldat, il savait analyser une situation. Mais je n'avais jamais réalisé que l'espace qu'il me laissait tenait bien plus à sa résolution de ne pas m'effrayer qu'à une certaine indifférence que je lui avais prêté. J'avais sous-estimé son affection à mon égard et je le regrettais. C'était d'autant plus stupide que j'adorais Jonas. Je le considérais comme mon meilleur ami et mon allié le plus fiable mais bizarrement, je n'avais pas envisagé que cet attachement était à ce point réciproque, et j'avais encore besoin de traiter l'information. Lucius me scrutait avec attention dans la pénombre et je finis par lui répondre.

- J'ai la dalle.

- Moi aussi, intervint Jonas. Tu veux passer au Bones ? Ça fait longtemps que je ne me suis pas tapé le burger spécial d'Andrew.

Je réprimai une grimace. J'appréciais le vieil anglais et j'adorais son pub miteux mais ses talents de cuisiniers étaient à l'image de la propreté de son bar : douteux et peu engageants. Portal regorgeait de marchands de rue proposant des spécialités délicieuses alors je ne voyais pas l'intérêt de nous torturer. J'allais proposer une solution alternative mais Lucius coupa court à la réflexion.

- Hors de questions, grogna-t-il. Haïko rentre avec moi pour retrouver la meute. Nous mangerons sur place, en sécurité.

J'allais protester par principe mais il se retourna, les sourcils froncés, et je fermai ma grande bouche. Il avait raison, en réalité. La brève euphorie de notre victoire avec les mercos m'avait certes un peu reboosté mais la menace courrait toujours dans les rues de Portal et les enfants étaient toujours autant en danger. Le moment n'était pas encore venu de nous relâcher.

Je hochai la tête en sa direction et prétendis ne pas avoir vu la satisfaction évidente sur ses traits rugueux. Jonas grondait sourdement, vexé de la réprimande implicite du Loup, et je tachai de l'apaiser.

- Lucius n'a pas tort, Jonas. Il y a peut-être du nouveau, on ne sait jamais. Cet imbécile de Zachary a peut-être enfin réussi à retrouver la piste du Sidhe, ou bien celle des mages.

Mon ami renifla avec dépit.

- Devoir compter sur un membre du conseil, on aura tout vu, bordel. Je n'y crois guère mais ok, on va aller voir ça. J'espère que vous avez de quoi bouffer correctement, au moins. Mais demain je vous préviens, on fera les choses à ma manière. Les mercos ont des contacts partout en ville et je suis certain que je pourrai nous dégoter de nouvelles pistes.

- Je ne crois pas t'avoir invité chez moi, Chat.

- Et je ne crois t'avoir demandé ton avis, Loup.

Il me jeta un coup d'oeil déterminé.

- Si Haïko te colle au train, alors considère qu'il s'agit d'un prix de groupe. Il est hors de question que je le laisse seul avec ta meute tant que je ne suis pas là pour veiller sur lui. La maison des mercos va mettre deux ou trois jours avant de valider la réussite de notre mission et nous filer le pognon. D'ici là, je vais rester en votre compagnie alors je te conseille de te faire immédiatement à l'idée.

Ils se mirent immédiatement à se chamailler et je roulai des yeux, rencogné sur ma banquette. Pour quelqu'un qui avait assuré à peine quelques heures auparavant qu'il ne cherchait pas à me couver, Jonas avait une drôle de vision de la chose. Mais personnellement, je n'étais pas contre l'idée qu'il nous accompagne, même si je n'avais aucunement besoin de sa sollicitude. Rien qu'à imaginer la tronche défaite d'Isabeau devant l'invasion de sa tanière par un méta félin après deux humain et chat vampire, un grand sourire maléfique me venait. Et plus sérieusement, si nous devions passer à l'attaque sans tarder contre le Sidhe, Jonas serait un allié de choix. Si je le comprenais correctement, Lucius préférerait s'arracher la langue plutôt que d'avouer qu'il était surclassé mais je gardais en tête qu'il n'était sorti victorieux d'aucune de leurs précédentes confrontations. Nous allions donc devoir nous y prendre différemment. Et pendant que les métas à l'avant s'insultaient sans discrétion, je soupesai les nouvelles options qui s'ouvraient à nous pour nous préparer à l'affrontement.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top