Chapitre 2
C'est une sensation aigue et familière de piqure au lobe droit qui me réveilla. Le soleil d'automne inondait ma piaule à travers l'unique et étroite fenêtre, rayée de barreaux de fer et d'argent, qui éclairait la pièce. Je me retournai dans mes coussins, tachant de protéger l'oreille malmenée de son agresseur.
- Putain Dracul, laisse-moi pioncer encore, il est trop tôt !
Le coupable ne se laissa pas impressionner et continua de fouiner dans mon épaule, à la recherche du bout de chair tendre qu'il affectionnait. Avec un soupir, je finis par abdiquer et renonçai à ma grasse matinée. La luminosité montrait qu'il n'était pas si tôt que ça et j'avais la dalle et des choses à faire, de toute façon. Je repoussai la boule de poils noirs aux oreilles disproportionnées de mon cou où il fourrageait et lui tendis ma main gauche, où, comme à l'accoutumé, il planta ses crocs dans la partie tendre entre le pouce et l'index. Il commença à téter les gouttes de sang qui perlaient, son petit corps vibrant de ses ronronnements frénétiques.
La magie attaquait aussi bien humains qu'animaux à Portal et les chimères n'étaient pas rares, mais à ma connaissance, Dracul était le seul de son espèce. J'avais trouvé ce mélange improbable d'un chat et d'une chauve-souris vampire dans un égout, au détour d'un repérage professionnel, minuscule créature détrempée et affamée dont on pouvait distinguer tous les os sous la fourrure recouverte de merde. Evidemment, quand je m'étais laissé attendrir par les grands yeux verts et les oreilles de gremlins, j'ignorais que je signais pour des années de dons du sang et d'esclavage félin. Il n'y a pas plus diva qu'un chat, sinon un chat qui se prend pour Max Schreck. Je m'étais résigné à fournir câlins, croquettes et hémoglobine à une bestiole dont la reconnaissance se limitait à des câlins irréguliers et une litière dégueulasse. Son petit déj terminé, Dracul me relâcha et décida de faire suivre sa nuit agitée d'une sieste réparatrice. Il était la terreur des oiseaux et rongeurs du quartier et passait ses nuits et une bonne partie de ses journées à étriper tout ce sur quoi il réussissait à poser les griffes, mais sa bouille improbable en faisait la coqueluche des gamins de la rue. Cela nuisait sérieusement à mon impératif de discrétion mais je ne pouvais pas le garder enfermé. Les rares fois où je m'y étais essayé avaient tourné en ruine et destruction et m'avaient vacciné de toute tentative ultérieure d'en faire un chat vampire d'appartement.
L'absence totale de quoi que ce soit susceptible de servir de petit déjeuner dans les placards me fit grimacer. La lessive n'avait pas été le seul domaine où je m'étais laissé aller, ces derniers temps mais hey, tout le monde n'est pas fait pour être un homme d'intérieur. Mon domaine à moi c'était plutôt les toits de la ville et les nuits blanches. Je me résignai à faire l'impasse sur le repas pour prendre une douche rapide, petit luxe offert par mon logement, enfilai un jean et un tee-shirt noir et triai rapidement mon butin de la veille en vue de ma visite à Asos, conservant la moitié des feuilles de plomb pour mon usage personnel.
Mon quartier était situé en périphérie du centre, mélange d'immeubles décrépits et de petites maisons individuelles en bois habitées par des familles pauvres et nombreuses. C'était calme et anonyme. J'avais choisi expressément ce secteur au lieu de mon coin de prédilection à des fins d'anonymat. Ici personne, ou presque, ne me connaissait, à l'inverse de Muck Square, zone bordélique délimitée par Unicorn Street, Lincoln Avenue et Mel Gibson Street où se situaient la boutique d'Asos, la maison de Namiko et où j'avais passé toute mon adolescence. J'adorais cette partie de la ville pourtant, enchevêtrement grouillant de restaurants délicieux, bars mal famés, boutiques familiales où le patron gardait son fusil sous le comptoir et marchands féroces de fruits et légumes aux étals colorés mais j'adorais encore plus qu'aucune de mes connaissances ne soit en mesure de révéler mon adresse à qui que ce soit. La deuxième règle à Portal ? "Prends garde à tes ennemis et encore plus à tes amis", et j'appliquais ce précepte à la lettre.
Au fur et à mesure que je m'enfonçais dans les ruelles familières, esquivant avec habileté charrettes à main, mobylettes décrépites et chevaux au pas tirant des carrioles emplies de bric à brac, je laissais les odeurs me guider vers mon repas. Le moindre bout de trottoir était réquisitionné par les restaurants de rue, qui devant son grill, qui devant son brasero de fortune ou sa marmite d'où s'échappait des volutes de vapeur alléchantes. Je portai mon choix sur un bol de phô, saluai rapidement le cuisinier, connaissance lointaine, et m'affalai sur une des minuscules chaises de plastique coloré qui parsemaient les pavés. J'étais plus affamé que je ne le pensais et mon estomac ne se privait pas de me le rappeler. En attendant que ma soupe refroidisse, je gardais l'œil sur la ruine à l'angle de la ruelle, un ancien entrepôt ayant succombé à l'allergie de la magie pour le béton et désormais recouvert de kudzu aux lianes frémissantes. Comme les animaux, les plantes réagissaient de manière variable à la magie mais cette saloperie de plante invasive considérait les effluves provenant des territoires voisins comme son engrais personnel. Il n'était pas rare que le dineur distrait se retrouve en quelques minutes les jambes entravées par l'invasion végétale, des lianes vagabondes enroulées autour de ses jambes et cheminant lentement vers sa poitrine, dans une tentative transparente d'étouffement. J'avais entendu des dizaines de ragots sur des personnes disparues à proximité de lieux infestés de kudzu et dont on ne retrouvait jamais les corps absorbés par la plante, mais je n'avais jamais su s'il s'agissait de légendes urbaines ou de cas avérés. En revanche, j'avais moi-même assisté à l'incident de Brittney Road où en une nuit, un pâté entier de petits immeubles s'était trouvé entièrement recouvert de tiges épaisses et de feuilles vertes, prisonnier d'une gangue verte et compacte bloquant les habitants dans leurs appartements, sans espoir de pouvoir sortir. Toute la rue s'était mobilisée pour dégager l'enchevêtrement végétal. La lutte avait duré plusieurs jours à coup de machettes, sorts de flamme et de pourrissement et casseroles d'eau bouillante. Les mercos avaient été appelés et même les garde de la Guilde étaient intervenus, une fois n'est pas coutume. Tout le monde s'en était finalement tiré mais j'en avais gardé une méfiance saine envers ce parasite fleuri. Les lianes semblaient calmes ce matin aussi je reportai mon attention sur mon petit-déjeuner, me régalant des grosses nouilles translucides, des herbes fraiches et des boulettes de viande dont je préférais ignorer la provenance.
Une fois rassasié pour quelques dollars techs, je me dirigeai vers le magasin d'Asos, dont la devanture éclairée de néons magiques promettait "Les meilleurs affaires de Portal, les gars !". Je connaissais ce salopard de fey depuis des années. Avant de me lancer dans ma carrière actuelle, j'avais passé des heures à fouiner dans les rayonnages recouverts de poussière, tripotant des artefacts techs inutilisables, bavant sur les épées et les fusils et testant ma clairvoyance sur les différents objets magiques que je voyais luire doucement au détour de chaque étagère.
- Salut sucre d'orge ! me salua le fey, vêtu, allez savoir pourquoi, d'un kilt rouge et vert et d'un tee-shirt orange, vestige d'un groupe de rock oublié de tous, et dont l'harmonie générale me fit grincer des dents.
- Salut papi, quoi de neuf ? Tu me fais mal aux yeux, sérieusement...
Il ricana.
- Il parait que les métas ne supportent pas les couleurs vives, je teste cette théorie ces temps-ci. Je te dirais si c'est efficace.
L'inimitié permanente entre feys et métamorphes était de notoriété publique, à se demander comment ils avaient réussi à s'entendre assez longtemps pour massacrer des humains pendant la guerre. En revanche, j'avais entendu parler de cette rumeur et j'étais à peu près certain que c'était une connerie. Et Asos le savait certainement aussi. Les métamorphes que je connaissais s'habillaient de vêtements pratiques et souvent sombres, avec une prédilection pour le cuir brut, en effet, mais c'était plus probablement en raison de leurs incessantes transformations qui n'épargnaient pas les vêtements que pour une allergie aux teintes vives.
Il riva son regard sur mon sac de toile, aussi sombre que le reste de ma tenue. En matière de couleurs, si je devais choisir mon camp, je serais plutôt dans la team méta.
- Tu as quelque chose pour moi? Vas-y, fais-moi rêver, mon petit loup !
Je ne me fatiguais plus à relever les multiples surnoms dont m'abreuvait toujours le fey et je déballai mon sac à dos sous ses yeux perçant, affalé qu'il était dans une posture faussement nonchalante sur son comptoir recouvert de tâches suspectes. Il se présentait sous l'apparence d'un homme grand et musclé, au cheveu rare et à la barbe rousse festonnée de fils blancs, aux bras noueux ornés de tatouages ringards d'aigles américains et de pin-ups dévêtues. Bien sûr, il ne cachait pas qu'il était fey et se fichait que tout le monde sache que cette apparence n'était qu'un glamour. Mais j'étais convaincu qu'il ne serait pas très heureux d'apprendre que je savais qu'il mesurait en réalité près de deux mètres vingt et était recouvert d'une fourrure épaisse tirant sérieusement sur le bleu. La grande majorité des clairvoyants comme moi distinguait les feys des métas, des mages et des humains sans difficulté. Nous étions en général capables de voir littéralement les sorts, de distinguer les enchantements et de reconnaitre une empreinte magique. C'était une capacité de faible niveau comparée aux pouvoirs des mages élémentaires ou à la puissance et aux capacités de régénérations des métas. En revanche, passer à travers le glamour d'un fey puissant était d'un tout autre niveau et je n'avais aucune intention de divulguer que j'en étais capable. Troisième règle de Portal : "ne jamais montrer les cartes qu'on avait en main".
Je lui présentai la liseuse et l'appareil photo qui suscitèrent des grognements d'approbation. En revanche, le lecteur MP3 reçut une moue dédaigneuse, Asos en ayant une bonne dizaine stockés dans les bacs soldés. Les bijoux et les bibelots furent accueillis favorablement et le fey laissa échapper un long sifflement approbateur quand je dégageai les plaques de plomb brutes de leur protection de chiffon, évitant le contact direct. Je n'étais pas sujet au saturnisme comme les autres humains mais comme pour le reste, Asos n'avait pas besoin de le savoir.
- Pas mal mon adorable chou à la crème, pas mal du tout. Je connais un tech qui doit être en train de se bouffer les couilles à l'heure qu'il est.
Je lâchai un léger rire.
- Tu me connais Asos, je suis à fond pour la redistribution sociale.
Il sortit sa balance de précision et commença à peser le métal.
- Vingt pour le matos, dix pour les bijoux, et cinquante pour les feuilles, ça te va ?
- Tu te fous de ma gueule ? La liseuse seule partira sans souci à trente ou quarante. Et les feuilles de plomb sont pures, diluées en alliage à quarante pour cent, tu vas te faire un sacré bénéf dessus ! Je te propose quarante, vingt, et cent, et je me fais encore baiser !
- Ne me fais pas croire que tu n'aimes pas ça mon oiseau des îles, ce n'est pas ce j'ai entendu dire au Red Bones.
Je levai mon majeur alors qu'il jouait des sourcils. Le Red Bones était mon bouge préféré pour boire un coup et j'y levais régulièrement des gars. Mais cela n'avait pas grand-chose à voir avec le sujet et la tentative de diversion était transparente. J'avais appris beaucoup de choses sur les feys depuis cinq ans et ma première rencontre avec Asos, quand j'étais encore un adolescent court sur patte, maigrichon et stupide, aux cheveux blonds coupés ras et aux yeux ébahis. Certes, j'étais toujours peu épais mais mes cheveux avaient poussé, j'avais atteint la taille respectable d'un mètre soixante-quinze et j'étais bien plus dégourdi qu'à l'époque. Je savais, par exemple, que négocier avec un fey équivaut à jongler avec quatre balles enflammées, en équilibre sur une planche, avec un squale affamé en bas et un pirate armé d'un cimeterre derrière. Disons, pour être bref, qu'il faut se méfier des faux pas et que l'erreur se paye cash. Mais je n'avais pas l'intention de faire un vœu, d'échanger mon premier né contre une fortune ni de solliciter un laisser passer pour Sous-Colline donc tant que nous resterions dans un registre bassement financier, j'étais capable de m'en sortir. Après une bonne quinzaine de minutes de discussions, nous nous arrêtâmes finalement sur un prix correct et j'empochai les billets avec satisfaction. A Portal, toutes les monnaies étaient acceptées, dollars techs, écus frappés par les mages ou objets issus de trocs divers mais les petits morceaux de papier avaient l'avantage d'être légers et plus discrets à trimballer que des lingots ou des fourrures.
Asos sortit une bouteille de gin local pour célébrer notre accord. Malgré l'heure, j'acceptai un verre à moitié plein d'un léger signe de tête en évitant de le remercier directement puisque même si nous étions en bons termes, cela restait toujours risqué vis à vis d'un fey. Je n'avais pas prévu de bosser cet après-midi, je pouvais bien m'offrir ce petit plaisir. Après m'être assis en tailleur sur le comptoir et avoir avalé une première gorgée du tord-boyau, étonnamment gouteux, Asos aborda un nouveau sujet.
- Ça tombe bien que tu sois passé aujourd'hui, je voulais te parler d'un nouveau contrat, ça m'a évité de faire passer le mot.
- Une commande ? Ça faisait un moment.
Les casses sur demandes étaient rares, et souvent plus risqués que mes vols habituels. Mais ils pouvaient rapporter gros lorsque le commanditaire était fiable et j'en étais friand. Asos avait de bons contacts aussi je l'écoutai avec attention.
- Ouais, un petit objet à récupérer dans une maison à côté de Raiponce Park. Par contre, c'est urgent, le contrat court jusqu'à la fin de la semaine et je sais que le commanditaire galère à trouver quelqu'un d'intéressé.
Je grimaçai. Le quartier en question était chic, en bordure d'un des rares parcs de la ville correctement entretenu et composé de belles et grandes maisons entourées de jardins et de grilles solides. En plus, je n'aimais avoir un calendrier imposé et une dead-line. Je bossais en indépendant depuis assez longtemps pour avoir pris des habitudes confortables en matière de programmation de mes coups. Mon taux de réussite était ma meilleure publicité, mais cela prenait du temps et je passais un long moment à préparer mes cambriolages. Asos releva le coin de sa bouche en remarquant ma réaction.
- Ouais je sais, poussin, pas ton truc à priori. Et il y a encore pire...
Je l'interrogeai d'un sourcil.
- La maison à visiter est celle d'un métamorphe... Joie et bonheur, pas vrai ?
- Putain Asos, tu sais que je déteste m'en prendre aux métas... L'aconit coûte la peau du cul et son odeur reste des jours et des jours. En plus, me faire bouffer vivant n'est pas dans mon top des manières de partir !
- Je sais, ma libellule, je sais. Mais la prime est en rapport, il y a dix mille dollars techs à se faire, mille pour moi en tant qu'intermédiaire et neuf mille pour toi. Penses-y, ce serait ton plus beau coup !
Je sifflai entre mes dents, les yeux rivés sur mon verre de gnole. Le montant était sacrément alléchant. Avec une pareille somme, Namiko serait tranquille pendant des mois. Mais au vu du tarif, le boulot devait être putain de dangereux et me faire bouffer le foie par un Méta n'arrangerait les affaires de personne.
Je finis mon verre cul sec et sautai en bas du comptoir.
- Je vais y réfléchir, Asos, je te dis ça rapidement. Tu as proposé le contrat à quelqu'un d'autre ?
Il secoua sa tête chauve.
- Non. Méta plus Raiponce Park plus un temps limité, tu es le seul auquel j'ai pensé.
Voyant ma grimace, il protesta.
- Je ne te lèche pas le cul, poussin, ne fais pas ton modeste. Tu es l'un des voleurs les plus compétents du coin et tu le sais parfaitement. Réfléchis-y et dis-moi rapidement, que je prévienne le commanditaire si je bloque ou pas le contrat.
- Ça roule papi, je vais aller voir Namiko et je repasserais probablement en fin de journée.
Tous en slalomant à travers la foule pour m'éloigner de la boutique, je soupesais mes options. Je n'aimais pas l'idée de devoir me presser pour un job aussi complexe mais d'un autre coté, la prime me faisait saliver. Putain, une somme pareille était sacrément tentante. J'aurais pu donner un accord de principe pour bloquer le contrat et aller évaluer les risques ensuite, quitte à renoncer si c'était trop chaud, mais ma foutue éthique professionnelle m'en empêchait. Je réalisais que parler d'éthique pour un voleur était probablement un oxymore mais ce n'était pas pour rien que j'étais un des meilleurs de Portal. Quand je prenais un job, j'allais jusqu'au bout et je mettais un point d'honneur à honorer mes engagements. Rien à voir avec une pseudo morale, hein, mais pour décrocher des contrats intéressants, ma fiabilité combinée avec les excellents résultats que me valaient mes capacités, étaient mes principaux arguments. Je n'avais pas envie de bousiller une réputation soigneusement construite depuis deux ans pour un seul job de merde.
Mes ruminations m'avaient accompagné durant les dix minutes de marche qui séparaient le magasin et la maison de bois de Namiko. Je m'arrêtai devant le large porche à l'ancienne, remarquant les marches de plus en plus branlantes et la peinture écaillée. Ouais, neuf mille dollars ne seraient pas du luxe... La vieille baraque datait d'Avant et avait à minima une bonne centaine d'année. Elle avait dû être perdue en pleine campagne avant que Portal ne se développe comme une moisissure tenace et ne l'enclave mais elle gardait une bonne partie du charme de ses origines, ainsi que le privilège d'un jardin potager et de quelques arbres à l'arrière. J'avais détesté chaque instant passé à remuer la terre, à l'époque où je vivais encore là, mais les légumes et les poules élevées dans la minuscule volière étaient une manne providentielle pour Namiko et les enfants.
J'entrai sans frapper et avais à peine reniflé l'odeur familière de cire à bois, sucre et feu de cheminée que je me retrouvai submergé par un amas de mômes tous plus poisseux et morveux les uns que les autres qui se collaient à moi, escaladant mon dos et se frottant contre ma poitrine.
- Haiko ! C'est Haiko !
Je gloussai doucement et soulevai les deux plus petits modèles, alors que le plus grand m'accrochait la jambe.
- Salut les nains, vous allez bien ? Très jolie coiffure Sarah, j'approuve à cent pour cent !
La gamine, une blondinette âgée d'à peine cinq ans, ne supportait pas bien les sages tresses et couettes dont Namiko, plutôt rétro sur le plan du style, tachait de l'affubler et passait un temps certain à tester des coiffures alternatives. Aujourd'hui, elle arborait une coloration maison réalisée à coup de feutre. Chacune de ses mèches était d'une couleur différente, dans un mélange indigeste qui aurait probablement ravi Asos et ses expérimentations anti-métas. Son aura brillait autour d'elle en un million d'étincelles d'un bleu pervenche qui, à mes yeux de clairvoyant, annonçaient de grandes quantité de magie humaine. La môme l'ignorait mais elle avait le potentiel de devenir une grande mage lorsqu'elle commencerait à découvrir ses pouvoirs à la puberté.
- Ne l'encourage pas Haiko ! ce n'est pas toi qui va devoir lui donner le bain ce soir !
Je ricanai et reposai Sarah et Djali, petit métis silencieux de quatre ans aux grands yeux noirs. Je pris le temps d'étreindre le troisième luron, Noah, neuf ans, puis attirai ma minuscule mère adoptive contre ma poitrine.
- Plutôt toi que moi en effet... Je ne sais pas pourquoi tu t'acharnes, rase-lui la tête une bonne fois pour toute et ce sera réglé.
Un rire doux retentit dans l'escalier massif en bois luisant et je saluai de la tête Maureen, devenue la résidente la plus âgée après mon départ.
- Je lui ai proposé mais elle a refusé ! Une histoire d'image ou je ne sais quoi...
Je souris avec affection. Namiko était de la vieille école, en effet. Je ne sais pas si sa double culture nippo-américaine en était à l'origine, ou si c'était simplement une question de caractère, mais durant les trois années où j'avais vécu dans le foyer, elle m'avait fait la guerre pour me faire adopter un look plus sage et m'enseigner ses manières impeccables, sans que les résultats ne soient probants.
Escorté par les trois mômes qui babillaient avec bien trop d'enthousiasme, je suivis Namiko et Maureen jusqu'à la cuisine aussi délabrée que chaleureuse. Namiko me prépara d'office une tasse de thé vert, accompagnée d'un cookie dont elle avait le secret. Je profitai qu'elle avait le dos tourné pour glisser la moitié de mes gains de la veille dans la petite boite où elle gardait la monnaie des courses, accompagné d'un clin d'œil connivent en direction de Maureen. Après avoir houspillé les petits et les avoir renvoyé à leurs devoirs, la minuscule femme s'installa à la grande table de bois et planta ses yeux noirs dans les miens avec le mélange habituel de tendresse et d'autorité qui lui permettait de diriger cette maison de fou de main de maitre. Je lui devais tellement. Mon nom, ma santé mentale, probablement ma vie, également. Quand elle m'avait recueilli dans le foyer, je n'avais que quatorze ans, petit animal féroce et perdu, stupide et agressif, et j'avais maintes et maintes fois mordu la main tendue avant de croire enfin à ma bonne étoile. Mon prénom était dérivé du sien. Elle m'avait renommé après mes premières semaines au foyer, quand il était devenu évident que jamais je ne lui révèlerais celui que je portais avant d'échouer dans cette grande et folle maisonnée, et cela me convenait parfaitement. L'ancien moi était mort depuis des années, et j'étais plus sur de qui j'étais en tant que Haiko que je ne l'avais jamais été auparavant. Elle l'ignorait mais sa signification, "enfant des cendres" était également particulièrement appropriée. Où peut-être qu'elle ne l'ignorait pas vraiment, d'ailleurs, mes silences ne l'ayant jamais empêché de me comprendre.
Peut-être qu'Avant, le contraste entre un physique aussi typiquement nordique que le mien, cheveux blonds très clair, yeux couleurs de pluie et peau d'albâtre, et un prénom aussi fondamentalement japonais aurait fait froncer les sourcils mais plus personne ne se formalisait de ce genre de choses. Le racisme entre humains était mort vingt ans auparavant, en un instant, lorsque l'humanité avait ouvert les yeux et compris dans un fracas de tempête que les monstres de ses pires cauchemars existaient bel et bien et qu'ils s'apprêtaient à dévorer le monde.
Je grignotai ma friandise pendant que Maureen babillait à toute allure pour me raconter les dernières péripéties du foyer. En plus des trois petits et de Maureen, vivaient ici deux autres adolescents : un petit con de treize ans nommé Jordan, une épine dans mon cul depuis bientôt deux ans, et une fille sympa appelée Rayanna avec qui j'avais à peine eu le temps de cohabiter avant mon départ, contrairement à Maureen avec qui j'avais partagé une salle de bain. Je vivais là depuis une année entière lorsqu'elle était arrivée en provenance directe d'un des bordels les plus infâmes de la ville d'où elle avait réussi à s'échapper, petite chose traumatisée d'à peine treize ans, incapable de parler et pissant au lit. Elle avait fait d'immenses progrès depuis. Elle n'était pas prête comme je l'avais été à quitter Namiko et à vivre seule mais en comparaison de la gamine atone et passive dont je me souvenais trop bien, le contraste était enthousiasmant. Mais il n'était pas dans son habitude d'entretenir une telle logorrhée, et elle semblait plus tendue qu'à l'accoutumée. De même, le silence de Namiko était étrange et je constatai qu'elle semblait encore plus fatiguée qu'à son habitude. Pour la première fois depuis que je la connaissais, son visage encore lisse révélait ses cinquante et quelques années.
- Comment vas-tu Obasan ? Tu as l'air épuisée. Les enfants dorment mal ?
Maureen détourna les yeux, soudainement muette, et un frisson glacial parcourut ma colonne vertébrale.
- Que se passe-t-il Namiko ? S'il y a un souci, il faut que tu me le dises.
Elle se passa la main sur le front, écartant de ses yeux une mèche folâtre qui s'était échappée de son chignon ébène habituellement impeccablement serré. Encore un signe que quelque chose n'allait pas du tout.
- Nous avons perdu le contrat pour la maison de Rajit, le chef de la garde de la Guilde. Il était notre plus gros client, avec toutes ses soirées, et pour le moment je n'ai pas trouvé comment le remplacer.
- Que s'est-il passé ? Il n'a plus besoin que sa maison soit propre ?
Mauren renifla avec dérision.
- Ce connard s'est marié. Finies les orgies avec des putes et de l'alcool partout !
- Maureen ! protesta Namiko qui ne cautionnait pas les grossièretés. Ne parle pas comme ça !
Comme la gamine me dédiait une grimace obscène, elle reprit.
- Effectivement il s'est marié. Sa femme est la fille d'un marchand de la Guilde, je ne sais pas lequel, elle est donc venue avec son propre personnel de maison et il n'a plus besoin de nos services.
Je m'adossai à ma chaise. Namiko, Maureen et Rayanna faisaient le ménage chez les plus riches habitants de Portal. L'argent gagné, que venaient compléter ma contribution ainsi que les produits du jardin, permettait au foyer de vivre au jour le jour. Je m'y étais collé aussi, quand je vivais encore au foyer. J'avais haï chaque seconde à passer l'aspirateur ou la serpillère chez les enfoirés de la haute mais j'y avais aussi acquis des connaissances inestimables en matière de maisons de riches qui me servaient quotidiennement dans mon activité professionnelle. Certes la perte d'un contrat était toujours un coup dur mais ce n'était pas la première fois et je n'avais pas souvenir que Namiko en ait été aussi touché. Quelque chose m'échappait encore.
Maureen jetait des coups d'œil exaspérés à Namiko qui restait silencieuse et elle finit par intervenir brusquement.
- Elle ne te dit pas tout.
Ignorant les protestations de Namiko, elle débita avec colère.
- Jordan a déconné, il traine avec la bande de Caius Devon depuis des mois et s'est retrouvé à dealer de la dreamy pendant des semaines.
J'ouvris des yeux comme des soucoupes. Le gamin était insolent et capricieux, désagréable avec Namiko et les filles et particulièrement tête à claque, mais je n'aurais jamais cru qu'il irait aussi loin.
- Putain tu es sérieuse ? Mais quel abruti ! Vous le saviez depuis longtemps ? Pourquoi je ne l'apprends que maintenant ?
- Nous n'étions pas sûres et nous ne voulions pas t'inquiéter... Tu fais déjà tellement pour nous. Et tu connais Jordan, lui parler revient à essayer d'amadouer un porc-épic... Mais le problème nous est retombé dessus hier. Apparemment, les frontières entre le gang de Caius et celui de Sébastian Rodrigues n'étaient pas claires. A moins que Jordan n'ait pas suivi les consignes, je n'en sais rien. Jordan s'est fait choper sur le territoire des Angels et s'est fait proprement tabassé. Il avait les deux bras cassé, Haiko, et il respirait mal... Nous avons dû l'emmener chez le mage guérisseur mais ce salopard nous a facturé un rein, toutes les économies du foyer y sont passées.
Namiko se balançait sur sa chaise, le visage dans les mains. Maureen lui saisit le poignet et la tira vers elle pour la réconforter et je constatai avec horreur que celle qui était mon pilier depuis des années avait les yeux pleins de larmes.
- Les hommes de Sébastian ont pris la drogue, mais Caius se fiche que Jordan ait failli mourir. Il dit que ce dernier lui est redevable de la somme perdue et qu'il doit le rembourser puisque c'est de sa faute si la drogue a été confisquée. Il lui a donné deux semaines pour rembourser puis ils le tueront... Et s'ils ne le trouvent pas, je ne sais pas ce qui se passera !
- Putain de merde...
Je restais sans voix, abasourdi par la situation. Je n'avais pas rendu visite au foyer depuis une dizaine de jours à peine mais je n'avais aucune idée que les choses aient pu se dégrader aussi rapidement. Une colère noire commençait à monter en moi.
- Où est ce petit con de Jordan ? Est-ce qu'il se rend compte, cet enfoiré, de la merde dans laquelle il nous met ?
- Ce n'est qu'un gamin, Haiko, un enfant effrayé tout comme tu l'étais...le défendit Iko d'une voix tremblante.
Je grinçai des dents. Je n'étais pas un monstre. En théorie, je pouvais compatir vis à vis du gamin complètement paumé et terrorisé. Mais j'avais du mal à lui pardonner le monceau de conneries qu'il ramenait dans ce que je considérais toujours comme mon foyer. Je n'avais pas été simple à gérer pour Namiko. J'avais protesté, tempêté, j'étais fuyant et j'avais d'abord rejeté ses tentatives de m'aimer mais au moins, j'avais respecté les règles les plus fondamentales. Je m'étais tenu loin de la pègre de Portal et j'avais soigneusement évité de ramener le moindre danger à la maison, conscient de la chance inestimable qu'elle m'offrait. Namiko n'approuvait pas mon activité et par respect pour elle, dès que j'avais compris que j'avais un don certain pour traverser les murs les plus épais, j'avais déménagé afin de ne pas diriger d'éventuelles victimes furieuses vers sa maison et les enfants qui y vivaient. Je lui versais une grande partie de mes gains et même si elle n'était pas fière de leur provenance, elle le tolérait en silence pour nourrir les pensionnaires. J'avais fait des conneries dans ma vie mais diriger l'attention d'un des plus dangereux trafiquants de drogues de Portal sur le foyer, mettre Namiko, Maureen et tous les mômes en danger, c'était simplement impardonnable.
- Où est-il maintenant ? Et combien doit-il à ce salopard ?
- Il se planque dans un squat vers Zelda, répondit Maureen. Et d'après Caius, Jordan lui doit huit mille dollars tech, à verser avant le quinze du mois.
- Dans dix jours quoi...
Je pris quelques secondes pour réfléchir. Caius était un gros bonnet du trafic de drogue, cannabis local, cocaïne importée des zones tech et dreamy, une drogue de synthèse infusée à la magie par des mages déviants et qui, comme son nom l'indiquait, faisait planer et rêver ses usagers. Une belle saloperie qui rendait accro en quelques prises seulement.
- Je ne connais pas Caius, juste sa réputation dans le coin. Il n'est pas réputé pour être un fou de la gâchette mais par contre, il ne laissera pas passer une telle transgression, question d'exemple vis-à-vis de ses hommes et des gangs ennemis.
Maureen et Namiko se consultèrent du regard.
- Tu penses qu'il pourrait s'en prendre à nous ou aux enfants ?
- C'est même très probable... Je ne le vois pas tous vous tuer de sang-froid mais mettre le feu à la maison pour faire passer le message serait plus dans ses méthodes, ouais.
Je me mordis distraitement la lèvre, réfléchissant à une solution. J'avais quelques économies mais pas de quoi couvrir toute la somme. En revanche, je savais exactement comment me procurer le reste.
- Namiko, j'ai un plan ok ? Je sais comment récupérer le fric pour Caius.
Elle ouvrit la bouche mais je lui coupai immédiatement la parole.
- Je sais, Obasan, je sais, mais nous n'avons pas vraiment le choix... Je ne vais pas laisser cette maison cramer si je peux l'éviter.
Elle posa une main tremblante sur la mienne.
- Je comprends, Haiko, mais sois prudent, s'il te plait. Je ne veux pas devoir craindre pour toi en plus de Jordan.
Je me levai, déposai un léger baiser sur sa joue lisse et me dirigeai vers la porte.
- Je dois passer voir Asos, embrasse les gamins pour moi et dis leur que je repasserai dans la semaine. Si Caius prend contact avec toi, explique-lui que je suis sur le coup et qu'il n'a qu'à me laisser un message par Asos ou Andrew, au Red Bones. J'aime autant que vous évitiez au max d'être en contact avec ce salaud. Et à la seconde où Jordan met un pied dans la maison, vous le chopez, vous me prévenez et surtout, vous ne le laissez pas repartir. Rien à carrer si vous devez le ligoter ou le foutre dans la cave mais il faut que je lui parle.
Namiko fit la grimace mais acquiesça. Maureen avait l'air déterminée et furieuse et je lui faisais confiance pour botter le cul du gamin si nécessaire. Tout comme moi, la maison de Namiko était son refuge et elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour le préserver.
En sortant dans l'air encore moite de cette fin de septembre je soupirai, le ventre noué. En apparence, le hasard faisait bien les choses puisque le contrat d'Asos devrait me permettre d'éponger la dette du petit con. Mais même si la divination n'était pas une de mes capacités magiques, le mauvais pressentiment que je ressentais concernant toute cette histoire me tordait déjà les tripes.
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