Chapitre 17
Le camp retranché que nous devions prendre d'assaut ressemblait aux images des prisons de haute sécurité que j'avais croisé au détour des livres d'Avant, que Maniko avait conservés et que j'avais aimé dévorer. En bordure de la lisière des arbres et au bas de la butte herbeuse sur laquelle nous nous étions couchés pour ne pas nous faire repérer, des projecteurs à la lumière crue balayaient l'ensemble du terrain, nous donnant une vision nette des deux grillages hérissés de caméras qui protégeaient la zone défrichée. Au milieu du périmètre, le bunker ressemblait... à un bunker. Une construction cubique de béton sombre, avec des fenêtres étroites, sûrement barrées, et aucun charme apparent. Personne n'était visible mais des gardes étaient certainement à l'affût derrière chaque ouverture que je devinais sur la façade. Tout, dans cette vision, criait au monde que les visiteurs seraient accueillis à coup de plomb au cul. De plomb, ou de balles à fragmentation, d'ailleurs.
À côté de moi, je sentais Lucius bouillir.
- C'est ça que tu es sensé infiltrer? Est-ce que tu es complètement taré ?
L'injure me fit grincer des dents mais je lui fis pas l'honneur de répondre, concentré que j'étais sur mon appréciation des lieux. J'entendis Jim rire doucement.
- Le gamin est notre spécialiste, Loup. Jonas ne le fait venir que lorsque nous devons rentrer dans des lieux bien pourris.
- C'est une putain de folie oui!
Je les ignorai avec constance et marmonnai pour moi-même tout ce que je pouvais noter comme difficultés.
- Barbelés, électricité, caméra... Caméras thermiques ? Ouais. Capteurs ? Bordel, où donc est placé le générateur ?
J'interrompis le débat inutile qu'ils entretenaient pour interroger le Merco.
- Jim, je t'en pris, dis-moi que vous avez des plans du site?
Il me dévisagea d'un air faussement offusqué.
- Tu nous prends pour qui, gamin! Évidemment que nous avons des cartes! Et les relevés des rondes, et tout ce que tu peux désirer !
A notre retour, Gwenig s'était à peu près calmé et nous avions pu manger notre soupe de nouilles dans un silence tendu. Lucius dardait des yeux féroces sur Jonas, Gwenig couinait à chaque fois qu'il croisait son regard et Natasha et Will se tenaient prudemment sur la réserve, sensibles à l'ambiance morose. Seul Jim paraissait s'en foutre éperdument et alternait cuillères de pâtes au curry et bouffées de son cigarillo puant avec une totale décontraction. Sitôt la dernière bouchée avalée, Jonas me tendit une liasse de documents et je m'installai sous la petite lampe à pétrole.
- Comment avez vous récupéré tout ça ? demanda le grand Loup sans chercher à réduire l'agressivité qui suintait dans chacune de ses paroles.
- Nous avons repéré les lieux depuis plusieurs semaines. Jim a localisé l'ingénieur côté tech qui est venu finaliser l'installation et l'a "persuadé" de nous céder ses plans.
- Je ne comprends pas l'intérêt de venir s'enterrer en zone mixte pour se couvrir de tonnes de tech en guise de protection... C'est complètement débile.
Jim intervint avec sagacité.
- Ces gens n'ont pas réfléchi en terme de zones magique, ou non magique. Ils ont cherché un lieu pour se planquer et ont ensuite utilisé ce qu'ils connaissaient déjà pour se protéger... Ne nous en plaignons pas. Si en plus de tout ce bordel ils avaient des protections magiques, ça nous aurait sérieusement compliqué la vie... Ou pas d'ailleurs, Haiko gère aussi bien la tech que la magie.
je lui souris, sensible au compliment, et retournai à mes moutons. Je passais l'heure suivante à examiner les plans en marmonnant dans mon coin, pendant que le reste de l'équipe attendait en échangeant à voix basse et que Lucius me couvait de yeux, son exaspération visible de tous. Je pouvais sentir son regard sur moi et j'éprouvais parfois l'envie de me tortiller sous son intensité mais je chassai activement les frissons qu'il avait un peu trop tendance à déclencher le long de ma colonne vertébrale. J'étais là pour un job et c'était le moment ou jamais de rester concentré. Quand je relevai enfin la tête, Jonas était prêt.
- Alors Haïko, de quoi as-tu besoin?
Je me frottai les yeux et soupirai, épuisé après cette incroyablement longue journée. J'avais du mal à croire que le matin même, je m'étais confronté à Caius dans son repère. J'avais l'impression que des siècles entiers s'étaient écoulés, mais mon corps, lui, me faisait savoir que chaque minute et chaque seconde avait bien été comptabilisée, facturée et payée.
- Je pense que je peux entrer et vous ouvrir les portes principales. Il faudra que ce soit en début de soirée par contre, lorsque la nuit sera tombée, et entre deux rondes. Je pourrai intervenir par le flanc est, d'après le plan il y a des canalisations à l'intérieur par lesquelles je peux me faufiler une fois entré, pendant que vous attendrez du côté des grandes portes. Il me faudra une diversion bruyante et un sort de glace.
Jonas et Natasha hochèrent chacun la tête, me garantissant qu'ils seraient tous deux en mesure de m'aider. À côté d'eux, Lucius semblait interloqué.
- Mais comment vas-tu passer les grilles sans t'électrocuter? Et ces putains de caméras tu en fais quoi?
- Je sais exactement ce que j'en fais Lucius, j'en ai tenu compte dans mon plan...
- Mais quel plan, bordel? Tu vas te faire repérer et choper en cinq minutes chrono ! En ce cas je t'accompagne. Si tu tombes sur un garde, je pourrai toujours le bouffer.
Je le regardai avec horreur.
- Est-ce que tu plaisantes ? Je suis sensé entrer avec discrétion ! Nous ne voulons pas déclencher un massacre!
Il se renfrogna encore un peu plus.
- Je suis un Loup, je peux être discret.
Jim et les autres mercenaires nous regardaient avec une curiosité évidente. À côté du feu, Jonas avait croisé les mains sur sa poitrine et le visage neutre, il semblait disséquer notre discussion avec intensité.
Je cillai a plusieurs reprises sous l'incrédulité.
- Oui, dans une forêt! A la chasse au...caribou, ou au sanglier ! Pas au milieu d'une zone déboisée, probablement minée, où il faudra se faufiler rapidement et silencieusement !
Lucius rougit et blêmit dans le même temps, ce qui recouvrit son visage aux traits durs de plaques pourpres qui tranchaient sur la lividité de sa peau normalement bronzée.
- PARCE QU'IL Y A DES PUTAIN DE MINES EN PRIME !! Il est hors de question que tu ailles te faire exploser le cul sur des putains de mines! Tu dois être complètement fou, ce n'est pas possible! Je te l'interdis!
Mon sang ne fit qu'un tour. J'avais toujours mal réagi quand on me donnait des ordres, un vieux reste de rébellion adolescente, probablement. De plus, j'en avais un peu ras le cul de me faire gueuler dessus et de subir la désapprobation de cet enfoiré. J'étais naze, stressé, et j'en avais marre de ménager la sensibilité de Monsieur les grandes dents.
Je me levai, avec comme objectif de prendre de l'élan pour gueuler aussi fort que lui, et me campai devant cet imbécile de méta dont les yeux avaient encore une fois virés à l'ambre, alors que son aura était prise de convulsions.
- Mais va-te-faire-foutre ! Tu n'as pas d'ordres à me donner! C'est mon putain de boulot c'est clair?! Tu ne m'empêcheras pas de le faire et je me tamponne le coquillard de ton avis sur la question !
Il me dévisagea avec un mépris que je n'avais plus perçu sur ses traits depuis plusieurs jours et dont j'avoue qu'il me fit mal. J'avais cru, j'avais vraiment cru, avoir réussi à obtenir un peu de son respect les derniers jours. Merde, il m'avait soutenu devant Caius, j'avais connement pensé que cela signifiait quelque chose. Mais je m'étais trompé... Et pas qu'un peu.
Les Loups vivent en meute, ne se soucient que de la meute et j'avais été fou de croire une seule seconde que, peut-être, ses belles paroles étaient vraies et que provisoirement, elle pouvait être une sorte de foyer. J'aurais du le savoir. Je n'étais qu'un petit humain, pas complétement mage, complètement voleur. Je n'appartenais pas à la meute, je n'étais rien. Pour lui, je ne valais rien.
- Je n'arrive pas à savoir si tu es suicidaire ou complètement stupide...
Je serrai les dents sous l'insulte assénée d'une voix froide qui me percuta l'estomac et me retins à grand peine de lui balancer mon poing dans la gueule. J'allais avoir besoin de tous mes doigts le lendemain. Mais peut-être qu'un coup de pied dans les couilles... Je répliquai d'un ton glacial :
- Je t'emmerde Lucius... Je suis parfaitement capable de me démerder. Je n'ai pas attendu un connard de Loup trop arrogant pour survivre, et je m'en sortirai parfaitement quand toi et tes larbins serez sortis de ma vie. Je vais rentrer dans cette saloperie de blockhaus et en sortir vivant, comme je me suis sorti vivant de lieux que tu ne serais même pas capable d'imaginer. Alors ton jugement de merde, tu peux te le foutre au cul.
Et sur ces belles paroles, je tournai les talons et m'enfonçai dans la forêt, tremblant de rage, afin de m'y calmer.
Il me fallut près d'une heure de marche pour récupérer mon sang froid. J'avais tracé des ronds dans le sous-bois, restant à proximité du camp et suivi de près par Jim. Je n'avais pas protesté de cette surveillance, même si elle m'agaçait un peu. Lucius avait beau me prendre pour un gamin stupide, je savais reconnaitre mes lacunes et la vie en pleine nature en faisait partie. L'obscurité était à peine transpercée, de ci de là, par une trouée de la lune entre les chênes rouges et les chênes des saules festonnés de mousse verte et brillante et de lianes de vigne vierge. L'air était frais, bien plus qu'en ville, mais également assez vivifiant. L'odeur de l'humus, mélangée à des relents de végétaux humides et d'une vague odeur de champignons, n'était pas désagréable non plus et me changeait agréablement. Alors que je déambulais, essayant de chasser de mes pensées les grands Loups alphas, sexys et cons comme leurs pieds, je me demandais distraitement ce que pourrait être de vivre loin de Portal, dans une de ces petites communautés qui avaient essaimé et tentaient de vivre dans le calme. Mais ce n'était pas pour moi. J'avais besoin de bruit et de monde. J'avais besoin d'une foule où passer inaperçu et de toute façon, mes compétences n'étaient pas de celles qu'on utilise dans les champs.
Compétences que ce connard de méta avait foulé aux pieds...
Aaaargh bordel! J'avais beau essayer de penser à autre chose et de me le sortir de la tête, il y semblait bien implanté, et ça me faisait gravement chier.
En soupirant lourdement, je trainai mes pieds vers du camp dont j'apercevais la lueur tremblotante entre les troncs épais et les buissons bas. J'avais une longue journée de guet et d'observation devant moi et je ne pouvais pas me permettre de me laisser distraire, surtout par de grands bruns irritants abrutis et prétentieux qui méritaient mon pied au cul une bonne fois pour toute.
Le camp était silencieux, chacun couché et au repos. Derrière moi, Jim se faufila dans une des petites tentes et je me préparai rapidement à aller m'allonger dans celle que j'allais partager avec Jonas. L'espace d'une seconde, je me demandai où était passé Lucius, invisible à côté du feu. Mais c'était idiot, je n'avais pas à m'inquiéter de lui. Contrairement à moi, il était parfaitement adapté à la vie en pleine nature et ne risquait pas de se faire manger par un ours ou agressé par une moufette.
Je me sentis néanmoins mal à l'aise devant son absence, malgré ma rancune à son égard. Je me demandais s'il était parti pour de bon quand une ombre apparut lentement entre deux arbres, me faisant retenir mon souffle de stupéfaction.
Lucius était là, entre ombres et lumières, juste éclairé par les lueurs chétives du foyer. Ou, plutôt, son Loup était là.
Je le dévorai des yeux sans aucune retenue. J'avais eu quelques aperçus de la bête qu'il pouvait devenir pendant son affrontement avec le Sidhe mais je n'avais vu que sa forme intermédiaire, destinée au combat et conçue pour combiner les aptitudes de l'homme et de l'animal afin de générer un maximum de dégâts. Rien à voir avec la beauté et la majesté de ce que j'avais sous les yeux.
Le loup de Lucius était énorme. Je savais que c'était une caractéristique métamorphe, leurs bêtes étaient plus imposantes que leurs versions naturelles. De plus, en tant que Loup alpha et dominant, il était particulièrement grand et impressionnant. Dressé sur ses quatre pattes, il devait faire quasi ma taille et un frisson glacial me parcourut l'échine. Il n'avait aucune raison de s'en prendre à moi, j'en était conscient, mais un million d'années d'évolution sonnait l'alarme sous mon crâne. Sous leur forme animale, les métamorphes étaient guidés par leurs instincts mais Jonas m'avait assuré que l'homme restait présent en permanence, guidant la bête dans une communion parfaite. Lucius n'avait pas disparu, il était là, je n'avais rien à craindre de lui.
Il s'avança vers moi avec grâce et je ne le lâchai pas des yeux. Sa fourrure épaisse paraissait douce et était d'un noir profond, à l'exception de petites tâches blanches au niveau des pattes arrières qui me firent sourire. On aurait dit qu'il portait des socquettes. Ses yeux étaient du feu liquide et son aura avait pris de l'ampleur, milliard de paillettes d'ambre qui tournoyaient autour de lui. J'avais déjà vu de belles choses dans ma vie mais je devais bien admettre qu'il était à couper le souffle.
Il s'approcha un peu plus près et je dus maîtriser l'instinct bien humain qui me conseillait de fuir à toutes jambes loin d'un prédateur mieux équipé que moi en matière de létalité. Il resta immobile quelque instants, probablement habitué à l'effet qu'il pouvait engendrer, et une fois les battements de mon cœur calmés et ma respiration apaisée, il planta ses yeux dans les miens pour me dévisager. Puis, il secoua brusquement la tête et éternua, me faisant pouffer et crevant la tension.
- J'en déduis que tu as prévu de dormir dehors?
Il s'étira et s'approcha du feu, rendant son intention évidente en s'asseyant à côté des braises chaudes.
- Je suppose que c'est pratique, en effet. Tu as une couverture intégrée...
Il releva les babines et je crus voir une lueur d'humour traverser les yeux fauves. J'hésitai une seconde, alors qu'il m'attendait de manière manifeste, puis soufflai un grand coup et m'approchai du feu, m'asseyant en tailleur entre deux touffes d'herbe.
- Je suis toujours fâché contre toi, Lucius...
Le Loup noir gémit doucement et s'aplatit à côté de moi, ses yeux plantés dans les miens dans une posture qu'il était facile d'interpréter.
- Je suppose que ce sont des excuses, c'est ça ?
Je grognai d'agacement.
- C'est un peu facile d'envoyer ton Loup se faire pardonner à ta place, franchement...
Le Loup geignit en signe d'approbation et je ne pus m'empêcher de rire. Ce mec était vraiment un sacré enfoiré.
- J'admets que c'est bien joué, il est bien plus mignon que toi.
La bête s'ébroua, peut-être vexée d'être qualifiée comme telle alors qu'elle constituait une parfaite machine à tuer mais je maintenais mes mots. Sous la lueur vacillante des flammes, de la buée s'échappant de sa gueule, le Loup avait des airs trompeurs de grosse peluche. Il rampa un peu plus près et posa sa tête contre mon pied, dans un effort de contrition évident qui me fit lever les yeux au ciel.
- C'est bon, c'est bon, j'ai compris! Je ne suis plus fâché, tu as gagné !
Je soupirai à nouveau en regardant mon compagnon velu. Ce salaud était un gros manipulateur, et moi j'étais un vrai idiot. J'hésitai un instant puis je lâchai prise à l'envie qui me tenaillait depuis cinq bonnes minutes. Avec toute la délicatesse requise quand votre nounours est capable de vous arracher le bras au moindre faux pas, je posai ma main sur le bas du cou du Loup, appréciant pour la première fois les sensations des poils rêches sous ma paume. Ils étaient rugueux mais lorsque mes doigts s'enfoncèrent dans l'épaisseur de la fourrure, ils devinrent épais et soyeux, doux à caresser et idéal pour se réchauffer. Il s'allongea un peu plus près de moi et je laissai là ma main, sa chaleur rayonnant sur ma jambe, les yeux rivés sur le foyer. dans la nuit et sans un bruit, nous regardâmes les dernières flammes mourir, savourant ce calme impromptu avant le déchainement de la tempête qui allait nous accompagner.
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