Chapitre 16
Je retenais difficilement mon envie de rigoler devant l'air désemparé du grand Loup en dehors de son élément. Il s'agrippait avec beaucoup trop de force au rebord de la fenêtre alors que nous rebondissions au gré des cahots de la piste. Il était blême, et si j'avais pensé les métas sujets au mal des transports, j'aurai juré qu'il était à deux doigts de dégueuler.
- Tu n'as jamais été dans une voiture ?
Il me retourna un regard exaspéré.
- Bien sûr que oui. Je suis bien plus vieux que toi je te rappelle, j'ai connu le monde d'Avant. Évidemment que j'ai déjà été en voiture. J'ai déjà même conduit une voiture si tu veux tout savoir.
Je ricanai.
- Alors pourquoi on dirait que tu es à deux doigts de tomber dans les pommes alors ?
- Peut-être parce que ton ami conduit comme un dingue? Ou parce que ce que vous appelez une voiture ressemble beaucoup à un tas de ferraille sur roues ??
Je souris en attendant la réaction de Jonas, inévitable dès que l'on critiquait la joie et la fierté de mon ami. Il se retourna brusquement sur son siège, faisant faire une embardée soudaine à la voiture et tirant un juron à Lucius, les yeux exorbités et la main crispée sur le métal.
- Hey, interdiction de critiquer ma chérie, d'accord? Ce bijou est aussi vieux que moi et elle est increvable, elle mérite le respect !
Lucius n'avait pas l'air convaincu du tout.
- Je suppose que c'était déjà pas mal qu'elle puisse encore rouler. J'en déduis qu'elle ne comporte pas beaucoup de systèmes électroniques, pour tenir le coup ici?
- Pas un seul putain de fil électrique! C'est une vieille jeep, elle a un siècle. Rien que du métal, du cambouis et du caoutchouc, complètement indestructible!
Je nuançai légèrement l'arrogance de Jonas tout en secouant la tête avec componction. Je n'étais pas le genre à laisser mes amis avoir la grosse tête, c'était mauvais pour leur karma.
- Ouais, enfin tu es quand même obligé de changer des pièces régulièrement. Et elle est tombée en panne une bonne dizaine de fois depuis que je te connais.
Il me montra les dents et je rigolai, le laissant grommeler des propos indistincts sur l'ingratitude de la jeunesse et sur les perles données aux cochons.
Après avoir roulé une bonne heure sur la piste caillouteuse qui avait fait grincer les dents de l'alpha, nous atteignîmes un chemin un peu plus praticable et il se détendit sur le siège arrière, regardant autour de lui avec intérêt et admirant la végétation luxuriante qui nous entourait.
Les environs immédiats de Portal étaient agricoles, plantations de maïs de patates douces et de tabac, cultures de céréales et élevages variés, parsemés de villages et hameaux satellites de la métropole. Mais dès que l'on s'éloignait un peu, la nature reprenait ses droits, alternance de zones marécageuses difficiles d'accès et de forêts impénétrables boostées par les effluves magiques. Voyager n'y était pas simple. Les anciennes routes goudronnées avaient été presque toutes détruites et les pistes nouvellement tracées avaient tendance soit à disparaître rapidement sous la pression des plantes invasives, soit à devenir de parfaits guets apens pour les bandes campagnardes qui rôdaient. En compagnie de Lucius et Jonas, je ne craignais guère les braquages mais je devais avouer ne pas me sentir complément à mon aise hors de la ville. J'étais devenu un urbain dans l'âme, habitué à me fondre dans la foule, et je me sentais bizarrement exposé dans cet environnement où les seuls sons audibles étaient le bruit des nombreux oiseaux et le vent dans les branches.
Heureusement que la jeep de Jonas faisait un boucan d'enfer, cela me réconfortait un peu...
En quête de distraction, je me tournai à nouveau vers le grand Loup.
- Tu ne t'es jamais baladé autour de Portal ?
Ma question paraissait innocente. Une simple discussion entre connaissances, histoire d'agrémenter le long trajet. Mais en mon for intérieur, je voulais vraiment en savoir plus sur lui. Je connaissais déjà quelques éléments de sa vie, bien sûr, mais allez savoir pourquoi, je me sentais particulièrement intéressé. Mon ton devait être raisonnablement neutre car il me répondit avec naturel, sans relever ma curiosité comme l'aurait fait un habitant de Portal.
- Non jamais. Avant la guerre je vivais au Nord-Est, dans une meute dans l'état de Washington. C'est une zone tech maintenant. Il ne reste probablement plus rien de la forêt où nous étions installés.
Sa mâchoire s'était tendue et je hochai la tête avec compréhension. J'évitais les zones techs comme la peste mais je savais par les immigrants qui rejoignaient la Frontière que les ressources naturelles y étaient dramatiquement surexploitées. Comme Lucius avait repris son air sombre habituel, je tâchai de le distraire en continuant à papoter.
- Et après la guerre tu as rejoint la Meute des Terres-Blanches, c'est ça ?
Il plissa les yeux comme pour rassembler ses souvenirs. À côté de moi, concentré sur son volant, Jonas paraissait tout aussi intéressé et ne perdait pas une miette de notre échange.
- Elle s'appelait différemment.
Comme je soulevai un sourcil, il précisa.
- Ils étaient dans le Minesota à l'origine. Après la partition, Carlos leur a proposé de s'installer en Caroline du Nord. Marcus cherchait un alpha capable de lui succéder alors je les ai rejoins et ils ont pris ce nom en arrivant.
Ma langue me démangeait de lui demander ce qu'il était advenu de son ancienne meute mais je me retins tout juste. Je n'étais pas stupide à ce point. De toute évidence ces réminiscences lui étaient pénibles et je connaissais suffisamment d'histoires atroces survenues durant la guerre pour avoir une petite idée de ce qui avait pu arriver à une meute en zone tech et en période de conflit ouvert.
Jonas se racla la gorge, un peu plus détendu sur sa conduite maintenant que de vilaines ornières et de méchants cailloux pointus n'agressaient plus sa petite chérie.
- Vous voulez peut-être en savoir plus sur ce qui nous attend?
Je soupirai douloureusement. La tendance à la théâtralité de Jonas m'épuisait. Il avait refusé de lâcher le moindre mot sur cette putain de mission jusqu'à présent, faisant monter la tension pour le simple plaisir de nous voir baver pour obtenir des infos. Refusant de lui accorder ce plaisir, je baillai avec désinvolture, alors que Lucius, toujours passionné par le paysage, hochait vaguement les épaules. Le silence retomba et je souris en coin devant la moue frustrée de mon mercenaire favori. Il soupira, espérant nous voir réagir en nous faisant sentir le fardeau qui lui pesait sur les épaules mais comme que je restais coi et comme Lucius paraissait s'en foutre, il abandonna son cinéma et reprit son sérieux.
- Vous allez voir, c'est assez merdique...
Je hochai la tête, pas du tout surpris. Jonas ne faisait appel à moi que quand la situation était vraiment pourrie et qu'il n'avait pas d'autres choix, je n'étais donc pas étonné.
- Tous a commencé lorsque Jim Song a été sollicité il y a quelques mois par un de ses contacts en zone tech...
Je me retournai une nouvelle pour préciser à Lucius, qui s'était penché sur le siège afin mieux suivre les explications de Jonas à travers le vacarme du moteur et les bruits de la piste.
- Jim est un Merco humain, un soldat du côté tech pendant la guerre. Il a gardé pas mal de contacts avec ses anciens amis.
Jonas précisa:
- C'est généralement par son intermédiaire que nous obtenons des contrats en provenance des territoires humains, et il est un des rares parmi nous à pouvoir y circuler sans difficulté.
Lucius fit signe qu'il avait saisi et Jonas repris.
- Son contact l'a mis en relation avec plusieurs familles techs désespérées de retrouver leurs proches disparus. Des jeunes femmes principalement, avec ou sans gosses, et quelques gamins dans la vingtaine. En tout, une quinzaine de personnes volatilisées pour lesquelles les familles étaient prêtes à tout, y compris à nous payer rubis sur l'ongle.
- Pourquoi ont-ils fait appel à vous? Quel rapport avec la Frontière ?
- Les familles avaient engagé un premier détective privé et il a découvert que ces abrutis avaient en fait rejoint un genre de....courant religieux bizarre. Une sorte de secte quoi, un groupe apocalyptique où des illuminés attendent la fin du monde, ou un truc du genre.
J'ignorai Lucius qui marmonnait entre ses dents que la fin du monde avait déjà eu lieu et demandai une précision.
- Je croyais que les religions avaient été abolies en zone humaine ?
- La grande majorité oui, trop liées à la magie. Mais certains humains ont besoin de foi alors bon...
Il secoua sa main gauche dans un mouvement de confusion.
- Ils ont suivi le premier abruti à leur donner un truc à croire et c'est bien le souci. Le chef de ce mouvement, le gourou, risquait d'être arrêté pour avoir enfreint la loi donc il a évacué la maison où il vivait avec ses fidèles et a rejoint la Frontière il y a deux mois. Les familles nous ont payé pour retrouver leur trace et nous les avons localisé sans trop de difficultés, en pleine cambrousse à une heure de l'ancienne Greenville.
Je reniflai.
- Ou est le souci alors?
- Le souci? Le souci est que cette putain de secte est pleine de gosses et de nanas, et que le connard qui leur sert de dieu vivant préfère les faire sauter plutôt que de les laisser partir...
Je grimaçai sous la violence des mots et il continua en tapotant son volant avec frustration.
- Ils sont une cinquantaine retranchés dans un bunker protégé par tout ce que la tech peut inventer comme systèmes d'alarme et de défense. Je n'ai jamais vu ça. Si on mène l'assaut de manière frontale, le risque est qu'ils fassent tout sauter sans nous attendre. Sans compter qu'on s'en prendra clairement plein de gueule et je ne suis pas fan des missions suicides.
- Ils n'ont pas de systèmes de protection magique?
- Non, le chef est un fanatique tech jusqu'au bout des ongles. Juste un énorme équipement et un armement tech de pointe.
Devançant ma suggestion il précisa :
- Nous envisagions d'attendre tranquillement que les effluves endommagent assez leur bordel pour pouvoir débarquer tranquillement mais le seul contact que nous avons eu, une nénette qui a senti le vent tourner et a déserté la semaine dernière, nous a dit que c'était mort. Leur "transition" à la con est prévu pour dans quelques jours.
- Suicide collectif ? interrogea Lucius.
- Suicide et meurtre.
Les mains de Jonas blanchirent autour du volant.
- La fidèle que nous avons interrogée est certaine qu'une majorité des idiots présents n'ont aucune idée de ce qui les attends...
- Et il y a des gamins...
Mon chuchotement dut atteindre les oreilles de Loup de Lucius car je sentis son regard brûler ma nuque et il tendit le bras pour m'effleurer délicatement la peau, dans un geste de réconfort et de soutien discret. Pas besoin d'être devin pour comprendre quel était mon principal point faible et il m'avait aisément situé.
Jonas faisait appel à moi quand la situation était merdique. Et lorsque des mômes étaient concernés...
En nous voyant débarquer, le soulagement de l'équipe de Jonas fut évident.
- Salut les gars !
Jonas sauta de la jeep et étira sa grande carcasse avant de rejoindre des autres Mercos dans la petite clairière où ils s'étaient installés. J'étais fourbu. La fin du trajet avait été pénible. La nuit avait fini par tomber et les faibles phares de l'antique voiture ne nous avaient pas évité d'être brinqueballés sur chacun des nids de poule que nous avions croisé sur la piste forestière. Derrière moi, Lucius sortit du véhicule en silence et examina avec vigilance ce qui nous entourait.
Le camp de base était sobre, à peine composé de trois petites tentes au milieu d'un bosquet et d'un mini réchaud sur lequel chauffait de l'eau. A priori, ce soir ce serait noodles ! Je regardai Jonas saluer un par un ses collègues et ils reportèrent vite leur attention sur Lucius et moi.
- Jim, Natasha , Gwenig, vous connaissez Haïko. Et voici son Loup de compagnie, Lucius.
Lucius gronda doucement et je soupirai, lassé :
- Jonas, ne fais pas ton connard...
Je saluai la compagnie de la main et l'alpha à côté de moi leur fit sa plus belle imitation d'un mur glacial et effrayant. Je connaissais un peu ces hommes et femmes. Jim était un grand gars, plutôt jovial, même si plus calme que Jonas, et très impressionnant avec ses longs cheveux noirs, sa peau bistre et ses muscles saillants. Jonas m'avait expliqué qu'avant la guerre, il était venu aux states pour jouer au football, en provenance des Fidji, ou des îles Samoa, il n'en était plus certain. Comme une bonne partie des hommes valides, il avait ensuite été enrôlé dans l'armée de défense anti-magique et n'avait jamais pu regagner son pays, même une fois les hostilités finies. Les voyages transcontinentaux étaient devenus presque impossibles de nos jours. Les airs, comme les océans, étaient des bastions magiques peuplés d'esprit élémentaires extrêmement puissants et il était bien trop dangereux de s'y aventurer.
La mage était une belle femme à la peau aussi claire que la mienne et aux cheveux teints en rouge. Son aura, calme en l'absence de danger, avait une belle teinte bleue ciel. Natasha était une praticienne compétente et une fille sympa, bien que réservée, et elle nous salua d'un petit signe de tête et d'un sourire sincère. Son partenaire humain, un grand blond aux allures de gendre idéal, si le gendre idéal était bardé de fusils et de muscles, m'adressa un sourire étincelant avant de reprendre la surveillance du repas.
En revanche, leur troisième partenaire n'avait pas l'air content du tout.
- Jonas qu'est ce que c'est que ce bordel? Qu'est-ce que ce Loup fout ici?
Le ton était plaintif et agressif mais je n'en fus pas surpris. J'essayais de faire diversion, en pure perte.
- Salut Gwenig, comment vas-tu mon vieux?
Le petit fey dont la peau arborait autant la texture que la couleur de l'écorce m'ignora complètement, ses yeux en forme de boutons rivés sur mon compagnon.
- Jonas pourquoi tu as ramené un Loup ? Tu sais ce que je pense des Loups. Je n'aime pas les Loups. Je n'en veux pas ici, ramène-le. Ramène-le!
Le ton geignard fit ouvrir de grands yeux à Lucius. L'aura de la créature s'agitait de plus en plus follement, provoquant des roulements d'yeux chez ses coéquipiers habitués à ses crises.
- Gweniiiiiig, calme-toi bordel !
Le timbre de Jonas était mi agacé mi rassurant.
- Tout va très bien, ok? Il ne te fera rien. Il accompagne Haïko. Tu connais Haïko. Tout va très bien se passer, respire....
Il m'adressa un regard implorant et comprenant l'allusion, je me tournai vers Jim.
- Le bunker doit être à portée de vue, je suppose? Tu nous fais faire le tour ?
Il me sourit et redressa sa masse énorme qu'il avait blotti à côté du foyer pour se réchauffer. Nous étions un peu plus en hauteur et le début d'automne était plus perceptible ici qu'en ville.
- Allons voir ça, gamin !
Pendant que nous cheminions en silence entre les arbres festonnés de lierre et de kudzu, esquivant les entraves végétales qui parsemaient le sol moussu, Lucius me murmura sans discrétion.
- C'est quoi son problème à ce Fey?
C'est Jim qui répondit, d'une voix de baryton qui faisait vrombir l'air autour de lui.
- Il a des petits soucis relationnels. Il n'aime pas les étrangers, encore moins les étrangers puissants. Et encore moins les métas, à part Jonas. Mais il va se calmer, ne t'inquiète pas.
- Vous ramenez un coéquipier instable pour une mission?
Le grand homme sourit largement dans la pénombre.
- Ses talents surpassent ses inconvénients, il faut juste savoir le gérer et Jonas a l'habitude.
J'intervins.
- Gwenig est un changeur de forme, un caméléon. Il peut se dissimuler n'importe où et prendre n'importe quelle apparence pendant quelques instants. C'est un des Mercos les plus puissants même si pas grand monde n'arrive à le supporter. Jonas bosse souvent avec lui.
- C'est lui le chef, donc ?
Je reconnaissais bien là le Loup. Les métas, en particulier ceux habitués à la vie en meute, ne vivaient que par et pour la hiérarchie. Le système des Mercos n'aurait pas pu lui être plus étranger.
- Les Mercos n'ont pas de chef. Ils se regroupent en fonction des missions mais chacun reste libre de ses gestes, tu vois?
Il paraissait perplexe.
- Comment cela peut-il fonctionner? Il faut bien que quelqu'un décide quoi faire non?
Jim nous guidait à travers les sous-bois avec habileté grâce à la lueur tamisée d'une lampe frontale. Bien sûr, Lucius n'avait pas besoin de lumière artificielle avec ses yeux de métamorphoses parfaitement accoutumés au léger clair de lune mais moi, tout comme Jim, avions besoin d'un peu plus. Le grand homme s'arrêta dans le sous-bois, des branches humides frôlant sa tête, pour expliquer à Lucius comment les mercenaires envisageaient les choses.
- Chacun décide selon sa spécialité. Natasha prendra les décisions qui concernent la magie, je suis spécialisé en armement et Jonas en stratégie globale et en baston rapprochée. Vu que Haïko s'est déplacé exprès pour ça, il prendra ses responsabilités quand à l'infiltration. Par contre Gwenig ne décide jamais de rien, et heureusement, sinon la mission finirait avec nous tous planqués dans un grand sac.
Il fit rouler ses yeux.
- Et Will, le mec de Natasha, préfère en général suivre le mouvement... En cas de désaccord, ou d'urgence, le plus expérimenté aura le dernier mot. Ici, pour cette mission, c'est Jonas, ou moi. Mais maintenant les pipelettes, je vais vous demander de la fermer, nous allons arriver en vue du bunker...
Il repartit, soignant la furtivité de ses pas, et j'allais le suivre lorsque Lucius chuchota tout doucement en ma direction, le visage soudainement crispé et contrarié :
- Infiltration ?!
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top