Chapitre 14

Après un bon déjeuner, j'avais repris un peu de poil de la bête. La petite Kristen était repartie vers sa triste vie et Zachary, accompagné d'Isabeau et Alexander, était parti au Conseil pour tenir ses engagements et lancer ses recherches. Entre les gardes des guildes et les gamins des rues, j'espérais vraiment que le Sidhe serait localisé. Bien sûr, son glamour lui permettait de se fondre dans la masse mais nous avions quand même une légère chance. A Portal, les gens étaient habitués à côtoyer des créatures magiques et même si personne ne percerait son déguisement, j'avais bon espoir que sa puissance inhabituelle attire l'attention quand même.

Je tournais en rond depuis deux heures, Dracul jouant et et virant dans mes pattes en me faisant trébucher et pousser des jurons retentissants, ce qui faisait froncer le nez de Léo avec désapprobation. Je n'étais pas habitué à l'inactivité, et encore moins à laisser les autres se charger du sale boulot pour moi aussi, après une éternité à me ronger les sangs, je pris la décision de sortir et tenter de remuer un peu ce bourbier dans lequel je marinais. Après tout, avec du recul, mon plan initial numéro deux n'était plus si débile maintenant que j'avais des Loups pour assurer mes arrières. Si je me baladais de manière bien visible dans Portal, peut-être que le Sidhe me tomberait dessus, et que nous pourrions le coincer une bonne fois pour toute.

Je ne savais pas s'il avait conscience que je m'étais allié avec les Loups. Il avait évidemment pu m'apercevoir au conseil, pendant sa lutte avec Lucius, mais je n'en étais pas certain tellement les choses étaient allées vite. De plus, dans la mesure où il savait que Zachary était mon employeur, ma présence pouvait aussi s'expliquer de cette façon. S'il ignorait que j'avais rendu la carte à Lucius et ses hommes il pourrait toujours chercher à me coincer. En bref, j'étais dans le flou mais en l'absence d'illumination viable, je voulais tenter le coup.

Il me fallut de longues minutes pour convaincre Lucius de la pertinence de mon projet. L'idée de m'utiliser comme appât à fey avait bizarrement l'air de lui poser souci. Une fois convaincu, il essaya ensuite de me faire attendre le retour de ses lieutenants. Mais déjà qu'avec lui et Léo pour assurer mes arrières la discrétion serait difficile, avec M. Gros muscle et la Princesse des glaces en renfort ce serait carrément mission impossible. Le but était d'attirer le fey, pas de le faire fuir. Après quelques échanges vifs, il finit par admettre la pertinence de mon point de vue et nous nous mimes en route, accompagnés du jeune méta qui tirait toujours la gueule et ne regardait personne.

J'avais prévu de flâner dans mes quartiers habituels, Muck Square et alentours. C'était là où le Sidhe me chercherait, enfin s'il pensait encore avoir besoin de moi. Histoire de faire d'une pierre deux coups, je décidai de faire un premier arrêt au Red Bones, pour voir Andrew et prendre des nouvelles de Namiko et des enfants, puisque je n'osais pas m'approcher de leur refuge.

J'avais à peine fait deux pas sur le trottoir devant le bar que le temps se figea. Comme au ralenti, je vis une énorme silhouette se jeter vers moi, sans laisser à mes pauvres réflexes humains la moindre chance de réagir. En revanche Lucius, qui avait du mal à comprendre ce que discret signifiait et me collait au cul tel un furoncle, ne put retenir ses instincts métas. En un instant, il s'interposa entre moi et l'assaillant. J'entraperçus à peine un dos habillé d'une chemise en jean avant que les deux combattants ne s'empoignent et ne roulent à terre sous forme humaine, échangeant des coups si rapides que je n'arrivais pas à les distinguer et grognant comme des bêtes enragées. Sans réfléchir une seule seconde et sous les yeux exorbités de Léo qui ne savait pas comment réagir je me jetai dans la mêlée, au risque de morfler sérieusement.

- Putain Lucius arrête !! Arrête !! C'est Jonas putain ! Stoooop !

Je n'étais pas débile. J'avais bien conscience qu'il s'interposer entre deux métas furieux était une très très mauvaise idée. Peut-être aussi mauvaise que de cambrioler une meute de Loups. Ou même, tiens, de revendiquer une dette envers un chef de gang. ma foi, je les enchainais ces derniers temps. Une idée d'autant plus pourrie que j'avais déjà vu Lucius à l'œuvre dans un combat et que je connaissais aussi les capacités de Jonas en la matière. Si mon ami vivait en marge des meutes et n'avait, à ma connaissance, du moins, jamais revendiqué le statut d'alpha de quoi que ce soit, il n'en restait pas moins une Panthère bardée de muscles, vétéran de la guerre, âgé de plusieurs décennies et un mercenaire très bien entrainé.

J'agrippai le premier bras que je réussis à attraper et m'enroulai autour du biceps bandé dont j'ignorais le propriétaire, assenant des coups de pied désespérés aux deux assaillants en tachant de les séparer. Si j'avais eu le temps de réfléchir, j'aurais réalisé qu'il ne s'agissait pas de mon initiative la plus brillante mais le temps pressait sérieusement. Ces deux crétins étaient capables de se blesser sérieusement et je n'allais pas laisser mes alliés et amis s'étriper pour un malentendu à la con. Dans la débauche de mouvements furieux où j'avais été emporté, un coup vola soudain et me frappa au ventre. Je tombai violemment sur la terre battue et les pavés rongés par la magie et je m'écroulai avec un gémissement sonore. Le souffle coupé, je me recroquevillai sur moi-même, les mains crispées sur mon estomac et à deux doigts d'en rendre le contenu.

- Ho merde !

La mêlée cessa en un clin d'œil dans un silence confus et lorsque je rouvris mes yeux larmoyants de douleur, ce fut pour distinguer au-dessus de moi deux visages sanguinolents partagés entre colère et inquiétude.

- Bordeeeeel vous faites vraiment chier...

Ma voix sortit dans un geignement aigu alors que les spasmes de douleur continuaient de me ravager. J'ignorais lequel des deux idiots avait porté le coup mais il ne m'avait pas loupé. Je crachai dans la poussière, soulagé de ne pas voir de sang couler. Toutes mes entrailles hurlaient leur peine et je restai prostré quelques secondes supplémentaires, incapable de me relever et de leur hurler dessus comme ils le méritaient.

Au-dessus de mon corps roulé en boule, Lucius et Jonas étaient aussi confus et énervés l'un que l'autre. Ils alternaient entre me regarder avec appréhension et se dévisager avec méfiance. Je remarquai que les yeux noirs de Lucius avaient viré à l'ambre encore une fois et que sa mâchoire était légèrement déformée, signe qu'il avait amorcé une transformation expresse pendant la brève bagarre. Jonas n'avait pas la capacité de changer aussi rapidement mais son aura cuivrée battait autour de lui avec fureur et il grinçait des dents à chaque fois que ses pupilles dilatées croisaient celles du chef de meute.

Lucius me tendit la main pour m'aider à me redresser mais son bras fut immédiatement repoussé par Jonas, dans un coup franc sur la poitrine qui le propulsa à plusieurs mètres en arrière. Le grand Loup se remit à grogner, l'air mauvais, et se ramassa pour se jeter à nouveau sur mon ami et je gémis intérieurement devant ce foutu spectacle.

Saloperies d'instincts de dominance à la con, bordel !

L'un et l'autre avaient été surpris et comme tous bons petits métas, ils avaient immédiatement sauté sur la bagarre comme mode de communication privilégié. Cherchez un cerveau, vous n'en trouverez pas ! Et maintenant qu'ils s'étaient chauffés sans pouvoir aller jusqu'au bout, leurs bêtes n'auraient pas de répit avant qu'une hiérarchie claire ne soit établie entre eux, même si ce n'était ni le lieu ni le moment.

De plus, je connaissais Jonas depuis des années et en plus de notre amitié sincère, son instinct le poussait à me protéger coûte que coûte. Quand à Lucius, il m'avait bien fait comprendre que j'étais provisoirement intégré à sa meute et agissait comme mon Alpha, même si je ne lui avais rien demandé.

De ma position allongée j'avais un parfait angle sur les deux hommes massifs qui se dévisageaient en grondant et se défiant du regard. Léo, encore plus affolé qu'à son habitude, cherchait comment intervenir sans faire de faux pas et y laisser des plumes. Ou des poils. J'attirai son regard d'un mouvement et lui tendis la main, dans une demande évidente.

Il sursauta et se faufila d'un air traqué entre son alpha et son rival. Il me saisit la main avec précaution et, grâce à son appui, je réussis à me redresser sans dégueuler sur les pavés disjoints, bien que mes jambes soient encore tremblantes et que mon ventre continue à danser la samba.

- Bordel ça fait mal. Je vais bien, calmez-vous... Lucius ? Jonas ?

Je levai les yeux au ciel en constatant que le duel de regard se perpétuait.

- ARRETEZ ÇA DE SUITE PUTAIN DE MERDE !!!

Ils sursautèrent de concert et d'un mouvement dont la similitude m'aurait fait marrer dans un autre contexte, ils dirigèrent sur moi un regard noir, comme si tout ce bronx était ma faute. Je levai les mains en signe de défense et d'apaisement.

- On se calme ok ? Je vous propose de repartir à zéro, comme des gens vaguement civilisés.

Jonas découvrit ses dents dans ma direction comme à l'accoutumée lorsque je l'exaspérais. Ce qui, je devais l'admettre, se produisait à intervalles réguliers depuis notre première rencontre. Lucius se méprit évidemment sur la signification de ce geste familier puisque ses grognements augmentèrent à nouveau de volume et qu'il esquissa un pas pour se placer entre la pseudo menace et moi. Je réprimai un sourire crispé. C'était stupide mais assez mignon de voir ce grand Loup tenter de me protéger d'un danger inexistant. Stupide, mignon mais chiant. Je le repoussai d'une claque dans le dos sans me soucier de son glapissement de protestation et me positionnai à mi-chemin des deux crétins poilus.

- On reprend, j'ai dit. Lucius, je te présente Jonas. Mercenaire, Panthère et mon meilleur ami. Jonas voici Lucius, Loup, alpha des Terres-Blanches et sans aucun danger pour ma petite personne. On pourrait aller poser notre cul, boire un coup et discuter tranquillement ? J'ai mal, j'ai soif et j'ai envie d'une bière.

Et sans plus les regarder, je les plantai sur place pour pénétrer dans l'ambiance tamisée et réconfortante de mon bar favori.

L'ambiance n'y était pas radieuse. Après avoir salué Andrew et lui avoir demandé des nouvelles des filles, qui allaient bien même si elles commençaient à en avoir marre de se planquer, je m'assis à la même table que mes acolytes qui se dévisageaient de travers, tous deux refusant de céder un pouce dans ce petit combat de coqs. Le coin de bar où nous étions installés suintait littéralement de testostérone et me rappelai avec acuité pourquoi j'avais du mal avec les gros machos. Saturnin, tapi sur sa banquette habituelle, avait éclaté d'un rire grinçant en nous voyant arriver et malgré mes coups d'œil noirs, il continuait à glousser dès que son regard se posait sur notre étrange trio, ma silhouette plus fine littéralement engloutie par celles des deux montagnes de muscles qui m'encadraient.

Jonas était un peu moins large que Lucius, à vue de nez, mais me paraissait plus grand. Sa peau n'avait pas la nuance acajou foncé de celles d'Alexander et de son petit frère, mais un riche caramel satiné dans lesquelles ses orbes verts brillaient comme deux émeraudes, même en dehors de toute transformation, encadrés de petites rides de sourire. Ses lèvres pulpeuses étaient habituellement étirées dans le grand sourire jovial qu'il arborait en permanence et ses cheveux, parfois tissés en de longues tresses ornées de perles d'ambre, lui descendaient jusqu'aux reins. Il avait l'air charmant et amusant, un homme joyeux et sans souci qui s'esclaffait facilement et attirait la sympathie, comme Saturnin attirait la bière et comme j'attirais les ennuis. Mais je ne m'y trompais pas. Pas depuis que, cinq années plus tôt, je l'avais vu déchiqueter mon aspirant violeur sous sa forme de Panthère pour n'en laisser que des traces de sang épars sur la chaussée. Jonas était redoutable, aussi bien sous sa forme animale qu'avec ses armes, et il était mon ami le plus fiable.

Lucius, lui, n'était pas du tout sous le charme du félin. Il le toisait d'un air froid, le visage figé, Léo dans son dos et agrippé au dossier de sa chaise comme s'il lui était possible de servir de renfort à son alpha.

- Je ne savais pas que tu étais revenu en ville...

Ma voix était assez pressante pour détourner Jonas de son affrontement muet. Il abandonna sp, adversaire et me regarda avec une inquiétude évidente.

- Je suis rentré ce matin. Je te cherchais alors je suis allé voir Asos mais la boutique était fermée. Du coup, je me suis pointé au Bones et Andrew m'a raconté que tu étais dans la merde jusqu'au cou avec des feys et une Meute des Territoires magiques.

Il plissa le front dans une mimique inquiète.

- Je te voyais déjà mort, ou mal en point, et j'étais sur le point de retourner cette saloperie de ville pour te retrouver et quand je t'ai vu arriver avec l'autre connard, j'ai peut-être légèrement surréagi.

J'ignorai soigneusement Lucius qui grinçait des dents sous l'insulte et me penchant vers lui, je mis un léger coup de poing dans la poitrine ferme de Jonas.

- Hey, tu me connais. Je suis comme la gangrène, on ne se débarrasse pas aussi facilement de moi.

- Tu me tues gamin, j'étais inquiet !

Jonas me sourit en dévoilant ses grandes dents blanches puis il ébouriffa ma mèche platine dans un geste qui nous était coutumier avant de laisser glisser sa main jusqu'à ma nuque. Les métamorphes étaient de nature très tactile et appréciaient de déposer leurs phéromones sur leur entourage. Jonas avait l'habitude de me toucher légèrement, le cou, la nuque, la tête, et je n'y prêtais plus tellement attention. Mais cette fois-ci, j'aurais surement du.

Il n'eut pas le temps de terminer son mouvement qu'une main large jaillit à travers la table et se saisit de son poignet, le maintenant dans un étau de fer.

- Ne - le - touche - pas !

Lucius paraissait sur le point d'exploser, ou de se transformer. Ses yeux brillaient comme des supernovas, passant du noir au fauve si vite que je n'arrivais pas à suivre et ses crocs avaient dépassé la barrière fine de ses lèvres.

- Non mais c'est quoi ton problème !

Derrière moi, j'entendis Saturnin rigoler de plus belle. Derrière son comptoir Andrew nous dévisageait avec de grands yeux, comme au spectacle et comme une bonne moitié des clients. Je n'étais vraiment pas aidé, putain, et c'était un délicat euphémisme.

J'envoyai balader d'un geste sec à la fois la main de Jonas et le bras de Lucius. Ils commençaient à me courir les deux métas à la con, là.

- Mais vous allez arrêter? Lucius, Jonas est mon ami d'accord ? Il ne me veut pas de mal, il ne me touche pas pour me faire du mal. Je pense que tu es capable de sentir la différence, non ?

Comme il ne répondait pas, un rictus toujours aussi mortel figé sur le visage, je me retournai vers Jonas.

- Je traine avec Lucius et sa meute depuis plusieurs jours, ce qui fait apparemment de moi un genre de membre honoraire et provisoire. Peux-tu éviter de me toucher quelque temps ? Cela met visiblement sa Majesté pleine de crocs de mauvais poil.

Il hocha la tête avec méfiance et évalua l'alpha du regard avec une sombre circonspection.

- Je vais... essayer. Haiko, il faut que tu me racontes tout depuis le début, j'ai l'impression d'avoir loupé beaucoup de choses en dix jours.

Je réprimai un sourire jaune car c'était le cas. Il n'avait effectivement pas fallu beaucoup plus de temps que ça à ma vie pour s'écrouler et nous laisser, ma famille et moi, dans les décombres encore fumants.


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