Chapitre 11


Une fois repus, je m'étais écroulé d'épuisement sous les couvertures de laine confortables. J'avais cherché mon félin favori mais ce traitre de chat avait débuté sa nuit auprès de Léo, qui l'avait délibérément enjôlé à coup de morceaux de poulet cru. Ce lâcheur avait suivi son nouveau meilleur ami avec toute la morgue et l'indifférence à mon égard dont était capable son espèce, avant de se raviser et me rejoindre quelques heures plus tard, non sans me réveiller au passage. Le louveteau devait ronfler ou gigoter en dormant et sa majesté Dracul avait le sommeil fragile. Sa présence m'avait quand même soulagé un peu. Il était un réconfort familier et paisible au milieu du tourbillon d'angoisse qu'était devenu ma vie et je m'étais rendormi en caressant sa fourrure soyeuse, son ronronnement apaisant aux oreilles. Mais après avoir dormi comme une masse quelques heures, j'étais désormais parfaitement réveillé alors même que le jour était loin de se lever.

La maison était calme et silencieuse. Zachary avait été installé au même étage que moi et Léo et aucun bruit ne s'échappait des portes closes. Lucius, Alexander et Isabeau dormaient à l'étage inférieur, où les chambres étaient plus belles et plus spacieuses. Je me demandai l'espace d'une seconde si Lucius et Isabeau partageaient parfois un lit, mais je chassai rapidement cette idée de ma cervelle. Cela ne me regardait en aucune façon. D'après les critères d'un habitant de la Portal populaire, ma chambre était très bien. Si elle était plus étroite que mon studio, elle était particulièrement douillette avec ses tapis de fourrures douces, ses tentures colorées et son lit recouvert d'oreillers moelleux. J'y serai bien resté toute la journée, d'autant que chaque millimètre de mon corps me rappelait méchamment ma confrontation de la veille, mais le stress m'avait éveillé et m'empêchait de me rendormir. Mon esprit voguait sans répit en direction des enfants enlevés.

Où étaient-ils ? Comment étaient-ils traités ? Je ne parvenais pas à m'ôter de la tête des visions de cauchemar des visages juvéniles de Sarah et Jordan en pleurs, abusés, battus et ensanglantés. Ils devaient se penser abandonnés de tous, livrés à des monstres sans espoir de secours. Ils étaient si innocents. Enfin, surtout Sarah, mais même s'il m'agaçait prodigieusement, Jordan n'était qu'un gosse stupide qui n'avait jamais mérité de se retrouver livré à des feys sans aucune pitié pour les humains. J'avais bien trop souvent vu des enfants dans des états lamentables pour ne pas m'imaginer avec une précision intolérable ce qu'ils devaient endurer, pendant que j'essayais de retrouver le sommeil, bien à l'abri sous la protection des Loups.

Mes pensées inquiètes dérivèrent rapidement sur un autre problème. S'il tenait parole, Zachary allait nous fournir des ressources humaines pour chercher les enfants, dès le lever du jour. Il s'était aussi engagé à demander à un mage de sa connaissance, spécialisé en invocations et voyage astral, de chercher la trace du Sidhe et des enfants par magie. C'était là notre meilleure piste et je tremblais d'espoir et d'impatience. Néanmoins, l'autre question en suspens n'avait pas trouvé le bout du début d'une résolution. Namiko, la maison et tous les gosses étaient toujours sous la menace de Caius Devon et je n'avais pas plus le début des 8000 dollars tech qu'une semaine auparavant. Il ne me restait que trois à quatre jours avant que le chef de gang ne mette ses menaces à exécution et je ne pensais pas qu'un enlèvement par les feys constitue une excuse légitime à ses yeux. Je ne craignais pas qu'il s'en prenne physiquement à Namiko et aux filles, bien à l'abri dans les quartiers chics, mais en revanche je le pensais tout à fait capable de faire flamber la maison, histoire de nous donner une leçon et d'assoir sa réputation.

Je me frottai le front, tentant de rassembler mes idées. Aucune lueur ne filtrait encore à travers les épais rideaux couleur pourpre qui masquaient les fenêtres mais je commençais à entendre au loin la rumeur de la ville qui s'éveillait. Aucun miracle n'allait résoudre ce problème mais je devais continuer à croire que je trouverais une solution, trop de gens comptaient sur moi. J'avais besoin de plus de temps et une idée pour en obtenir s'imposa à moi... Incapable de rester au lit alors que le chronomètre continuait à courir, je me levai et m'habillai pour sortir dans la semi pénombre de l'aube.

Se faufiler en douce dans une maison pleine de métas était un challenge en soi mais j'avais des années d'entrainement et je relevai le défi avec brio. Non pas que mes futurs agissements ne puissent nuire aux Loups, ils ne les concernaient en rien, en vérité, mais je ne les voulais pas dans mes pattes pour ce que j'allais être obligé de faire.

Je traversai la ville à moitié endormie en marchant lentement. Autour de moi, la vie reprenait doucement. Même si dans certains quartiers noctambules la nuit était aussi courue que le jour pour trainer, boire, baiser et faire des affaires, les zones que je traversais en direction de mon quartier étaient plus résidentielles. Partout, à la lueur douce de l'aurore, les hommes, femmes, métas et autres habitants de la cité s'affairaient. Les marchands de fruits et légumes montaient leurs étals en pyramides incertaines, les restaurateurs parsemaient la chaussée de minuscules chaises colorées et allumaient leurs feux et partout, carrioles, vélos, motos et rares voitures commençaient à circuler dans un capharnaüm familier.

Une fois arrivé à destination, c'est avec dépit que je contemplai les lieux qui, depuis plusieurs années, constituaient mon cocon et mon refuge. Il m'avait fallu près de deux ans pour accumuler suffisamment de plomb accrochés aux murs pour isoler mon appartement et me permettre de traficoter ma magie sans risque d'être repérer, et j'allais tout perdre en quelques minutes. Je carrai les épaules avec en tête des images de Namiko, Maureen, Rayanna, Djali et des autres soutenant ma détermination. Ils étaient importants. Ils étaient ma famille. Le reste n'était rien.

Il me fallut une bonne heure pour décrocher les dizaines de plaques fines et fragiles que j'avais accrochées sur le maximum de superficie possible. Je les empilai soigneusement dans de la charpie et constituai un ballot aussi lourd que précieux. Je complétai mon butin avec les reliquats de mes derniers vols, que j'avais gardé en cas de vaches maigres : quelques bijoux d'or et d'argent, des composants électroniques, une améthyste de bonne taille chargée de magie... A vu de nez, tout ce que j'avais rassemblé devait valoir entre deux mille et trois mille dollars, en l'absence d'Asos je ne pouvais pas être plus précis. J'espérai que Caius Devon accepterait cet acompte comme gage de ma bonne foi et qu'il me laisserait un délai supplémentaire.

C'est chargé comme un mulet que je quittai mon appartement dépouillé, dont les cloisons nues me criaient leur inutilité à me protéger.

Muck Square n'était pas complètement sur le territoire des Fléaux, le gang de Caius, même s'ils y étaient souvent présents. Ils y venaient principalement pour dealer de la dreamy et de l'herbe, ce pour quoi ils avaient recruté Jordan, mais la population y était trop bigarrée et trop chargée de magie pour qu'ils puissent s'y implanter durablement. Asos n'était pas le seul fey renégat à y vivre et on y trouvait aussi plusieurs métas peu fréquentables. Si on ajoutait quelques mages comme Saturnin, on comprenait aisément pourquoi le secteur avait jusqu'à présent été exempté du racket et des guerres de territoire qui faisaient rage dans d'autres zones de la ville.

Je marchai une trentaine de minutes avant d'atteindre le pâté de maisons où je savais que les Fléaux avaient leur quartier général. Le jour avait fini de se lever et je notai que la température avait baissé. L'automne était en train de s'installer pour de bon et les rares arbres présents dans ce secteur désolé perdaient copieusement leurs feuilles, qui jonchaient le sol de goudron défoncé en de petits tas sales et détrempés. On était loin de l'agitation chaleureuse de ma Portal de prédilection. Ici, pas de petites maisons ou immeubles modestes soigneusement entretenus à la force des mains de leurs résidents. Pas de foule bruyante et colorée occupée à marchander la moindre denrée. Encore moins de marmites de soupe et de vendeurs de rue bruyants. Uniquement des bidonvilles délabrés, des habitations en béton bon marché à moitié écroulées et recouvertes de lianes d'un vert agressif et de rares passants patibulaires, qui évitaient soigneusement de se regarder. Je soupirai. Il y avait de meilleurs endroits où passer ses matinées mais je n'avais guère le choix.

J'avais atteint la limite du territoire de Caius. L'humain armé jusqu'aux dents en train de fumer sur le perron d'un immeuble lézardé en était un bon indice, tout comme son hostilité manifeste et le fait qu'il me mette immédiatement en joue. Je levai précautionneusement les mains en signe d'apaisement.

- Hey ! Je ne cherche pas les emmerdes, j'aurai juste besoin de parler à Caius Devon.

Il me dévisagea avec méfiance.

- Tu lui veux quoi à Caius ?

- Nous avons une affaire en cours, ok ? Je ne suis pas armé je veux juste lui parler. Est-ce que tu peux aller lui dire qu'Haiko est là ? Au sujet de Jordan ?

J'étais certain que mon nom lui était familier, tout comme mon affiliation à la maison de Namiko. Si j'avais réussi à éviter de me retrouver dans le radar du Conseil des Guildes et que je restais discret pour le commun des mortels, y compris dans mes rues de prédilection, j'étais certain qu'un chef de gang de son envergure, avec autant de magouilles en cours dans la cité, avait eu vent de mon activité. Sans compter que ce petit con de Jordan lui avait probablement tout dit à mon sujet.

Le garde, un grand asiatique à l'air patibulaire et aux cheveux rasés sur les tempes lui donnant l'air d'un ancien guerrier des steppes, hésita quelques secondes et je m'efforçai d'adopter l'air aussi inoffensif que possible. Il finit par écraser sa cigarette sous son talon et m'avertit d'une voie rogue.

- Je vais aller lui demander. Si tu bouges d'un seul centimètre, tu es mort, c'est clair ?

Je hochai sagement la tête et il disparut dans une ruelle entre deux immeubles. Je ne me faisais pas d'illusion, j'étais à coup sur dans le viseur d'une dizaine d'armes invisibles et je ne souhaitais pas leur donner une raison de me plomber. Tous mes sens étaient à l'affut des guetteurs cachés et la nervosité me rendait hypervigilant.

Pourtant, aucun de mes sens ne m'alerta de l'arrivée de quelqu'un. Je ne pus réprimer mon sursaut et laissai échapper un cri à peu près aussi viril que celui d'un chaton mouillé quand une silhouette que je n'avais pas entendu approcher se matérialisa soudain et qu'une voix basse et colérique me chuchota :

- Je peux savoir ce que tu fous ?

- Putain Lucius ! Tu as failli me coller une crise cardiaque !

- Je vais te coller bien pire qu'une crise cardiaque si tu ne m'expliques pas ce que tu manigances et pourquoi tu t'es barré en douce ce matin.

- Je ne me suis pas barré en douce !

Il haussa un sourcil sceptique et je fus contraint d'admettre à moi même que, techniquement, je m'étais bien barré en douce. Je répondis donc avec toute la mauvaise foi dont j'étais capable :

- Je suis sorti discrètement pour ne déranger personne et régler des trucs qui ne vous concernent pas.

- Quels genres de trucs ?

Je lui retournai un regard torve.

- Qu'est-ce que tu ne comprends pas dans « qui ne vous concernent pas » ? Et on ne t'a jamais dit que suivre les gens, ça faisait stalker ?

- Ne t'inquiète pas, gamin, lorsque je te stalkerais tu en seras le premier informé, je peux te le garantir.

Son rictus hautain et rempli de crocs qui même sous forme humaine restaient plus longs et plus pointus que la normale était sans doute terrifiant pour l'humain lambda mais je commençais à développer une certaine immunité, à force de me le voir dédicacer à longueur de journées. Je l'ignorai sans difficulté. Je cherchais une réplique acerbe quand il se figea soudain et je me retournai sans geste brusque. Mon comité d'accueil était de retour, accompagné de deux hommes massifs armés de pistolets semi automatiques, de couteaux que je pouvais apercevoir sur leurs chevilles et d'une... Oui, évidemment, d'une machette... Il n'y avait pas à dire, Caius Devon savait recevoir.

- Qui c'est celui-là et qu'est-ce qu'il fait ici ? Je croyais que tu voulais rencontrer Caius, tu n'as pas mentionné que tu étais accompagné !

- Il n'a rien à voir avec vous, c'est juste mmh... un ami. Mais il va attendre ici, ok ?

- C'est hors de question ! Je l'accompagne et ce n'est pas négociable !

La voix de l'alpha claqua comme un coup de fouet, faisant sursauter les trois malabars. Ils paraissaient nerveux devant la stature de mon compagnon et avaient resserré leurs mains sur leurs armes, prêts à tirer. S'ils étaient un peu familiers de la population locale, ils devaient réaliser que Lucius n'était pas humain et je ne pouvais pas leur reprocher de serrer les fesses face à un méta mécontent.

- Putain Lucius tu vas tout faire foirer, merde...

Je chuchotai d'un air furieux sous les regards méfiants des trois hommes.

- J'ai besoin de rencontrer Caius, c'est urgent, je ne peux pas rater cette occasion !

Le nom ne devait pas lui être familier car il ne réagit pas à ce qui était un patronyme tristement connu à Portal. En même temps, il débarquait à peine des Territoires Magiques, c'était donc logique. Cela signifiait aussi qu'il n'avait aucune idée du merdier dans lequel il était en train de me fourrer.

- Je ne te laisserai pas aller te jeter droit dans la gueule de ces humains, c'est inenvisageable... Je ne sais pas ce que tu trafiques mais où que tu ailles j'irai avec toi.

Nous nous défiâmes du regard quelques secondes et il détourna les yeux le premier, mais pas pour me laisser la victoire.

- Dites à votre chef que j'accompagnerai Haiko le rencontrer afin d'assurer sa sécurité. Je suppose qu'il a des gardes du corps avec lui ? Et bien, disons que je suis celui d'Haiko pour aujourd'hui, cela me parait équitable. Et je vous donne ma parole de Loup alpha que je n'agresserai personne, sauf, bien sur, si vous nous agressez les premiers.

Il s'agissait surement de la meilleure offre dont je puisse bénéficier au vu du contexte aussi je ravalai mon agacement et attendis de voir la réaction des plantons qui nous barraient le passage. Ils tinrent un bref conciliabule et l'un d'eux décampa soudain en direction de la ruelle d'où ils étaient apparus. C'était à Caius de décider s'il souhaitait nous rencontrer et nous n'avions plus qu'à attendre de savoir si l'un des plus puissants chefs de gangs de la Frontière nous agréait dans son royaume.

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