4 - Amir
Je commençais mon service à treize heures tapantes. Mon taf n'était pas bien compliqué. En général, les grandes surfaces spécialisées sont sujettes aux larcins, mais Redmart avait la chance d'être dans un coin tranquille, alors on était seulement deux pour six cents mètres carrés.
C'était trop peu, même pour un magasin aussi moribond, mais le groupe Red Commercials refusait d'investir dans le secteur de la sécurité – si bien qu'au final, je me retrouvais salarié d'un sous-traitant du groupe, Red Water Security, un nom un peu pompeux pour désigner les vigiles à l'uniforme mal repassé dont je faisais partie. Bon, aujourd'hui, j'avais fait carburer la centrale à vapeur (General Electrics, l'imagination en action !), donc ma tenue n'était pas si froissée que ça.
Après avoir bu un coke un peu trop chaud vomi par l'unique distributeur de la salle de pause, j'échangeais quelques banalités avec Nasser, mon unique collègue agent de sécurité.
Nasser était, comme la plupart des employés dans ce trou à rats, un américain issu d'une troisième ou quatrième génération d'immigrés, mais qui souffrait en permanence du délit de faciès dans ce soi-disant pays où tout le monde avait les mêmes droits. La paranoïa qui prenait les gens à la gorge depuis les Tours sévissait.
Nasser accueillait le racisme ambiant avec un mépris tranquille, et je le respectais pour ça.
— Je suis au courant, pour cette histoire de frigidaire, déclara-t-il avec un sourire en coin, le seul qu'il fut capable de produire, de ce que j'en savais. Les mecs du brun se bidonnent en permanence depuis ce matin.
Le brun était un sobriquet donné par les marketeux au rayon audiovisuel car à l'origine, la plupart des téléviseurs et des postes de radio étaient marron. À côté du brun, on trouvait généralement son cousin le gris, le secteur micro-informatique et enfin, il y avait le blanc, le royaume d'Amir et son petit et gros électroménager, château fort peuplé de bouilloires et de laves linges. Chaque magasin était un conglomérat de territoires soigneusement délimité et occupé par des clans aux rituels incompréhensibles quand on était un profane tel que moi. J'en étais en quelque sorte le gardien paisible, et je veillais qu'aucun péquenaud ne reparte avec un sèche-cheveux ou une cafetière sous le bras – ou dans le pantalon. Je descendis donc dans l'agitation de ce bas-monde.
Les atmosphères des grands magasins sont lancinantes. Tout y sonne faux et surjoué. Les sourires vides des vendeurs sont une façade en carton frêle – quand arrive la pause cigarette, leurs bouches déversent une haine fielleuse du genre humain. Ces gens nous détestent, et je les comprends. Travailler dans le service a cela de corrosif : du consommateur, vous n'en voyez que la première syllabe. La devise « le client est roi » n'est qu'une déformation cynique de Return On Investment, retour sur investissement et les vendeurs le savent : vous êtes heureux d'ouvrir des crédits pour vous payer des télés aussi plates que le ventre de votre gamine qui va bouffer des pâtes parce que l'American Express a trop chauffé ce mois-ci, et ils vous méprisent pour cela.
C'est à cela que je pense quand je croise des clients.
Mères seules et débordées par leurs gamins braillards qu'elles sont incapables d'éduquer correctement – les claques ne comptent pas ; couples affairés à trouver la dernière Nespresso qui se perdent dans les allées remplies de rideaux aux motifs douteux ; les connaisseurs pressés d'étaler leur science auprès du vendeur sans rien acheter ; ceux qui flânent sans but, juste pour zieuter et niquer les compteurs du taux de transformation du magasin – une saloperie, ça encore, une pure invention du Diable.
Amir m'a expliqué, quand je me suis enquis de l'utilité de ce grand écran suspendu au-dessus des caisses, et que chaque employé de Redmart regarde religieusement à la moindre occasion. Ce tableau haute définition de deux mètres sur deux affiche un nombre variable, allant de vingt à trente-six, rarement plus, rarement moins. Il s'agit du taux de conversion – ou de transformation, une moyenne obtenue en divisant le nombre d'acheteurs par le nombre de visiteurs. Il ne faut pas que ce taux descende en-dessous de vingt pourcents, sinon l'enfer se déchaîne dans ce microcosme bien rodé.
Mais bien sûr, ça ne me concerne pas. Je suis le vigile. Moi, j'ai juste des quotas à respecter pour toucher des bonus en fin de mois : il faut que je choppe x chapardeurs pour avoir une prime, et croyez-moi, je suis plutôt consciencieux quand il s'agit de mettre du beurre dans les épinards. Les plus simples à attraper sont les jeunes, trop inexpérimentés, trop téméraires ; ils se pensent invincibles mais ne le sont pas. Il faut aussi se méfier des mamans aux poussettes. Croyez-moi, elles sont redoutables. Un jour, j'en ai attrapé une qui essayait de tirer un micro-ondes en le faisant passer pour un bébé particulièrement joufflu.
J'ai gagné cinquante dollars en plus, cette semaine-là.
En ce moment, après la folie du Black Friday, les vaches sont maigres, alors je tourne un peu en rond. Vers seize heures, je tombe enfin sur Amir, planqué derrière une rangée de cuisinières électriques. Les plaques à induction inertes jettent des reflets rougeâtres sous le couvert sombre du verre, et Amir les fixe comme s'il espérait y récupérer son âme – mais il l'a probablement déjà hypothéquée.
— C'est calme, lui balançais-je en guise d'introduction.
— Ouaip, acquiesce-t-il en s'essuyant le front.
La transpiration sur son visage me fait comprendre que ce pauvre bougre maigrelet vient de déplacer les cuisinières pour qu'elles soient parfaitement alignées. C'est son côté maniaque.
Il aime vraiment son métier, Amir.
— Il est où, ton copain ? demandais-je.
— Quel copain ? s'étonna-t-il.
— Ben, le frigo.
Son regard s'illumine. Une lueur de vie, enfin ! J'en pouvais plus de son air de chien battu.
— Oh, on l'a déplacé à la réserve. Nadjet lui a fait de la place. J'attends la benne de fin de semaine pour m'en débarrasser.
Il soupira de contentement devant le spectacle des cuisinières en vitrocéramique espacées de quelques centimètres, leurs étiquettes vaillamment mises en avant.
Beau boulot, devait-il se dire.
— Tu sais, j'ai cherché sur le net, reprit-il à mon adresse. Le numéro de série de ce vieux pépère ne correspond à rien de connu. J'ai même écrit au service après-vente de General Electrics...
— L'imagination en action, marmonnais-je.
— ... et ils m'ont retorqué que ce modèle n'existait pas, continua Amir, qui ne m'avait pas entendu.
— Ça devient une obsession, ma parole, le taquinais-je. Laisse tomber.
— J'essaie, se défendit-il en levant les mains. Mais c'est calme... alors faut que je m'occupe la tête, tu comprends ? Dis, tu as pu regarder la vidéosurveillance ?
D'un geste vague, il indiqua l'œilleton invisible de la caméra sphérique suspendue à plusieurs mètres au-dessus de nos têtes. Plusieurs cerbères de ce genre étaient disséminés dans le Redmart. Beaucoup étaient factices, car Frank comptait plutôt sur l'effet dissuasif que leur réelle utilité. Je fis une moue désolée.
— J'ai zappé, avouais-je, et Amir me donna de nouveau son air malheureux qui me serra le cœur. Mais ok, viens, on va aller faire un tour là-haut. Je demanderais à Nasser de nous jouer la bande qui t'intéresse, d'accord ?
— D'accord, accepta Amir. Merci, c'est vraiment cool de ta part. Cette histoire me prend vraiment la tête, tu sais, même si tout le magasin se fout de ma gueule.
On prit le chemin du deuxième et dernier étage, partie réservée aux employés. Amir eut le droit à quelques ricanements voilés en passant devant le rayon informatique, mais il les ignora avec superbe. D'un geste automatique, il tapa le code qui déverrouilla la lourde porte d'accès.
— Tu sais, ça me prend tellement la tête que j'en ai rêvé cette nuit, me confia-t-il à mi-voix. J'ai rêvé que ce putain de frigo était debout dans ma chambre, devant mon lit, comme pour me narguer.
J'éclatais d'un rire épouvanté.
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