2 - Déminage


L'aube tardive pointait à peine sous le smog pluvieux quand le grand barda de flicaille débarqua sur le parking, précédé de peu par le directeur du Redmart. 

Frank était un solide quinquagénaire de plus d'un mètre quatre-vingts au visage allongé et à la démarche pleine d'assurance. Fils d'ouvrier, il n'avait pas l'allure typique des cadres supérieurs qui peuplent les gros centres commerciaux. Baignée par la lumière bleutée des gyrophares, sa grande silhouette emmitouflée dans un trench-coat de la saison passée se détachait nettement.

— Ash, me salua-t-il en me tendant une main aussi laconique que lui-même. Amir m'a dit qu'on avait un problème de frigo piégé.

— Supposément piégé, rectifiais-je. Mais j'imagine que même en province, on ne doit pas prendre les risques d'attentat à la légère.

Frank hocha de la tête. Il avait l'air fatigué. Cela ne l'empêcha pas d'arborer un sourire de commercial en voyant approcher les deux agents de force de l'ordre, tout spécialement dépêchés du commissariat de la ville. 

Je laissais Amir leur expliquer la situation. Après tout, c'était son problème. Je me contentais d'assister à la scène avec un œil légèrement amusé. Les flics – Burke et Cahill, d'après ce que je lisais sur leurs matricules – écoutèrent en conservant un professionnalisme à toute épreuve.

— Le Central nous a prévenu, fit le plus vieux des policiers, un peu à l'étroit dans son uniforme hivernal. Nous avons fait appel au déminage.

À cette annonce, les maigres conversations circulant parmi les personnes massées près des portes se turent. 

Tirant sur son écharpe colorée pour se dégager le visage, Nadjet s'approcha de nous.

— Vous devriez renvoyer tout le monde à la maison, dit Cahill en direction du directeur.

— Passez-le mot, lança Frank à Nadjet. Ça vous servira à rien de rester.

— D'accord, répondit-elle. Tenez-nous au courant.

— Amir le fera, affirma le directeur. J'espère que vous avez bouclé l'inventaire.

— Non, intervint Amir.

— Tant pis, se résigna l'autre, fataliste.

L'équipe chargée de l'inventaire nous lança des aurevoirs plus ou moins enthousiastes en s'acheminant soit vers l'arrêt de bus soit vers les rares voitures présentes à cette heure-ci. 

Sans grande surprise, Amir décida de rester.

— Vous pouvez rentrer aussi, Ash, déclara Frank. Je vous payerais les heures.

J'allais répondre, mais, débarquant sur la route comme une furie noire, une camionnette blindée s'inséra sur l'aire de stationnement dans un crissement de gomme. Les vitres étaient fumées et résistaient probablement aux balles. 

Quatre lettres blanches étaient imprimées sur le flanc du véhicule – je n'eus pas le temps de les lire, car la portière coulissait déjà dans un claquement alors que les roues ne s'étaient pas tout à fait arrêtées. Cinq types à l'allure patibulaire et au visage cagoulé sautèrent sur le béton, serrant fusils d'assaut et lampes torches entre leurs mains gantées. Il y avait même un clébard hargneux trépignant derrière sa muselière, retenu par une poigne que j'espérais solide. 

Un dernier planton émergea du camion sombre, plastronné dans une tenue de scaphandrier au col montant. Cette scène de guerre se jouant en plein milieu d'une zone commerciale juste en face du KFC était surréaliste. 

J'hésitais entre rire et pleurer devant l'escalade ridicule de cette mascarade. Depuis le 11 septembre, le pays marchait sur la tête.

Un des commandos en gilet de kevlar noir s'approcha des policiers. Je n'aimais pas beaucoup le regard gris qui perçait à travers son masque de tissu intégral, ni le fusil à pompe qu'il serrait contre lui, le doigt au-dessus de la détente, posé sur le corps de l'arme dans la position de sécurité réglementaire. 

J'avais fait mes classes, et je les connaissais, ces mecs aux yeux un peu morts.

— Caporal Tobias, se présenta-t-il.

L'acier de son regard se glissa sur Amir puis sur moi, se plissant un peu. Pauvre WASP. Un arabe et un métisse dans le même périmètre, ça devait faire un peu trop pour lui. Heureusement que Nadjet et son foulard étaient partis depuis belle lurette, il en aurait fait une syncope. 

Et dire qu'on filait des flingues à ces gens-là.

— Je dirige cette intervention, poursuivit-il, ne s'adressant apparemment qu'à Frank. Nous allons procéder à la neutralisation de l'objet piégé.

— Supposément piégé, dis-je, ne pouvant pas m'en empêcher.

— Et vous êtes ? dit Tobias.

— L'agent de sécurité.

— Ah, souffla-t-il, indifférent. Je ne suis pas là pour faire des suppositions.

— Laissez-les faire leur travail, Ash, me glissa Frank avec sollicitude. Rentrez chez vous.

Je m'éloignais volontairement. Je ne savais même pas pourquoi je restais. Frank avait raison, je ferais mieux de m'en aller. Mais je ne pouvais pas m'empêcher de repenser au gros frigo abandonné dans le magasin, absurde machine éteinte, et aux yeux sans vie de l'agent du SWAT. 

Celui-ci s'éloignait justement avec ses hommes et le chien en direction de la grille que personne n'avait pensé à relever au maximum. Le type en tenue de déminage verdâtre eut beaucoup de mal à se glisser dans l'interstice et j'étouffais un rire sous une quinte de toux.

— Allons boire un café, proposa Frank devant la mine sinistre d'Amir. De toute façon, la journée est foutue.

— Restez dans le secteur, commanda Cahill. Je vous appellerais quand on aura du nouveau.

Sur la route du drive-in, on croisa le premier van d'une chaîne de télé locale. 

Je vis Frank se frotter le front et Amir baissa les yeux, traînant des pieds. 

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