11-L'imagination en action

Le petit Theo est attendu par sa maman aux caisses ! brailla une voix nasillarde, faisant grincer les haut-parleurs du magasin.

Je grimaçais. Cette après-midi pluvieuse m'avait mis le moral plus bas que terre, et voilà que ce salopard de petit Theo avait décidé d'abandonner sa maman pour aller faire une promenade entre les murailles de cafetières. Epaulée par Nasser, la jeune femme en jupe droite avait les larmes aux yeux. Son fils n'avait que huit ans, nous avait-elle confiés, et les escapades de ce genre n'étaient pas dans ses habitudes, car c'était un enfant sage. 

Je ne la croyais qu'à moitié. Je ne savais que trop bien à quel point les parents idéalisaient leur gosse, d'autant plus quand ils n'en avaient qu'un seul. Voilà déjà une bonne demi-heure que la responsable de la ligne des caisses s'époumonait dans le micro, et ce chiard n'était nulle part en vue.

— Je vais organiser une battue avant que Frank ne se décide à descendre pour nous gueuler dessus, dis-je à Nasser.

Celui-ci hocha de la tête.

— Je me charge du secteur brun, annonça-t-il, et nous partîmes dans deux directions opposées.

Je fus bientôt rejoint par deux volontaires, Carol et Amir. Notre recherche se révéla infructueuse. La fermeture approchait, et le gosse n'était visible nulle part.

Ma nervosité augmenta d'un cran alors que je regardais pour la énième fois sous un bureau d'exposition. Par expérience, je savais que les cachettes dans une grande surface étaient nombreuses, surtout quand on y vendait des meubles de tout genre.

J'essayais de ne pas trop songer à l'angoisse de la mère.

Et si le petit Theo n'était plus au Redmart depuis longtemps ? devait-elle se dire. Et si quelqu'un l'avait convaincu de le suivre dehors, sur le parking, puis dans la voiture ? C'était peut-être son ex violent et alcoolique, vexé d'avoir perdu le droit de visite sur le mioche. 

J'espérais que ce n'était pas si dramatique.

— Theo ! s'écria Carol pour la dixième fois, mais elle ne reçut aucune réponse.

Le Redmart se vida peu à peu, la soirée chassant les derniers badauds, pourtant peu pressés de sortir sous la flotte tombant à l'extérieur. La musique sans consistance fut coupée à dix-neuf heures moins le quart. 

Tandis que nous revenions à l'entrée, bredouilles, je vis Frank faire les cent pas près des portiques. La mère de Theo s'était assise – effondrée, plutôt, dans un fauteuil en cuir non loin d'une lampe dépourvue d'ampoule. Nasser était au téléphone, et raccrocha en nous avisant.

— Nadjet et les gars ont fouillé la réserve, annonça-t-il. Il n'y est pas.

— Je suis désolé, madame, dit Frank. Theo n'est pas dans le magasin.

— Je ne l'ai quitté des yeux qu'un seul instant, pourtant, gémit la malheureuse.

Cette phrase me fit frissonner d'angoisse.

— Je vous conseille de vous adresser à la police, lui suggéra Nasser avec sollicitude.

Elle renifla sans répondre.

— Appelle-les, glissais-je à mon collègue, et Amir hocha vigoureusement de la tête.

Nasser s'exécuta de bonne grâce, s'éloignant de quelques pas. Je restais sans bouger, ne sachant plus très bien où me mettre. Carol s'excusa d'une voix éteinte et s'en alla. 

Elle était pressée de rejoindre ses propres gosses, et je la comprenais. Toujours avachie dans le siège, la femme se mit à sangloter en silence. Je vis Frank esquisser un geste dans sa direction, mais il se ravisa au dernier moment, mal à l'aise.

— L'agent Cahill est en route, annonça Nasser en revenant vers notre groupe disparate.

— Je vous offre un thé dans mon bureau en attendant, décida Frank avec un faux entrain. Venez, vous y serez mieux installée.

La mère se leva en chancelant un peu. Elle s'essuya les yeux avec courage, et quand elle partit en compagnie du directeur, son pas était légèrement plus ferme.

— J'imagine que c'est à moi de fermer le magasin, constata Amir sans animosité.

***

Après le départ d'Amir et du reste de l'équipe de vente, je remontais au second étage, où l'agent Cahill était en train de prendre la déposition de la mère du petit garçon. J'y croisais Nasser, sur le départ. Blouson à capuche sur le dos, il me salua d'une brève poignée de main. Je déposais le talkie dans le casier, et quand je sortis, ce fut en même temps que Frank, la femme et le policier.

— Bonne soirée, Ash, me lança le directeur en se dirigeant vers les escaliers.

La mort dans l'âme, je regardais ce trio partir vers la sortie de service. Le silence se fit dans le couloir. Tâtant mes poches, je me rendis compte que j'avais laissé mon téléphone dans la pièce de vidéosurveillance. Accélérant inconsciemment le pas, je m'y rendis et attrapais le précieux cellulaire posé près du clavier. 

Les carrés blancs et gris des écrans de contrôle renvoyaient une image hantée du Redmart vide.

Je réalisais que je n'avais absolument aucune envie de m'attarder en ces lieux plus que nécessaire et me dépêchais de sortir.

La sortie réservée au personnel se trouvait dans un sas étouffant situé à la jonction de l'escalier que je venais de descendre et du couloir menant à l'entrée de la surface de vente. Elle était illuminée par une loupiote d'un vert glauque. 

Alors que je m'apprêtais à taper le code qui me délivrerait de l'oppression de ce vasistas obscur, j'entendis un enfant appeler faiblement sa mère dans les entrailles du bâtiment.

— Theo ? m'exclamais-je en ouvrant les portes battantes à la volée.

Les panneaux de contreplaqué claquèrent sèchement contre le mur. Le bruit résonna dans l'espace désert.

— Au secours, dit la petite voix, se perdant quelque part sur ma droite, vers les présentoirs des matelas.

Un soulagement idiot m'envahit. Ce petit monstre était bien à l'intérieur du magasin, finalement.

— Bouge pas bonhomme, je suis le gardien et je viens te sauver ! m'époumonais-je avec un enthousiasme forcé.

Je remontais l'allée des sommiers d'un pas rapide, mes semelles crissant sur le carrelage blanc. Ayant laissé ma lampe torche dans le vestiaire, je me servis du flash de mon téléphone portable. La pluie crépitait contre le toit ondulé du magasin, tambourinant un rythme paniqué qui se calquait sur celui de mon cœur à cet instant.

— T'es où ? demandais-je en hurlant. Theo ?

Je n'eus pas de réponse. Je jurais à voix basse. Dans la pénombre, les matelas recouverts de plastique protecteur ressemblaient à d'immenses pierres tombales. 

Penchés sur ses stèles molles telles des gargouilles squelettiques, les lampes sur pied dessinaient des courbes improbables dans les ténèbres. M'arrêtant à la lisière du secteur meubles, je balayais les environs du rayon émis par le téléphone.

La crudité blanche crachée par l'appareil me montra une rangée de plaques de cuisson en vitrocéramique, les diodes éteintes jetant des éclats fantomatiques par réverbération. 

Réfléchis, Ash, réfléchis, m'intimais-je. 

Si j'étais un gosse terrifié, où est-ce que j'irais me planquer dans un magasin à la fermeture ?

— Theo ? répétais-je, un peu moins fort.

— Je suis là, me répondit-il, et le son de sa voix venait de derrière moi.

Je me retournais vivement, le cherchant du regard. 

Tout ce que je vis, ce fut une grande surface blanche de deux mètres de haut, fermée par des loquets au chrome piqué de rouille, le logo de General Electrics souillé de crasse.

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