Un soir d'automne
Parce que je trouvais cette relation belle, j'ai imaginé ce moment à part...
Bonne lecture.
* * *
Une brise soufflait doucement, faisant vaciller les feuilles sur les branches du chêne qui la surplombait. Un instant de quiétude en cet automne entaché par les conflits et le sang. Autant par celui de leurs victimes que de sa propre famille. Enfin... peut-être plus par celui de leurs adversaires pour être honnête. Les détonations des armes à feu avaient résonné pendant des jours et des jours. Les médecins avaient passé leurs nuits dans les blocs opératoires à tenter l'impossible pour sauver tout le monde, sans distinction. Les douilles avaient été retrouvées par plusieurs dizaines sur les lieux des affrontements. La taule froissée des véhicules accidentés... les impacts de balles sur la carrosserie. L'odeur d'essence et de plastique brûlé...
Le sang, ce liquide rouge, précieux et source de vie, avait coulé durant les dernières semaines. Sa couleur vermeille s'était mariée aux feuilles mortes qui jonchaient le sol des quartiers sud de Los Santos. Mais elle avait aussi épousé la terre du nord de la ville. C'étaient des affrontements plus ou moins brefs mais sanglants. La ville n'avait pas connu ça depuis des années. Elle n'était pas prête au déploiement d'une telle violence dans ses rues.
Allongée sur un transat à quelques mètres de Marc, l'intermédiaire du Cartel auprès de qui ils pouvaient passer différentes commandes d'armes, Jade regardait le ciel se teinter de différentes nuances d'orange et de rose à mesure que le soleil se couchait derrière les montagnes. Quelques mèches de ses cheveux ébènes, retenus dans une queue-de-cheval, flottaient au gré du vent, caressant son visage marqué par la fatigue. Les cernes sous ses yeux, qu'elle tentait de camoufler avec du maquillage, restaient tout de même visibles. L'accalmie demandée par les Vagos lui permettait de baisser un peu sa garde, de relâcher la pression. Pour elle, la sentinelle nocturne de la Villa, qui passait la plupart de ses nuits à faire des rondes autour de la propriété avec d'autres gardes, et ses journées en opérations à bord de son hélicoptère, la fatigue s'était accumulée. Elle avait besoin de repos. Sa blessure à la cuisse la lançait encore. La balle qui s'était logée à l'intérieur avait fait quelques dégâts qui, heureusement, étaient en bonne voie de guérison. À condition qu'elle ne force pas trop.
Le chant des oiseaux rompait le silence qui s'était installé en ce début de soirée. Elle pouvait aussi entendre quelques lapins dans les buissons et des cervidés se balader de l'autre côté du mur d'enceinte, ainsi que le rugissement d'un puma dans les montagnes aux alentours. Quant aux employés de la Société Collins Import/Export, ils prenaient une pause bien méritée au niveau du jardin Zen. Ils venaient de terminer leur rapport et s'apprêtaient à rentrer chez eux. D'ailleurs, la plupart des gens pensaient qu'il s'agissait d'une blague que leur boss faisait en citant le nom de cette entreprise. Cependant, cette société existait bel et bien. Et surtout, elle était complètement légale. Elle était simplement gérée par des personnes de confiance, fidèles, et seuls quelques employés privilégiés pouvaient s'entretenir avec Monsieur Collins. Les autres étaient dans des locaux en ville, à la vue de tous. La Mano avait réussi à bâtir un petit royaume à l'insu de tout le monde et à asseoir son autorité. L'ensemble de la population de l'île craignait ses membres, à quelques exceptions près.
Charles Collins, Miguel Rodriguez de son vrai nom, avait instauré la peur de par son instabilité et son intelligence. Il était capable de planter un Shérif et son adjoint pour un mot plus haut que l'autre comme ces derniers l'avaient appris à leurs dépens. Et ce n'était que la partie émergée de l'iceberg. Il avait ouvertement manipulé le gouvernement et les flics au sein même du commissariat. Alors qu'il était convoqué pour répondre à des actes de la Mano, il avait assuré ses arrières en organisant une prise d'otages parfaitement gérée par ses « enfants ». Il avait également menacé le gouverneur adjoint, Mike Martin, de rendre publiques certaines informations sensibles le concernant. Notamment le fait qu'il ait proposé un contrat à la Mano. Contrat qui n'avait rien de très légal bien sûr... Finalement, il avait pu ressortir complètement blanchi des actes dont on accusait sa famille. Il avait même gagné plus que ce qu'il espérait. Techniquement, toutes les actions, du simple braquage à l'assassinat, qui auraient pu se produire ce soir-là, n'auraient abouti qu'à un non-lieu.
Son second, Pablo Lújan Arteaga, l'avait instaurée grâce à son attitude austère et à ses habitudes alimentaires douteuses. La légende urbaine du Cannibale s'était répandue comme une traînée de poudre. Surtout après que ses « repas » aient eu besoin d'une greffe de foie. Et encore, certaines victimes étaient passées sous silence. Comme Larry Kush, un ancien frère Mano et, indirectement, Alexeï. Moussa Diouf, le OG des Verts, avait offert son foie au cannibale qui l'avait dévoré devant lui. Pour ce qui était de Larry, il n'avait pas réussi à s'intégrer, et, avec du recul, certains pensaient même qu'ils avaient échoué à le guider et à le canaliser, poussant Pablo à lui arracher le cœur. Mais il n'y avait pas que ça... La réputation de sa Révolter camo/noire n'était plus à faire. Le BCSO la surnommait la « Punto blanche » après l'enlèvement de Saskia Abbing, ancienne chef du BE. La plaque d'immatriculation, 44IAL777, était gravée au fer rouge dans leurs mémoires et les sérigraphiées avaient tendance à fuir en la voyant arriver, de peur d'être percutées par le tank blindé qu'était cette berline. La nuit, tous feux éteints, l'apercevoir ne présageait rien de bon, surtout quand on savait qui la conduisait. Autant dans le nord que dans le sud. Elle pouvait ainsi faire penser à un requin rôdant autour de sa proie, attendant son heure pour frapper, ou à un démon tout droit sorti des Enfers...
D'autres commençaient à craindre un autre membre, le jugeant parfois même plus dangereux que les deux autres. Mike Ashman. En plus d'être un pilote hors pair, il s'agissait d'un homme très, très, bien informé. Il était au courant de presque tout ce qui se passait en ville et ce, en quelques minutes. Il avait développé son réseau d'informations dans l'ombre et n'hésitait pas à utiliser lesdites informations pour faire pression sur les bonnes personnes. Il n'avait eu qu'à se montrer avec une jeune femme, au bon moment et au bon endroit, pour atteindre psychologiquement un membre du Bureau d'Enquête. Voir sa petite amie dans la voiture d'un criminel notoire et potentiellement armé, dont le gang était une cible prioritaire pour le LSPD, l'avait marqué plus profondément que ce qu'il avait laissé paraître auprès de ses collègues. Il était devenu paranoïaque et possessif à l'extrême... Il en venait à vouloir contrôler les fréquentations de sa moitié, l'étouffant de plus en plus. Tout ça avait fini par briser le couple. Karl Mask avait été interné en hôpital psychiatrique sur le continent à cause de ses pensées suicidaires... L'impact que Mike avait eu sur lui avait également affecté son entourage, ne faisant qu'accentuer son influence et son emprise sur eux. Bien que cette histoire lui ait causé énormément de torts, cette femme voulait lui rester fidèle et mettait donc ses talents de comédienne à son service.
Les autres membres étaient un peu plus discrets, mais pouvaient s'avérer tout aussi dangereux, comme Hannibal Wyman, dont la spécialité était la torture. Un art selon lui. Art qu'il n'hésitait pas à exercer sur les personnes récalcitrantes en guise d'avertissement ou de punition. Tyler Smith, ancien membre des MR4, en avait fait les frais. Punis pour avoir déclenché un état d'urgence suite au vol des fusils à pompe de G6, empiétant ainsi indirectement sur le business de La Mano. Il ne pouvait plus parler correctement sans l'aide d'un dentier depuis qu'Hannibal s'était occupé de lui. Entre ses mains étaient également passés les frères Miller, Pascal Prigent, Albert Pakenstein qui se revendiquait comme étant « l'Albatros, le vrai criminel » et un autre acolyte. Il leur avait fait ingérer une pilule... Cette simple petite pilule, à l'apparence inoffensive, avait instillé un effroi qui les avait poussés à se rendre aux EMS pour prévenir d'un empoisonnement... La police n'avait aucun élément pour relier le Boucher aux actes de barbarie qu'il commettait et seules quelques anciennes petites mains avec qui il avait travaillé savaient à quel point il pouvait aimer « son travail »...
Les gangs de l'île n'étaient pas forcément satisfaits de la position de La Mano, mais tous s'accordaient sur le fait que cette organisation criminelle n'avait pas volée sa réputation. Seul le Cartel lui était supérieur et la guerre avec les Vagos les poussaient à le croire de plus en plus. Même en sous-effectif, La Mano avait prouvé de quoi elle était capable. Enlèvement, mutilation... Capable de riposter rapidement sans plus de préparation que nécessaire et d'utiliser les airs à leur avantage. Le résultat de cette confrontation était connu d'avance. Pourtant, suite à un piège, une décision aurait pu équilibrer la balance et corser les affrontements. Un choix avait été fait, bon ou mauvais, et, au lieu de récupérer des armes de gros calibres sur des membres de la famille et de partir rapidement, les Vagos avaient préféré rester pour d'obscures raisons. Des échanges de tirs avaient eu lieu entre eux et les forces de l'ordre arrivées sur place. Sur cette simple décision de rester, ils avaient perdu le bénéfice de leur action précédente et plus encore. Ils s'étaient retrouvés dépouillés de leurs armes, blessés et avaient eu droit à un passage en prison fédérale en plus des amendes à payer pour avoir abattu des agents.
Le dernier assaut effectué sur le quartier des Vagos avait été décisif. Il avait montré la puissance de frappe et l'ingéniosité tactique dont La Mano pouvait faire preuve quand la situation l'exigeait. Et elle ne l'avait pas montré qu'à ses adversaires. La police n'avait été que spectatrice ce soir-là, organisant un cordon de sécurité afin d'empêcher la population de s'approcher trop près de la fusillade. Elle avait même attendu un appel téléphonique pour intervenir et sécuriser les blessés... Le Commissaire Arkhel avait été forcé de reconnaître que son SWAT n'était pas prêt, pas assez entraîné ni assez soudé pour faire face aux gangs organisés comme l'était La Mano.
Le lendemain, alors que les Vagos étaient tous amochés, qu'ils peinaient à se déplacer, et que plusieurs étaient en fauteuils roulants, La Mano n'avait pas relâché la pression. Elle les avait surveillés, épiés... Elle s'était montrée, avait discuté avec leur chef, Xavier « Ice » Flinch, abattu à nouveau deux de ses hommes loin de chez eux... Il avait été forcé d'abdiquer et d'offrir un de leurs véhicules, une FMJ appartenant auparavant à Riot, à Miguel Rodriguez afin d'obtenir un cessez-le-feu temporaire, le temps de faire une proposition qui les épargnerait.
Les négociations étaient donc engagées. Si l'offre des Vagos n'était pas satisfaisante, la famille prendrait un malin plaisir à finir le travail et à les exterminer. Tous jusqu'au dernier, à coups d'Ak47 et de RPG. Ils avaient osé mentir à Miguel alors qu'il était amnésique, manquant de respect à Lenny Johnson, ancien chef des Vagos. Peut-être était-ce le facteur déclencheur qui lui avait fait retrouver la mémoire. Quoi qu'il en soit, ils payaient les conséquences de l'erreur de leur numéro 2. Et parce qu'ils avaient tiré sur ceux qu'elle aimait, la sentence serait mille fois méritée. Jade ressassait ses pensées haineuses envers ceux qu'ils appelaient depuis peu « les poussins ». Si elle le pouvait, elle les tuerait tous elle-même. Personne n'avait le droit de faire du mal à sa famille. Celle qui l'avait recueillie alors qu'elle n'était pas loin de plonger dans une dépression qui l'aurait conduite six pieds sous terre. Celle qui était devenue tout pour elle. Celle pour laquelle elle donnerait sa vie sans hésiter.
Ses frères et sœurs étaient actuellement tous à l'intérieur, en sécurité et au chaud dans leurs appartements respectifs, à vaquer à leurs occupations. Seuls Kim et Miguel s'offraient actuellement une soirée au bord de la piscine. Ils en avaient besoin tous les deux. Kim avait été très touchée par le fait que son mari ne se souvienne plus d'elle après son accident au Mont Chiliad alors qu'elle avait déjà attendu son réveil pendant six ans. Des gardes étaient tout de même affectés à leur sécurité. La discrétion était importante. D'une part pour laisser un semblant d'intimité au couple, et d'autre part pour éviter de se faire repérer par de potentiels espions. Turbo veillait également au grain, prêt à sauter à la gorge des intrus qui oseraient approcher ses maîtres.
Quant à Jade, elle avait laissé la chambre qu'elle aurait dû occuper à leur invité. Des travaux d'agrandissement devaient être faits sous peu pour pallier ce problème. Elle n'était pas à la rue pour autant. La porte de ses frères était toujours ouverte mais, en attendant, elle préférait passer ses nuits essentiellement à la belle étoile, prête à défendre la Villa avec les gardes. Il était rare qu'elle aille chez Mike, Hannibal et Tim qui occupaient une aile du bâtiment principal mais la présence du premier la rassurait. Elle possédait tout de même une maison sur la côte ouest de l'île qui servait de lieu de stockage pour contrer les éventuelles perquisitions. Cette possession faisait d'elle une priorité. Une des personnes à sécuriser à tout prix. Si elle était arrêtée, ne serait-ce que pour un excès de vitesse ou un braquage de supérette, il y avait un risque non négligeable que les forces de l'ordre découvrent le pot aux roses. Et ce qu'il y avait à l'intérieur de cette demeure... La quantité d'armes, de munitions et de gilets pare-balles était suffisante pour mettre la ville à feu et à sang s'ils le voulaient, ou pour tous les envoyer à l'ombre pour un bon moment. Ça ne l'empêchait pas pour autant de participer aux actions du groupe.
Les premières étoiles commençaient à apparaître et la chaleur des quelques rayons de soleil qui perçaient encore s'amenuisaient rapidement. D'ici quelques minutes la pénombre s'installerait, marquant le début d'une nouvelle nuit. Elle ferma les yeux et inspira profondément. Elle pouvait sentir l'humidité et la terre dans l'air ambiant. Les prochaines heures allaient être fraîches. Elle sortit son téléphone d'une des poches de sa veste et vérifia la météo prévue. De fortes probabilités de pluie... C'était la saison après tout, rien d'étonnant. L'hiver n'allait pas tarder à arriver et, avec lui, les premières gelées. Elle rangea l'appareil après avoir vérifié l'heure et soupira. Plusieurs fois, au cours des jours précédents, ses frères lui avaient demandé de lever le pied mais elle ne les avait pas écoutés. Encore une fois, elle ferait son devoir et se reposerait plus tard.
Elle se leva et alla respectueusement saluer Marc qui était assis à proximité, sur un canapé de jardin. Sa tablette en main, il vérifiait que le business tournait correctement, à l'abri des regards curieux. Son escorte personnelle allait arriver d'un instant à l'autre pour le raccompagner jusqu'à sa chambre. Il était un invité de marque et avait donc des privilèges à la hauteur de sa fonction d'envoyé du Cartel. En soit, il pouvait exiger tout ce qu'il voulait. Rien ne lui serait refusé.
- Est-ce que vous avez besoin de quelque chose Monsieur ? lui demanda-t-elle.
- Non, tu peux disposer, la congédia Marc.
- Bien Monsieur. Passez une bonne soirée.
Même pas un regard. Seulement un ton autoritaire. Le ton d'un homme qui n'avait pas pour habitude qu'on lui tienne tête. Elle ignorait sa position exacte dans la hiérarchie du Cartel mais, pour s'occuper de la branche sensible qu'était le trafic d'armes, il devait s'agir d'un homme de confiance, irréprochable et loyal. La Mano se devait donc d'avoir un comportement exemplaire pour ne pas faire honte à son employeur.
Elle tourna les talons et se dirigea vers les vestiaires, à côté de la salle de surveillance et du garage situés dans le sous-sol de la bâtisse. L'escalier n'était pas loin, seulement à quelques mètres derrière une porte en acajou flammé. Elle longea le mur à sa droite, le claquement de ses talons résonnant sur le sol pavé de la pergola en bois, et passa à côté d'une table ronde et de trois chaises en osier. Elle aimait s'y installer pour manger avec Hannibal et discuter avec les autres membres de sa famille. C'était toujours des moments conviviaux. Même quand Pablo était là et qu'ils étaient un peu plus disciplinés en sa présence. Pas parce qu'il amenait un quelconque malaise. Au contraire. Mike et Pablo avaient développé une relation fraternelle qui pouvait ne pas être bien vue des gens de l'extérieur. Celle d'un petit frère taquin et d'un grand frère qui lui rendait bien, bien que dans les faits Mike était plus vieux que Pablo de presque six ans.
En dehors de la famille, les médecins étaient les premiers à s'être aperçus de cette relation, même s'ils n'en voyaient que les conséquences. Les quelques fois où Mike était admis à l'hôpital, pour un nez cassé ou une pommette fracturée par un soi-disant « coups de soleil », ils savaient très bien que Pablo l'avait frappé avec son poing américain et qu'ils devaient garder le silence sous peine de recevoir une visite peu amicale. Encore une fois...
Les fuites d'informations vers le département de police étaient fréquentes. Une de ces fuites avait eu de lourdes conséquences d'ailleurs. Martin Linch, l'assistant de direction et communication, avait reçu un coup de couteau papillon dans l'abdomen lors du passage de Miguel au Bay Care Center, l'antenne nord des EMS. Le BCSO était arrivé sur les lieux en quelques secondes, mais, en sous-nombre face à La Mano, les agents n'avaient pas eu d'autres choix que de partir.
Pour punir le fait d'avoir donné l'alerte sur la fréquence radio interservices, le gang était redescendu dans le sud. Au Pillbox Hill Médical Center, la directrice adjointe, Anna Maneki, avait été prise à part dans le hall et braquée par Mike, qu'elle considérait jusque-là comme un ami, et Carmen Cortès, une interne terrifiée par le cannibale et son tatouage, s'était retrouvée en larmes face à Miguel. Une leçon avait été donnée et elle commençait à être assimilée. La peur était une arme puissante et les médecins avaient compris qu'ils ne devaient pas parler de la Mano... Qu'ils devaient rester neutres. En échange, La Mano avait fait la promesse de ne pas s'en prendre à eux, ce qui avait toujours été le cas jusqu'à ce qu'il y en ai un d'un peu trop bavard.
Elle dépassa les différentes plantes en pot qui délimitaient l'entrée de l'aile droite et, alors qu'elle contournait l'avancée de la cage d'escalier, la porte devant laquelle elle venait de passer s'ouvrît. Elle voulut continuer sa route malgré tout, mais une voix familière l'en empêcha :
- Tu t'arrêtes jamais ?
- Je pourrais dire la même chose de toi, rétorqua-t-elle en se retournant pour faire face au jeune homme brun adossé contre le battant.
Il était habillé d'un pantalon de smoking noir, d'une chemise blanche à manches longues avec une cravate noire ainsi que d'un gilet, noir également. Il portait un holster d'épaule, son calibre 9 logé à l'intérieur. Il ne lui manquait que le manteau blanc à fourrure noire qui lui permettait de le cacher et les Oxford blanches pour compléter la tenue réglementaire de la Mano pour les saisons froides. Ce n'était pas celle qu'il appréciait le plus, préférant le jean et les manches retroussées jusqu'aux coudes qui lui laissaient une plus grande liberté de mouvements en plus d'exposer ses tatouages, mais il restait fier de porter l'uniforme. Il était rasé de près, laissant l'araignée qui avait pris place sur sa joue gauche bien visible. Il avait le crâne rasé à blanc, sauf sur le dessus où il avait encore une longueur d'environ trois centimètres qu'il lissait vers l'arrière grâce à une cire. Son visage était plutôt inexpressif. Cela empêchait quiconque de savoir à quoi il pouvait penser, à moins de le connaître. L'intonation de sa voix donnait des indices, et en même temps... Il restait assez secret. Un véritable mystère que Jade s'efforçait de décrypter jour après jour. Elle savait que, si Mike laissait libre-cours à ses pulsions meurtrières, il serait capable de tuer quelqu'un sur un coup de tête, rien que pour voir la peur dans les yeux de sa victime et, surtout, sentir littéralement le cœur de cette dernière battre dans le creux de sa main avant de le broyer. Contrairement à Hannibal, il aimait torturer pour tuer. Son passé l'avait forgé ainsi...
Dans certaines situations, il avait une lueur malicieuse qui brillait dans ses yeux verts et un sourire accroché aux lèvres. Selon son interlocuteur, ce même sourire pouvait soit rassurer, soit mettre mal à l'aise. Quand les gens le rencontraient, il se montrait sympathique, rieur... Ce n'était qu'un masque qu'il revêtait pour mieux attirer ses proies. Et s'il portait des vêtements pour passer inaperçu, alors ils étaient loin de se douter de qui était en face d'eux. Il avait appris à observer et à avoir les réactions qu'on attendait de lui. C'était sa manière d'être mais il se servait de sa soi-disant bonne humeur comme d'un piège. À l'image de l'arachnide, il tissait une toile et y attirait ses victimes. Les hommes lui donnaient des informations contre de l'argent. Les femmes lui en donnaient également, pas forcément motivées par l'appât du gain, mais parce qu'il avait un charisme qui faisait qu'il plaisait à la gente féminine. Il s'amusait à collectionner tous ses « poulains » et à les voir se mettre des bâtons dans les roues sans que ceux-ci sachent qu'ils travaillaient tous pour la même personne. C'était un jeu pour lui. Un jeu dans lequel il excellait.
Pour Jade, Mike était plus que ça, plus qu'un manipulateur charismatique. Il était son grand frère, son ami, son confident. Tout comme elle suivrait aveuglément Miguel et Pablo, elle suivrait Mike de la même manière. Malgré ça, il était sans doute le seul capable de la faire complètement sombrer dans la folie s'il venait à disparaître. De son côté, il lui portait une attention particulière. Elle était la petite sœur à protéger, la première personne à s'être intéressée à son passé et à lui. Il avait beau ne pas ressentir d'émotion, il découvrait les liens familiaux et leurs importances. Il serait capable des pires atrocités pour protéger celui qu'il considérait désormais comme un père et ceux qui étaient devenus ses frères et sœurs. En attendant il était là, face à elle, et il attendait.
- J'ai encore du travail, poursuivit-elle.
- Il y a des gardes pour ça, répliqua-t-il instantanément.
- Mais... Bon, d'accord, soupira-t-elle en comprenant rapidement qu'elle ne gagnerait pas ce combat avec lui. On va faire un tour?
- Bien tenté, mais non.
Un court silence s'installa entre eux. Mike avait l'air déterminé et Jade semblait méfiante. Elle avait conscience qu'il prenait ce temps pour l'analyser. Rien ne lui échappait, ou presque. Il remarquerait vite qu'elle n'était pas au meilleur de sa forme. Elle s'appuyait bien plus sur sa jambe droite que d'ordinaire. Les hématomes, dus aux différents chocs qu'elle avait subis dans les voitures, s'estompaient rapidement mais elle ressentait encore les courbatures à chaque pas.
- Viens dormir à l'appart ce soir.
- Tu sais que je préfère dormir dehors.
- Ouais, mais là... je te laisse pas vraiment le choix.
- Ah ! Tu veux qu'on se goume ? demanda-t-elle en esquissant un sourire.
- Mais non ! Je veux pas qu'on se goume ! répondit-il, apparemment amusé par la vigueur de sa camarade. Plus tard si tu veux, mais pas maintenant. Quand on sera tous en meilleure forme.
Jade soutient son regard, cherchant une échappatoire qu'elle savait pertinemment qu'il ne lui laisserait pas. Il rouvrit la porte et lui fit un signe de tête pour l'inviter à entrer la première. Elle s'exécuta, bien que réticente à l'idée de dormir à l'intérieur ce soir. Elle ne voulait pas lui faire de mal, même par inadvertance. Elle s'en voudrait si ça arrivait. Les terreurs nocturnes et le somnambulisme dont elle était fréquemment victime lui faisaient parfois faire des choses dont elle n'avait pas conscience avant le lendemain. Il lui était déjà arrivé d'attacher ses anciens collègues et avait peur de recommencer, voire de faire pire. Que se passerait-il si elle attaquait un de ses frères dans son sommeil ? Elle ne se le pardonnerait jamais et perdrait leur confiance...
En entrant chez Mike, on se rendait compte que quelqu'un d'assez maniaque vivait ici. Chaque chose était à sa place. Rien que dans le vestibule, les clés de voitures étaient accrochées au mur de gauche et rangées par propriétaire. Les chaussures étaient soigneusement disposées dans le placard à droite de l'entrée avec un espace dédié aux invités. Même chose pour les manteaux. Elle retira sa veste et ses bottines qu'elle rangea pendant que Mike verrouillait la porte derrière lui. Il en profita pour taper un code sur un petit boîtier afin d'activer le système de sécurité. Ils n'avaient pas lésiné sur les moyens investis afin de protéger les occupants et, accessoirement, le matériel. Si, alors que tout le monde dormait, quelqu'un tentait d'entrer, il trouverait porte close. Et dans le cas où la porte serait forcée, alors l'appartement deviendrait une forteresse et une alerte serait envoyée à tous les membres et aux gardes.
Elle se dirigea au bout du couloir, Mike sur ses talons. L'immense séjour qu'elle avait devant elle était le cœur de l'appartement. Le parquet en chêne noir contrastait avec les murs immaculés. Un tapis tout aussi blanc prenait place sous les trois canapés en cuir noir formant un U et disposés autour de la table basse de couleur identique. Un petit Jardin Zen en marbre, agrémenté de décorations, et entouré de petites plantes grasses prônait au centre de celle-ci. Elle savait que les magazines étaient rangés dans les tiroirs de la table, avec les télécommandes, tout comme elle savait qu'un pistolet ou deux étaient cachés dans un compartiment secret.
En face se trouvait un écran plat mural ainsi que des consoles de jeux vidéo installées sur le meuble télé en dessous. Plusieurs plantes vertes étaient disposées dans la pièce, apportant une touche de couleur. Derrière les canapés, une grande bibliothèque, aussi sombre que le sol, occupait un large espace. Beaucoup de livres étaient disposés sur les étagères. Il y avait aussi quelques objets fragiles, des collections de disques, des films... Plusieurs fois elle l'avait parcourue, cherchant son bonheur. Il y avait quelques photos de bons moments passés tous ensemble... Des souvenirs qu'elle considérait précieux.
La première que l'on voyait avait été prise en plein été, peu de temps après avoir emménagé. Ils étaient réunis au niveau de la piscine, les garçons dans l'eau et les filles sur les transats. Ils profitaient de la chaleur et du beau temps, appréciant simplement le fait d'être en famille. Une autre avait été prise courant Octobre par Ben Riggs, un garagiste, informateur de la Mano et ancien collègue de travail de Jade au Benny's. Sur celle-ci, ils étaient à leur précédent quartier, stationnés en épis sur le parking central et assis en tailleur sur leur voiture. Tout le monde n'était pas présent mais, ce jour-là, ils avaient eu besoin de changer leur quotidien, de s'éloigner du travail et de passer du temps entre enfants de La Mano. Ils venaient de perdre leur frère, Lenny Dalton, rongé par la maladie. Comme une sorte d'hommage, ils s'étaient donc habillés en rose et avaient changé la couleur de plusieurs de leurs véhicules personnels pour un magnifique mauve nocturne embelli par un nacrage fushia, des phares et néons « rose poney » au Benny's.
Justement, à côté se trouvait la photo de Lenny et Aria en train de couper leur gâteau de mariage. Ce soir-là, alors que ses forces le quittaient de plus en plus, qu'il avait enchaîné plusieurs malaises au cours des dernières heures, Miguel avait accompli sa dernière volonté... Lenny était parti debout, heureux, entouré des gens qu'il aimait. Très bientôt, il serait enterré sous les branches du vieux chêne, comme il en avait fait la demande. La cérémonie se ferait en petit comité. La Mano, Théo Filalo, que tout le monde appelait « Papy » et Ben. Même dans la mort, il voulait rester proche de sa famille... Les cendres d'Ice-T, l'ex petit-ami de Jade, seraient répandues autour de la tombe également, même si lui avait préféré partir loin, en Russie, que certains avaient pris cette décision comme une trahison, doutant par la même occasion de son état de santé jusqu'à voter son exclusion à la majorité.
Pour ce qui était du reste de la pièce, les murs étaient épurés. D'épais doubles rideaux gris anthracite obstruaient la vue donnant sur le jardin à l'arrière, tout en laissant entrer la lumière du soleil la journée. De cette manière, ni les employés, ni leurs ennemis, ni les possibles officiers en planque ne pouvaient voir à l'intérieur de l'habitation. Sur la gauche, en sortant du couloir, se trouvait une cuisine américaine toute équipée, ouverte sur le séjour et séparée de celui-ci et de la partie salle à manger par un comptoir auquel on pouvait s'asseoir. L'îlot central permettait de préparer des plats à plusieurs. C'était ainsi plus convivial. Comme lorsque qu'Hannibal faisait ses cookies. L'odeur dégagée par la cuisson attirait tout le monde si la fenêtre donnant sur le pédiluve était ouverte. Celle-ci permettait d'ailleurs d'avoir un œil directement sur les allées et venues du personnel, des membres et des invités.
Côté salle à manger, sous la table qui pouvait accueillir jusqu'à 12 convives se trouvait une trappe parfaitement camouflée dans le parquet. Tellement bien camouflée que lors de la dernière perquisition, la police ne l'avait pas trouvée. L'armurerie en surface, cachée derrière une bibliothèque plus petite que celle du salon, servait de leurre. Ils y stockaient quelques affaires comme les armes blanches, les jerricanes d'essence et les pistolets de combat dits légaux et que tout le monde pouvait se procurer facilement. La drogue, les objets de recels comme les sacs récupérés lors des braquages de supérettes ou de banques, mais aussi les Uzis et autres armes du même calibre étaient, quant à eux, sous leurs pieds. Le plus gros de leur armement était chez Jade, sorti uniquement en cas de grosse opération.
- Tu as faim ? lui demanda Mike en allant ouvrir la porte du réfrigérateur.
- Pas vraiment non, mais merci.
Elle s'accouda au comptoir et le regarda sortir divers ingrédients des placards pour faire un sandwich.
- Tu vas m'expliquer ?
- Expliquer quoi ?
Mike soupira en retirant ses gants en cuir. Il semblait contrarié tandis qu'il se retournait pour aller se laver les mains. Il les sécha avant de sortir un couteau du tiroir qu'il déposa sur le plan de travail. Les mains libres, il s'appuya sur l'îlot tout en la fixant. Allait-il lui faire des reproches ? Avait-elle fait quelque chose qu'elle n'aurait pas dû ? Elle se posait beaucoup de questions bien qu'elles ne soient pas forcément légitimes. Avoir trop souvent été comparée à son père, militaire de carrière, avait laissé des séquelles indélébiles dans le cœur de Jade. Actuellement, le regard indéchiffrable mais perçant de Mike n'arrangeait pas les choses. Il ne s'était jamais montré réellement agressif envers elle, là n'était pas la question. Jade savait qu'il ne s'en prendrait pas à elle. Du moins, pas sans raison valable, comme une trahison. Ce qui n'arriverait pas. Elle était bien trop reconnaissante et fidèle à la Mano pour leur tourner le dos. Elle était même prête à faire don de son corps pour encaisser les balles à la place des autres. En fait, elle n'arrivait tout simplement pas à connaître le fond des pensées de Mike quand il se montrait aussi peu bavard. Elle ne pouvait qu'attendre qu'il s'exprime, ce qui arriva au bout de plusieurs secondes interminables :
- Tu as toujours mal, non ?
Plus qu'une question, c'était une affirmation. Du moins, de son point de vue à elle. Il savait qu'elle souffrait toujours. Ça ne devrait même pas l'étonner. Elle avait déjà prévu le fait qu'il s'en rende compte. Mais si vite ? Mike la surprendra toujours. Ça ne servirait à rien de le nier, ni d'essayer d'esquiver cette conversation. Ils l'auraient de toute manière.
- Ça va passer, tenta-t-elle en sachant pertinemment qu'il ne serait pas dupe.
- Ne mens pas Jade... Pas à moi, dit-il doucement mais sur un ton autoritaire en reprenant sa préparation. Ça se voit, alors pourquoi ne pas l'admettre ? Ton holster de cuisse est moins serré que d'habitude. Tu boites légèrement. Tu ne restes pas debout longtemps non plus car tu as sans doute besoin de t'asseoir pour éviter de trop solliciter ta jambe. Et enfin, le dernier détail. Tu n'as pas fait ton footing matinal, énuméra-t-il dans le plus grand des calmes.
- Eh beh... On dirait que tu m'as bien observée.
- T'es ma petite sœur, non ?
C'était une question innocente, mais qui en disait long sur leur relation. Ça lui réchauffait le cœur et la confortait dans l'idée qu'elle avait fait le bon choix d'accepter la proposition de Miguel de les rejoindre... Elle fait le tour du comptoir dans le but de se rapprocher de lui et s'assit sur une chaise.
- Bien sûr que oui, affirma-t-elle d'une voix plus douce en esquissant un sourire. Et toi, tu es mon grand frère.
- Alors c'est normal que je fasse attention à toi.
- Tu devrais faire autant attention à toi qu'aux autres, le gronda-t-elle, son regard déviant vers les endroits où elle savait qu'il avait des bandages. Comment vont tes blessures ?
- Bien.
- Ton épaule ne te fait pas souffrir ? insista-t-elle.
- C'est supportable.
- Il est vrai ce mensonge ? Tu veux me faire croire que le recul de l'Ak n'a pas appuyé sur tes points ? Ou même que ton holster ne te gêne pas ?
- Hum...
- C'est pas une réponse. Je sais que tu as une plus grande résistance à la douleur que la plupart des gens mais... C'est pas parce que tu la supportes mieux que tu dois te négliger.
- Je fais attention, lui assura-t-il en commençant à ranger ce qu'il avait sorti.
Mike nettoya le plan de travail et mit le couteau dans le lave-vaisselle avant de pousser l'assiette vers elle. Jade comprit tout de suite ce qu'il voulait. Il attendait patiemment, les bras croisés, qu'elle se nourrisse.
- Mike... soupira-t-elle.
- Mange. Je t'aiderai avec ta blessure quand tu auras pris une douche.
- Tu m'énerves...
Il avait ce don de l'agacer et de l'amuser en même temps. Cependant, elle fit ce qu'il lui avait demandé. Ou plutôt, ordonné. Elle se saisit du sandwich et le porta à ses lèvres sous une paire d'yeux verts scrutateurs.
- Tim va bien ? se renseigna-t-elle entre deux bouchées.
- Ouais, il dort. Les médocs l'ont un peu assommés.
Jade soupira de soulagement et continua de se restaurer tout en discutant.
- Tant mieux alors. Jim aussi est complètement shooté. Il a passé la journée au lit.
- Bah ouais, mais en même temps... ils l'ont un peu cherché hein, commença-t-il en prenant de quoi boire. Ils se sont trop exposés à un moment et ça n'a pas loupé. De toute façon, c'était quasiment impossible qu'on s'en sorte tous sans aucune égratignure.
- Du coup ! Est-ce qu'on peut dire que ça s'est miraculeusement bien passé ?
- Non, la contredit Mike immédiatement.
Il sortit deux verres du placard et les remplit. De l'eau pour elle, un Rhum pour lui. Il déposa le premier devant son assiette et se saisit du sien avant de venir s'appuyer contre l'îlot, à côté d'elle.
- C'était pas un miracle, reprit-il en profitant de sa boisson. Bizarrement, pour les grosses opérations, on arrive à bien se synchroniser et on fait du bon travail. Pablo et Miguel ont donné des ordres clairs. C'était pas le bordel en radio pour une fois. Même si un Call pour prévenir du tir de RPG à travers la rue aurait été appréciable. Enfin bref... L'encerclement et l'avancée étaient clean. La couverture de l'hélico, pareil. Aria et toi avez pu nous donner leurs positions et surtout, vous avez concentré une grosse partie de leur attention, expliqua-t-il calmement.
- C'est pas faux... concéda-t-elle après un instant de réflexion. Celui sur les toits. Il a tenté de nous tirer dessus plusieurs fois mais nous étions trop loin pour qu'il puisse nous toucher. Juste... Le moment où j'ai dû nous rapprocher pour qu'Aria puisse tirer était le plus risqué je pense... Qu'elle ait la portée, c'est une chose mais ça marche dans les deux sens. S'ils avaient abattu Aria ou moi... Et s'ils avaient été mieux armés...
- Je t'arrête tout de suite, la coupa-t-il en reposant son verre désormais vide. S'ils vous avaient abattues, je peux te jurer que leur mort aurait été lente et douloureuse. Miguel, Pablo... nous tous. Personne n'aurait laissé passer ça. Et s'ils avaient été mieux armés, on n'aurait pas agi de la même manière. Au final, le plus important à retenir, c'est que c'est terminé. On a gagné. On a montré à tout le monde de quoi on est capable. Il est temps qu'on nous prenne réellement au sérieux. Quand on fait une promesse, on la tient. On les a mis plus bas que terre et Miguel a été... Euh...
Mike était concentré, les bras croisés, la tête penchée vers l'arrière et les yeux fermés, pour trouver le qualificatif approprié. Pendant ce temps, Jade finit son repas et se leva pour mettre l'assiette dans le lave-vaisselle. Elle récupéra les deux verres et les y déposa également. Elle referma la porte de la machine et la mit en route avant de retourner se placer devant lui.
- Miséricordieux ? proposa-t-elle.
- Non. J'irai pas jusque-là, répondit-il en passant une main dans ses cheveux. Miguel a été... généreux ? On les a laissé en vie. Amochés, mais en vie. Il a tendu une main à Ice, alors que j'ai tranché celle de Tom d'ailleurs... s'esclaffa-t-il à l'évocation de ce souvenir. Si Ice n'était pas plus intelligent que ses sbires, on serait en train de les traquer, de les débusquer et de les tuer ! On aurait rasé leur quartier. Qu'ils s'estiment heureux.
- Avoue-le. Tu aurais aimé que ça se passe comme ça. Qu'ils refusent et qu'on se mette en chasse...
- Ça rajoute du challenge. C'est cool, dit-il avec un sourire énigmatique qu'il arborait uniquement quand il était question de faire couler du sang.
« C'est cool ». Du Mike tout craché. Dès qu'il s'agissait de tirer sur les flics, de braquer une banque, de faire des courses-poursuites ou de planter quelqu'un, il disait ça. Une poussée d'adrénaline. Peut-être une façon, pour lui, de se sentir vivant ? Jade n'avait pas la réponse, et elle ne l'aurait sans doute jamais. Ça ne la dérangeait pas pour autant. Tant qu'il allait bien...
- Bon ! reprit-il soudainement en lui faisant faire volte-face et en faisant mine de la pousser en direction de sa chambre. Allez, à la douche là !
- Ah ouais, d'accord ! Dis que je pue aussi !
- Bah...
Elle se retourna et lui frappa son épaule valide.
- Fais gaffe ! Je vais vraiment finir par te goumer ! le mit-elle en garde.
- Rappelle-moi combien de fois tu me l'as déjà dit ?
- Hum hum.
- Hum hum, répéta-t-il en se retenant de rire.
Elle resta plantée devant lui, les bras croisés. Elle essayait de paraître fâchée contre lui mais ça ne fonctionnait pas très bien. Il semblait plus enclin à s'amuser de la situation qu'à craindre sa réaction.
- Allez là ! s'esclaffa-t-il. Va te doucher !
Mike la saisit par les épaules et la fit pivoter en douceur avant de la pousser à nouveau vers sa chambre. Elle se laissa faire. De toute façon, si elle résistait, il y avait de fortes chances pour que sa douleur à la cuisse empire. Et puis, ce n'était que des chamailleries... Les instants comme celui-ci, Jade voulait les graver dans sa mémoire et les chérir.
Bien qu'elle connaisse déjà le chemin, Mike la guida vers sa chambre. Ils ignoraient la cage d'escalier menant au parking souterrain et à l'étage où se trouvaient celles d'Hannibal et Tim. Leur destination était la porte située quelques mètres plus loin.
La chambre de Mike n'avait rien d'extraordinaire. Elle était plutôt grande mais la décoration restait simple, à l'image du reste de l'appartement. Il y avait un lit entre la porte menant à la salle de bain attenante et celle par laquelle ils étaient entrés avec, juste à côté, une table de nuit ainsi qu'un radio-réveil et une lampe de chevet. Un meuble télé se trouvait juste en face, une commode et un dressing le long du mur, sous la grande fenêtre, et, enfin, un bureau d'angle à gauche. Un ordinateur portable était posé dessus, ainsi que plusieurs dossiers et classeurs. Ceux-ci ne comportaient essentiellement que des chiffres, des tableaux de statistiques... Toutes les données les plus sensibles étaient ailleurs. Où ? Jade ne le savait pas. Le cloisonnement de l'information...
En regardant la chambre, on remarquait une chose. La seule touche personnelle était sa collection. Et quelle collection... Plusieurs couteaux de chasse parfaitement aiguisés, de tailles et de formes différentes, allant du plus simple au plus complexe, étaient exposés sur les meubles ou accrochés aux murs... C'était d'ailleurs une de ses armes de prédilection, avec la hachette. Et, le connaissant, personne n'était étonné de savoir qu'il cachait des lames un peu partout. Rien que sur lui, il en avait constamment un. Il aurait pu le remplacer par un cran d'arrêt, plus discret, mais rien n'y faisait. C'était le couteau de chasse et pas une autre lame. Jade s'approcha du meuble télé pour contempler sa nouvelle acquisition. La lame avait l'air tranchante à souhait, mortelle même. C'était le genre à se planter aisément dans un corps et à arracher les boyaux si on essayait de l'extraire. L'arme parfaite pour un chasseur... ou un tueur en série peut-être ?
Dans son dos, elle entendit son « grand frère » faire quelques pas et s'immobiliser. Elle se retourna juste assez pour le regarder du coin de l'œil. Mike ouvrit un tiroir et en sortit quelques vêtements qu'elle avait laissés ici. Il les lui donna puis, après l'avoir remercié, Jade entra dans la salle de bain. Celle-ci était plutôt luxueuse, de son point de vue en tout cas. Le sol était carrelé avec un effet de marbre blanc, tout comme trois des quatres murs. En pleine journée, la lumière du soleil inondait la pièce et, la nuit, l'artificielle prenait le relais. Le dernier mur, celui de gauche, soutenant le miroir et le lavabo, ainsi que le plafond étaient beaucoup plus sombres, plus proches de l'ardoise. Son regard se balada sur le reste de la pièce. Une douche italienne ainsi qu'une baignoire avaient été installées. Les deux pouvaient accueillir d'une à trois personnes chacune. Pratique en cas de blessé s'il fallait nettoyer tout le sang et que la personne n'était pas en mesure de le faire seule. Comme Hannibal, ce fameux soir de fusillade en Septembre. Ce soir où nombre de policiers avaient entrevu une partie de ce que La Mano pouvait faire si l'on s'en prenait à eux.
L'armoire à pharmacie était pleine à craquer d'antidouleurs, d'antibiotiques, de pommades et de bandages pour parer à toute éventualité. Plus d'une fois, sa formation militaire l'avait poussée à appliquer les premiers soins en attendant les ambulanciers... Cependant, elle n'était pas capable de rafistoler quelqu'un, même grossièrement. Seule Aria y arrivait, bien qu'à plus petite échelle depuis qu'elle n'avait plus accès au matériel médical de l'hôpital. Elle avait tout de même réussi à maintenir Pablo en vie et à le stabiliser après qu'elle et Kim l'aient extrait de celui-ci suite à l'évasion de Miguel. Hannibal pourrait sans doute faire des points de suture également mais, clairement, son but n'était pas de soigner.
D'ailleurs, quand elle y pensait... Cette soirée-là... Celle où ils avaient quasiment tous fini en prison et que Pablo et Jade avaient réussi à faire évader Miguel... Cette soirée lui avait laissé un goût amer. Elle avait réussi et failli. Réussi à libérer leur père adoptif, mais failli à protéger un de ses frères. Et pas n'importe lequel... Il n'y avait aucun lien de sang entre eux mais elle lui vouait une affection particulière. Est-ce qu'elle lui avouerait un jour ? Peut-être, peut-être pas. En attendant, ayant catégoriquement refusé d'être largué dans l'océan afin qu'il puisse s'échapper seul, elle avait dû opérer un atterrissage d'urgence à l'aéroport du sud par manque de kérosène. Elle s'était fait abattre quelques secondes plus tard, sur le tarmac. Ce que Jade en avait retenu, c'était qu'elle n'avait pas pu protéger Pablo. Il s'était fait neutraliser lui aussi et, pour ça, elle s'en voulait. Sa seule consolation était qu'il avait fallu les deux hélicoptères des forces de l'ordre pour ne pas la perdre. De ça, elle en retirait une certaine fierté. Hector et Condor avaient dû s'allier pour dominer les airs. Deux contre un. Pour Jade, ce n'était que partie remise et déjà une victoire en soit. Un jour, elle leur ferait mordre la poussière à tous les deux.
Le miroir au-dessus des vasques lui renvoya son reflet. Elle ne payait pas de mine, vraiment. Ses traits étaient tirés et des mèches de cheveux s'étaient échappées de sa queue-de-cheval. Et ne parlons pas du maquillage qui laissait à désirer. Elle posa les vêtements sur le meuble et se démaquilla avant de faire couler l'eau de la douche. Elle retira son holster de cuisse et se déshabilla, faisant attention à ses gestes et à ce que le tissu n'arrache pas le pansement qui protégeait les fils. Quant aux ecchymoses... Son dos, ses flancs... Enfin, c'était plutôt son corps entier qui en était couvert. Les différents accidents et pits avaient fait leur œuvre. Tout ce qu'elle pouvait faire était d'appliquer de la crème et attendre qu'elles disparaissent. Par réflexe, elle suspendit le holster au crochet qui se trouvait non loin, de sorte à pouvoir saisir son arme en cas de danger, même sous la douche. Une habitude qu'elle avait prise durant sa carrière militaire... Elle y accrocha également deux serviettes, une grande et une plus petite, trouvées dans le placard puis relâcha ses cheveux et se glissa sous le jet.
L'eau chaude lui fît le plus grand bien. Ses muscles, éprouvés par la tension et les blessures, s'étaient détendus grâce à la chaleur. Elle se sentait plus apaisée. Plus sereine. Elle enroula ses cheveux dans la petite serviette pour éviter de mettre de l'eau partout puis entreprit de se sécher. Une nouvelle fois, elle examina son corps. Ou plutôt, ses tatouages, géométriques et complexes, et ce qu'ils cachaient. Notamment celui recouvrant son bas-ventre. Jamais elle n'oublierait... Jamais elle n'oublierait ce qu'elle avait perdu. Elle posa sa main droite dessus avec une pointe de regrets. C'était trop tard. On lui avait retiré le droit de choisir et rien ne pourra changer ça. La stérilité ne lui permettrait pas d'avoir d'enfant. Seule l'adoption pouvait remédier à ça. Et encore... Qui accorderait cette solution à une criminelle ? Personne. Elle était donc résignée. Même si l'homme dont elle était amoureuse lui rendait un jour ses sentiments, elle ne pourrait jamais lui offrir de descendance. Elle ne pourrait jamais voir ses prunelles, claires et troublantes, sur un poupon...
Jade ferma les yeux et ravala les larmes qui risquaient de rouler sur ses joues. Elle ne devait pas pleurer. Elle devait enfermer sa douleur dans une boîte et jeter la clé pour ne jamais la rouvrir. Le passé était le passé... Elle devait faire son deuil. Tourner définitivement la page et se concentrer sur sa vie actuelle et future, mais aussi sur sa famille. Elle se rhabilla donc avec les vêtements que Mike lui avait donnés. Un croc top blanc qu'elle avait l'habitude de mettre pour se détendre et un short assez ample pour ne pas compresser ses points. L'encre noire recouvrant le reste de la peau nue de son buste et de ses bras laissait l'impression qu'elle ne l'était pas. Elle ferait peut-être tatouer ses jambes, à l'occasion...
- Jade ? entendit-elle Mike l'appeler à travers la porte.
- Une seconde ! J'ai bientôt fini. J'arrive.
Silence. Elle n'entendait plus rien dans la pièce à côté. Était-il toujours derrière la porte ou s'était-il éloigné ? N'ayant pas de réponses à ces questions, elle haussa les épaules et s'affaira. Elle se sécha les cheveux et les rattacha au moment où Mike entrait, sans demander l'autorisation, la faisant sursauter. Il observa la peau de Jade en fronçant les sourcils. Ce genre d'examen ne la gênait plus depuis un moment déjà et, de toute façon, Mike n'était pas du genre à mater. Le sexe ne l'intéressait pas. Ou alors, il le cachait très bien. Quoi qu'il en soit, une chose était certaine. Il s'imposait des barrières. L'une d'elles, concernant la violence, dont il pouvait faire preuve notamment, était très claire : pas la famille. Sans lui adresser un mot, il alla vers l'armoire à pharmacie et en sortit des bandages, du coton, de la crème et du désinfectant qu'il posa sur la commode derrière elle. Il lui fit signe d'approcher mais, une fois près de lui, il se retourna subitement et la saisit par la taille. Il la souleva et la fît asseoir sur le meuble.
- Mike ! s'écria-t-elle sans avoir eu le temps de réagir pour l'esquiver, ayant d'abord cru qu'il s'agissait d'une étreinte, aussi improbable que cela puisse être venant de lui. Ton épaule !
Inquiète, Jade le fixait à la recherche d'une quelconque tâche de sang susceptible de fleurir sur ses vêtements. Le veston sombre et le holster ne lui permettraient pas de voir grand chose, mais elle devait s'assurer qu'il n'avait pas aggravé son état.
- Je vais m'occuper de ta cuisse, ne bouge pas, lui intima-t-il, coupant court à ses pensées.
- Mike !
Sourd à son appel et alors qu'il allait s'emparer de la poignée du tiroir, elle attrapa son visage dans ses mains et l'obligea à la regarder.
- Mike... Fais attention, s'il te plaît...
Il expira bruyamment mais finit par hocher la tête. Elle passa ses mains dans sa nuque et le força à se rapprocher d'elle. Mike dût se glisser entre ses cuisses pour se plier à sa volonté. Rien de sexuel, ils le savaient tous les deux mais, ainsi, ils étaient quasiment à la même hauteur. Lui n'en avait peut-être pas besoin mais elle si, et dans un cas comme celui-là, il l'acceptait sans mal. Elle ferma les yeux et se blottit contre lui, joue contre joue. Il passa ses bras dans le dos de Jade et la serra. Un câlin. Rien qu'un câlin qui signifiait énormément pour elle. Elle n'était pas seule. Elle sentait un cœur, autre que le sien, battre contre sa poitrine. Elle sentait la chaleur de son corps, l'odeur de son eau de Cologne, et ça n'avait pas de prix. Mike était en vie. Elle aussi. Il avait survécu à toutes ses blessures malgré les embuscades, à la borne électrique et devant la villa. Il était son ancre, sa « petite cuillère » comme elle aimait l'appeler, son confident, son conseiller... Son grand frère.
- Tu m'as fais peur... souffla-t-elle à son oreille sans pour autant rouvrir les yeux.
- Comment ça ? l'interrogea-t-il d'une voix aussi basse que la sienne.
- À l'hôpital... commença-t-elle à lui expliquer. Dans la salle commune où ils nous avaient tous parqués. Tu étais allongé sur le lit, mais tu répondais pas... Tes vêtements étaient en lambeaux. Les docs avaient dû les découper, je sais pas... Toujours est-il que je t'ai vu. Tu étais couvert de sang... Y'en avait tellement.
- Comme tout le monde ! Je n'ai pas été le seul blessé.
- Hum... acquiesça-t-elle avant de se répéter faiblement. Sauf que tu répondais pas...
Mike se dégagea de l'étreinte de Jade mais, à son tour, saisit son visage entre ses mains et la força à lever les yeux vers lui. Elle s'accrocha à son veston. Tant pis si elle le froissait, elle avait juste besoin d'être rassurée, comme une enfant cherchant à se raccrocher à un parent. Il s'avança juste assez pour coller son front au sien.
- Une fois, tu m'as dit que le devoir d'un grand frère, c'est de protéger sa petite sœur... lui rappela-t-il doucement.
- Et que celui d'une petite sœur, c'est d'aimer son grand frère... poursuivit-elle.
- Tu sais que je ne ressens rien.
- Je sais.
- J'aimerais ressentir quelque chose... soupira-t-il. Pouvoir rendre aux autres ce qu'ils me donnent. Comme Simon, ou comme toi...
- J'aimerais aussi que tu ressentes des sentiments... Et en même temps, je n'ai pas envie que tu changes. J'ai peur de ce qu'il pourrait t'arriver si tu commençais à en ressentir. J'ai peur que tu ne supportes pas le poids qui en accompagne certains... Peur que tu te noies sous leur intensité.
- Comment savoir si je le supporterai ou non si je ne les ressens pas ? la questionna-t-il en retour. Tu sais Jade, La Mano m'a offert une famille. Je n'avais jamais eu de père, de frère ou de sœur avant...
- Je sais... dit-elle tout bas en se remémorant ce qu'il lui avait dit de son passé fait de souffrances qu'elle ne voulait pas imaginer.
Ils restèrent de longues secondes dans la même position avant que Mike, encore une fois, ne s'écarte de son propre chef. Il attrapa de petits ciseaux dans le tiroir et entreprit de couper le tissu humide enroulé autour de sa cuisse. Elle le laissa faire, sans un mot. C'était un moment de complicité durant lequel il prenait soin d'elle. Elle avait beau se répéter, encore et encore, qu'il ne connaissait rien à la compassion et qu'il n'agissait que par mimétisme en quelque sorte, elle préférait penser qu'il en avait. Qu'il ne savait simplement pas mettre de mot dessus ou qu'il n'en avait pas conscience... Ou peut-être qu'elle se voilait la face. Dans tous les cas, il resterait toujours aussi précieux à ses yeux.
Il était doux dans ses gestes. En silence, il nettoya la blessure et s'assura que les points n'avaient pas sauté avant de refaire un bandage serré.
- N'oublies pas d'aller faire ta visite de contrôle demain. Ne risque pas l'infection bêtement.
- Oui, merci grand frère.
- Y'a pas de quoi !
Alors qu'il allait ranger le matériel, elle le retint en attrapant sa manche. Il lui lança un regard interrogateur mais n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche avant elle.
- Ton tour, exigea-t-elle.
- Hein ? Quoi ?
- Ton tour !
- Comment ça ? demanda-t-il en réprimant un rire, amusé par son insistance.
- Retire ton haut.
- Mais, pourquoi ?
- À ton avis, banane... soupira-t-elle.
- Je peux le faire tout seul, dit-il après un instant de réflexion et en retrouvant son sérieux.
- Discute pas.
- Bon. C'est bien parce que c'est toi... finit-il par accepter.
Il fit donc ce qu'elle lui avait demandé. Il posa le holster et ce qu'il contenait à côté d'eux et mis ses vêtements dans le panier de linge sale. Torse nu, elle pouvait dorénavant voir l'étendue des dégâts malgré ses multiples tatouages. C'était pire que ce qu'elle pensait. À l'hôpital, elle n'avait eu qu'un aperçu. Son flanc gauche était encore violacé sur une grande partie. En plus des vieilles cicatrices, rappel constant de son passé, sa peau arborait des éraflures, plus ou moins nombreuses selon leurs localisations... Sans doute des vestiges d'éclats de verre ou de balles. Entre les chocs, les vitres brisées de sa Raiden et les rafales d'armes automatiques, il ne s'en sortait pas si mal. Ça aurait pu être bien pire... Sur ses bras, elle remarqua la présence de brûlures en voie de cicatrisation. Sans doute dues à la tentative de destruction de sa voiture... Les Vagos n'avaient pas réussi à la faire exploser mais elle avait quand même pris feu, enflammant l'herbe aux alentours. Elle ne savait pas à quelle distance Mike se situait par rapport aux flammes mais il avait dû être assez proche pour être blessé par celles-ci.
Les yeux de Jade se portèrent finalement sur le bandage recouvrant son épaule, là où une balle l'avait traversé de part en part. Le tissu aurait pu paraître propre s'il n'y avait pas une minuscule tâche rosée dessus. Elle lui adressa un regard réprobateur et saisit à son tour les ciseaux. Les points de suture étaient toujours en place mais l'un d'eux semblait saigner un peu.
- T'es pas croyable... grommela-t-elle.
Mike laissa échapper un petit rire moqueur. S'il n'était pas blessé, elle l'aurait frappé volontiers. À la place, elle fît comme lui. Elle versa un peu de désinfectant sur un coton et l'appliqua sur la blessure. Une légère grimace apparut sur son visage dû aux picotements qu'il devait ressentir.
- Ça t'apprendra à ne pas faire attention, gronda-t-elle. Tourne-toi.
- Bien, madame, s'esclaffa-t-il en s'exécutant.
- Han... Je vais te goumer...
- Tu peux toujours essayer. Rappelle-moi la dernière fois que tu as réussi à me toucher ?
De la provocation. Encore. Une méthode qu'il utilisait souvent avec elle. Pas dans le but de blesser néanmoins. Il l'utilisait quand il sentait qu'elle se renfermait, ou pour l'asticoter... Plutôt que de lui répondre, elle s'appliqua à nettoyer les points du point de sortie de la balle. Encore une fois, elle remerciait le ciel qu'il ne se soit agi que d'un 9mm et pas d'un plus gros calibre. Il gardera sûrement une cicatrice, bien que légère grâce au travail du chirurgien qui l'a opéré. Elle inspecta le reste de son dos. Des bleus et des éraflures là aussi... Elle lui appliqua un peu de crème, sachant pertinemment qu'il n'arriverait pas à en mettre partout. Elle voulait qu'il guérisse. Elle voulait que tout le monde guérisse. C'était son vœu le plus cher.
Avec précaution, elle se laissa glisser jusqu'à ce que ses pieds touchent le sol. Elle alla se laver les mains et Mike s'occupa de ranger le matériel médical à sa place, mais aussi de jeter ce qui devait l'être.
- Merci p'tite sœur.
- De rien !
- Tu devrais quand même te sécher les cheveux, lui dit-il avant de quitter la pièce.
Mike referma la porte de sa salle de bain derrière lui, laissant Jade finir de s'occuper de ses cheveux. Il n'avait pas pour habitude d'être si proche de quelqu'un et ça le perturbait. Pour lui, ce n'était pas naturel. Il avait passé des années à fuir les contacts humains, les réduisant au strict minimum. Pourtant, il avait commencé à s'ouvrir avec elle, Pablo et Simon. Avec ce dernier, ça s'était fait naturellement. Petites mains de La Mano à la même période, il leur était déjà arrivé de faire équipe. Pour Pablo, ça avait été plus compliqué. Il avait dû prouver qu'il était digne d'intégrer le gang. Puis il avait travaillé d'arrache-pied pour gagner sa confiance et avoir cette relation qu'il avait avec lui aujourd'hui. De même, il ne cachait rien à Miguel, il avait bien trop de respect pour lui. Il serait prêt à donner sa vie pour le protéger, comme lorsqu'il avait tiré sur Holden derrière le PDP. Mike avait été le seul à réagir quand Lucy Osbourne avait répliqué sur son Boss. Il s'en était sorti avec une balle dans le bras mais s'il avait été plus rapide... S'il avait appuyé sur la gâchette avant elle... S'il avait anticipé... Il aurait pu la descendre avant qu'elle ne tire sur Miguel. Sauf qu'il n'avait pas réussi. Trop de monde. Trop de flics... Il avait été neutralisé à peine avait-il appuyé sur la détente...
Quant à Jade... Il l'avait trouvé une nuit d'été, sur un toit de leur ancien quartier. Il était tard, les lumières artificielles de la ville masquaient l'éclat des étoiles et tout le monde dormait, sauf eux. Sa curiosité l'avait emporté. Il s'était assis avec elle et ils avaient commencé à parler. Elle lui avait confié des bribes de son passé, lui en avait fait autant, petit à petit, à force de discussions. Aujourd'hui, elle était une des personnes dont il était le plus proche à la Mano. Il ne pouvait pas dire qu'il l'aimait comme un frère aimait sa sœur, cependant, il comprenait le concept. C'est ce qu'elle était devenue pour lui. Une petite sœur à protéger.
Il posa le holster sur le dossier de sa chaise de bureau et son flingue sur sa table de nuit, à portée de main. Il entendait Jade utiliser le sèche-cheveux et pouvait en déduire qu'il avait encore quelques minutes devant lui. Il en profita donc pour se changer, troquant son jean contre un jogging. Il enfila également un tee-shirt avant de s'allonger sur son lit. Bien qu'il dorme peu, fuyant les cauchemars dont il était victime, il appréciait le soulagement de son corps au repos. Il prit quelques minutes pour se détendre avant de s'arracher à cette sensation et de se redresser. Rester ainsi l'aurait à coup sûr entraîné vers un sommeil agité, ce qu'il voulait éviter à tout prix. Le but était que Jade dorme. Lui pouvait survivre en faisant quelques siestes par-ci par-là, pas elle. Épuisée, elle risquait de commettre des erreurs. Que se passerait-il si l'une d'elles entraînait le crash de son appareil ? C'était un risque que personne à la Mano ne voulait prendre.
Il récupéra son portable et consulta ses messages en attente. Son réseau de poulains était en plein développement et lui ramenait pas mal d'informations qu'il pouvait recouper pour vérifier les dires. Les informations venaient à lui sans qu'il ait besoin de les demander. Sauf dans les cas où il voulait un renseignement bien spécifique. Au début, il n'était pas forcément emballé par la demande de Miguel lorsqu'il avait décidé qu'il était temps de trouver une nouvelle recrue. Mais, finalement, il s'était prêté au jeu. Il y avait trouvé un intérêt non-négligeable et surtout, il avait bien assimilé les paroles de Miguel. Les informations étaient plus importantes encore que les armes. C'était une chose qui n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd... Et puis, qui aurait cru que tant de civils seraient si intéressés par l'appât du gain qu'ils n'hésiteraient pas à vendre leurs propres collègues de travail et amis ?
Son « bureau d'enquête » était bien plus efficace que celui des forces de police. Plus rapide, plus précis... et il s'étendait de jour en jour. Il avait des infiltrés dans les hautes instances de la société. Des personnes insoupçonnées tant elles étaient clean aux yeux des autres. Si les gens savaient... plus personne ne se ferait confiance. Ses poulains eux-mêmes ignoraient qui bossait pour lui et rapportaient donc des choses les uns sur les autres, lui offrant des moyens de pression en plus s'il leur arrivait de penser qu'ils pouvaient le doubler. Ils lui fournissaient ainsi une chose qu'il appréciait tout particulièrement. Un moyen de satisfaire ses pulsions dans les cas les plus extrêmes. En dehors de la guerre, il n'avait pas souvent l'occasion de leur laisser libre-cours. Cela attirerait trop l'attention et les problèmes sur La Mano. Il les contrôlait assez cependant pour attendre l'autorisation. Et l'attente rendait peut-être l'acte plus important encore...
Mike était « défectueux » en un sens. Il en avait conscience. Il avait appris, à force d'observations, qu'il n'était pas comme la plupart des gens et des spécialistes mettraient sans aucun doute le doigt sur une pathologie psychiatrique. Peut-être auraient-ils raison. Après tout, il était intelligent mais « vide ». Une association dangereuse pour un criminel. Ayant vécu dans la violence depuis son plus jeune âge, c'était devenu sa normalité. Il n'éprouvait pas de remords pour ses crimes et encore moins pour ses victimes. Il pouvait même assumer le fait que blesser, mutiler, ou même ôter la vie l'amusait. Il le savait car il s'agissait d'une réaction sur laquelle il n'avait aucun contrôle. Un automatisme qui le poussait à sourire voire même à rire bien qu'il n'en ressente pas le besoin.
Une chose étonnante cependant était que, malgré sa psyché détraquée, il était capable d'avoir ce qui s'apparente le plus à des excès de colère, voire même de violence. Combien de temps est-ce que ça durait ? Trente secondes ? Une minute ? Un laps de temps minime durant lequel il était capable de vriller au point d'envisager de céder aux injonctions que lui dictait le monstre tapi en lui. Il était tel un serpent rampant sous sa peau. C'était une sensation froide, glaciale même. Il ne pensait plus et seul restait le besoin viscéral qu'il devait combler. Détruire. Torturer. Massacrer. Tuer... Contempler ses victimes en train d'agoniser dans une mare de sang. Voir l'éclat de vie s'éteindre progressivement dans leurs yeux et les entendre supplier de les épargner avant de rendre leur dernier souffle. Heureusement, il ne fallait jamais longtemps avant que son esprit ne redevienne aussi calme que les eaux ténébreuses des abysses. Le monstre se rendormait, mais il restait toujours là, sous la surface, prêt à ressurgir à tout moment. Ses années de captivité lui avaient appris la patience et celle passée au sein d'une mafia anglaise, le contrôle. Deux choses qui, aujourd'hui, lui étaient indispensables.
La porte de la salle de bain s'ouvrît, le tirant de ses pensées, mais ses yeux restèrent fixés sur son écran. Il sentit le matelas s'affaisser à côté de lui tandis qu'il finissait de répondre à une de ses taupes. Celle-ci lui donnait beaucoup d'informations, plus ou moins utiles, et il devrait penser à lui lâcher un billet dans les prochains jours. Il vérifia qu'il n'avait pas d'autre SMS puis verrouilla son portable et le reposa à côté de son arme avant de consacrer toute son attention à Jade. C'était rare mais, pour une fois, il avait l'occasion de la voir les cheveux détachés. Elle essayait de s'allonger avec précaution pour éviter que le bandage ne bouge. Il lui fallut un certain temps mais elle finit par trouver une position qui lui convienne.
- Tu veux regarder un truc en particulier ? lui demanda-t-il en récupérant la télécommande dans le tiroir de sa table de chevet.
- Pas spécialement... On peut zapper et voir ce qu'il y a !
Il alluma la télé et tomba sur le Journal Télévisé du Weazel News. Il venait tout juste de commencer. Les journalistes revenaient sur les événements des derniers jours avec des vidéos, images et interviews de la population et du commissaire. Il était curieux de connaître les réactions... Son portable vibra de nouveau, à plusieurs reprises. Ses informateurs devaient sans doute lui dire de regarder le JT.
- Dis-moi. Tes poulains ne dorment jamais ? lui demanda-t-elle en repoussant les mèches qui la gênaient derrière son oreille.
- Ils se relaient.
- Mais non ! rit-elle, clairement sceptique.
- Bah si ! Sauf qu'ils ne le savent pas. Ce ne serait pas amusant sinon.
- Ah, d'accord, dit-elle avant de prendre une voix plus douce. Vous avez des infos susceptibles d'intéresser La Mano ? Envoyez Mike au 555-MANO. Service disponible 24h/24 7j/7. Mike au 555-MANO. Rémunération à hauteur de l'information !
- Ralala... Arrête tes bêtises. T'as trop traîné avec Hannibal quand il s'amusait à faire « les Mano les plus chauds de ta région » ! s'esclaffa-t-il. Après, effectivement... Plus ma taupe est douée, moins il pourra se plaindre de manquer de tunes et plus elle voudra me donner d'infos pour en avoir toujours plus !
Pourquoi le nier ? Il payait en fonction de l'importance et de la quantité d'infos qu'il recevait. Ils avaient juste à laisser traîner leurs oreilles et à regarder autour d'eux. Sans oublier la discrétion bien entendu. Finalement, ils prenaient un minimum de risque pour un maximum de rentabilité.
- Toujours plus... soupira-t-elle en s'installant plus confortablement.
- C'est une des devises de la famille non ?
- Avec « plus c'est gros, plus ça passe » ?
- Bah, ouais, dit-il en s'étirant le dos. Hey ! En même temps... On fait des trucs parfois, on se demande vraiment comment ça peut passer tellement c'est gros. Un exemple... Tu te rappelles quand Miguel a dû se rendre au comico pour être interrogé et qu'on a fait la prise d'otages en parallèle ?
- Oh que oui, je m'en souviens.
- Je crois que ça part de là le « Ma ville, mes règles ».
- Hum, c'est possible ! Monsieur Miguel est très intelligent, il a toujours plusieurs coups d'avance. - Il était pas question de Disnay aussi passé un temps ?
- Miguel disait souvent « C'est pas Disnay ici » quand y'avait des pleurnicheries et des gamineries... En fait, je crois qu'il le disait surtout avant qu'on emménage à la Villa, quand Ice-T était encore en vie, expliqua-t-il en la regardant du coin de l'œil.
- Ah !
Le tour que prenait cette conversation n'avait pas l'air d'enchanter Jade. Elle semblait réticente, mal à l'aise même à l'idée d'aborder le sujet de Guillaume Delmas. Mais qu'en avait-il à faire ? Pas grand chose à vrai dire. Il ne le considérait plus vraiment comme un frère. Ce que la Mano lui avait appris allait à l'encontre de la décision de ce dernier. Pourquoi vouloir partir à l'autre bout du monde et rester seul quand sa vie arrivait à son terme ? Il ne comprenait pas. Tout ce qu'il voyait, c'était que Ice-T avait fui. Une fuite lâche et égoïste sous prétexte qu'il avait besoin de prendre ses distances avec eux. Hors, en rejoignant la famille, ils avaient tous accepté de vivre avec et pour elle. Rien que pour ça, Mike n'était pas prêt de lui pardonner. Seulement, la curiosité était un vilain défaut dont il était doté alors, pourquoi ne pas voir jusqu'où il pouvait aller sur ce sujet ? Après tout, comprendre pourrait peut-être l'aider à éprouver des émotions...
- D'ailleurs, en parlant de lui ! J'ai bien cru que Miguel allait le planter avant que tu sois recrutée, poursuivit-il en faisant bien attention aux réactions de Jade.
- Hum. Il me semble en avoir entendu parler oui... lâcha-t-elle vaguement. C'était le jour où j'ai dû récupérer ton Vagrant explosé.
- Mais encore ?
- Monsieur Miguel lui a demandé son avis concernant mon recrutement. Le résultat a été qu'il devait me présenter des excuses pour s'y être opposé. Du coup, on a eu la fameuse conversation le lendemain je crois. Les explications qu'il m'a fournies étaient floues. Il me disait qu'il comprenait pourquoi j'avais décidé de rejoindre la Mano quand on me l'a proposé et en même temps... C'était compliqué, souffla-t-elle en repensant à son ex, qu'après réflexion il était pour mon intégration.
Aux yeux de Mike, Jade semblait irritée par ce souvenir. Ice-T lui avait parlé de choses dont elle n'aurait jamais dû avoir connaissance. Et le comportement qu'il avait eu envers elle... un seul mot lui venait à l'esprit : hypocrite.
- Je me trompe peut-être car je n'ai pas assisté à toute la conversation entre Miguel et lui, mais je dirai qu'il était possessif. Il ne semblait pas vouloir te partager avec nous. Il disait qu'il avait une famille, avec nous, et qu'il en avait une autre, parallèle à La Mano, à travers toi. Miguel n'a pas arrêté de lui faire la morale, de lui expliquer par A+B qu'il pensait à lui avant de penser à La Mano. Il n'arrivait pas à lui faire comprendre une chose évidente aux yeux de tout le monde. Même Milo et Pablo s'en sont mêlés !
- Cette chose évidente, c'était la protection que vous m'offriez en m'acceptant parmis vous ? demanda-t-elle tout en connaissant déjà la réponse.
- C'est ça, acquiesça Mike. Tu sortais avec Ice-T mais tu restais une civile. S'il t'arrivait quelque chose on n'aurait pas pu bouger. Milo lui a expliqué mais il pensait l'inverse, que tu serais devenue une cible en nous rejoignant. Pablo lui a même appris qu'il avait parlé avec toi et qu'il connaissait déjà ta réponse. Miguel a ajouté qu'avec le discours qu'il tenait, il niquait tes chances et qu'il devrait te l'annoncer lui-même. Sauf qu'il n'a rien trouvé de mieux que de nous laisser en plan, sans rien dire. Il s'est barré avec sa bagnole et en passant à côté de nous, il a lâché un truc du genre que de toute façon, il n'avait pas son mot à dire ! Miguel l'a appelé et lui a ordonné de revenir. D'où le fait qu'on le... bouscule un peu. Il a manqué de respect à Miguel en agissant comme ça. Du coup, Miguel nous a ordonné, à Milo et moi, de le passer à tabac pour tout le cinéma qu'il avait fait.
Jade soupira, agacée. Parler de son ex était délicat. Déjà, plusieurs mois en arrière, leur relation n'était pas des plus stables, il le savait. Elle reporta son attention sur la télévision. Le présentateur ne nous apprenait rien que nous ne sachions pas déjà.
- Je m'en souviens. Il était pas mal amoché. Il a boudé plusieurs jours et c'est à peine si on se parlait de vive voix. Plutôt des sms car on travaillait, tu comprends... Limite s'il me le reprochait. De toute façon, il a décidé de partir en Russie... Seul. Et il n'a pas respecté la promesse qu'il m'avait faite, rumina-t-elle soudainement. Bref ! Ne parlons pas de sujet qui fâche s'il te plaît !
- Pourquoi ?
- Parce que... murmura-t-elle en fermant les yeux.
- Il te manque ? insista-t-il.
- S'il te plaît...
- Ou alors, tu es toujours en colère ?
- Je n'ai plus envie de parler de lui ! lâcha-t-elle plus sèchement.
Mike décida de ne pas insister. La braquer n'amènerait rien de bon. Ice-T avait promis à Jade de revenir après avoir mis en pause leur relation. Il avait pris l'avion le jour même. L'annonce de sa mort en avait ébranlé plus d'un, bien qu'ils aient voté son expulsion à l'unanimité. Au final, c'est Lenny qui était allé en Russie pour faire rapatrier son corps. Maintenant, les deux attendaient leur enterrement, dans un frigo de la morgue. Enterrement qui aurait lieu dans quelques jours... Enfin, seul Lenny serait enterré. Ice-T, lui, serait incinéré. Mike était contre répandre ses cendres dans le Jardin Zen, sur la tombe de Lenny. Il aurait préféré les balancer au-delà du mur d'enceinte mais Miguel en avait décidé autrement.
- Ok ! abdiqua-t-il. Thom ! S'en est où ?
- Mais Mike... geignit-elle.
- Bah quoi ?
- J'ai dit : pas de sujet qui fâche.
- Tu vois Jade, tu peux esquiver un sujet. Pas deux. Je me réserve donc le droit d'insister sur celui-ci. Tu m'en as parlé parce que tu voulais mon avis, non ? Tu en as même discuté avec Allan et Hannibal...
- Je sais ! le coupa-t-elle. Mais...
- Jade. Combien de fois est-ce que tu lui as dit « non » ? la questionna-t-il sérieusement.
- J'en sais rien, admit-elle après avoir croisé son regard. Tu sais que ça fait un moment qu'il a des vues sur moi. Depuis que j'ai travaillé au Benny's.
- Je le sais, tout comme je sais qu'il s'est intéressé à une de mes pouliches.
Jade se redressa aussi vivement qu'elle le pouvait à cause de sa blessure et le dévisagea. La surprise et la curiosité se lisaient sur son visage et dans ses yeux.
- Mais non ? s'écria-t-elle. Pourquoi s'intéresser à elle ?
- Roue de secours, répondit-il du tac au tac. Il voulait te remplacer.
- Sympa...
- Franchement, tu sais que tu n'as qu'un mot à dire pour qu'on aille lui péter la gueule.
- Justement, c'est peut-être ce que je cherche à éviter. Il n'est pas méchant.
- Et toi, tu es trop gentille... Tu cherches à éviter cette situation, mais lui va la provoquer tôt ou tard. Arrête d'essayer de protéger des personnes qui ne le méritent pas, la réprimanda-t-il.
- C'est pas si simple...
- Au contraire ! Écoute. Tu as refusé ses avances mais il revient à la charge. C'est donc qu'il en a rien à foutre de ce que toi tu veux.
- Bon. Si j'arrive pas à le raisonner, d'accord. J'en reparlerai même à Pablo qui risque d'être encore plus radical que vous. Satisfait ?
- Encore heureux que tu en parleras à Pablo ! Manquerait plus que ça que tu ne le fasse pas !
- Bien ! s'exclama-t-elle en se recouchant.
- Tu vois, quand tu veux.
- Je te déteste...
- Soit plus convaincante ! la taquina Mike.
- Je vais vraiment te goumer.
- Des paroles, des paroles...
Il l'écoutait râler doucement alors qu'elle se recouchait et qu'il continuait d'analyser les paroles des différents reporters qui se succédaient à l'écran.
- Et toi ? Avec Simon, attaqua-t-elle à son tour.
- De quoi « avec Simon » ?
- Me fais pas croire que t'as pas compris depuis le temps... Ça crève les yeux.
- Et qu'est-ce que je devrais comprendre selon toi ?
- Eh bien, qu'il... commença-t-elle à dire avant de s'interrompre brusquement.
Elle s'était rendu compte qu'elle était à deux doigts de gaffer.
- Tu peux le dire. Je fais l'idiot mais je ne suis pas aveugle hein...
Mike savait où Jade voulait en venir. Il avait conscience que Simon voulait quelque chose de plus. Quelque chose qu'il n'était pas prêt, pas capable de lui donner. Jouer la comédie ne ferait que détériorer leur relation. Alors pourquoi s'entête-t-il en ce sens ? Être frères ne lui suffisait-t-il pas ? Mike devrait-t-il encore une fois revivre son passé pour lui expliquer ? Il savait qu'il devrait être direct, mais avec Simon, c'était compliqué. Leurs conversations ne volaient jamais bien haut et ils digressaient rapidement. Aller boire des verres ne l'engageait à rien, mais son frère pensait-t-il la même chose ? Il avait un doute. De même, en dehors de Jade, il était le seul à qui Mike faisait des câlins. Était-ce donc sa faute si Simon s'accrochait autant à une illusion ? Il n'en savait rien. Après tout, il n'avait rien promis. À aucun moment. De plus, Simon n'était jamais clair dans ses intentions. Dans ces conditions, et tant que son frère ne serait pas plus explicite avec lui, il ne dirait rien. C'était la meilleure chose à faire. Il devait laisser Simon trouver le courage de lui avouer ce qu'il avait sur le cœur. Il n'empêche...
- Est-ce que je fais du mal à Simon ? se demanda-t-il tout haut.
Cette question qu'il se posait n'était pas vraiment destinée à Jade, mais les mots ayant franchi ses lèvres, le résultat était le même. Il était trop tard pour revenir en arrière. En voyant les sourcils légèrement froncés de sa petite sœur, il savait qu'elle cherchait ses mots avec soin.
- J'en sais rien... finit-elle par reconnaître. Je t'avoue qu'on ne parle pas spécialement de toi. Ou du moins, pas de ce qu'il ressent pour toi. Il a plutôt tendance à détourner le sujet ou à nier.
- Hum, fit-il, pensif. Je pige pas.
- Qu'est-ce que tu ne comprends pas ?
- Pourquoi moi ? Pourquoi Simon... Qu'est-ce qui l'intéresse tant chez moi ?
- Ça... Je pense que seul lui le sait. Et encore, je n'en suis même pas sûre. C'est possible qu'en fait, il ne le sache pas lui-même !
- Tu te contredis... Si Simon est vraiment attiré par moi, il doit bien avoir une raison, non ? Sinon, ce n'est pas logique ! s'écria-t-il.
Ce qu'elle disait n'avait pas de sens pour Mike. Comment est-ce que Simon pouvait ignorer ce qui l'attirait chez lui ? Qu'est-ce qui causait cette attirance d'ailleurs ? Il devait forcément y avoir quelque chose qui provoquait ce phénomène. Il n'arrivait pas à concevoir qu'il puisse en être autrement.
- Y'a pas forcément de logique quand il s'agit de sentiments... Parfois, on est attiré par quelqu'un mais on est incapable d'expliquer d'où vient cette attirance. Elle est là, c'est tout. Elle peut s'estomper comme elle peut muer en quelque chose de plus fort. C'est difficile à expliquer. Chacun ressent les choses différemment.
- Vous êtes compliqués, balança-t-il.
- Peut-être... L'être humain est complexe de nature après tout.
Un doux euphémisme... D'après ses observations, l'humain était rarement logique, souvent dominé par ses émotions. Ce qui le conduisait à faire des erreurs qu'il aurait pu facilement éviter, des erreurs qui pouvaient s'avérer fatales dans le pire des cas. C'était incompréhensible. Vraiment. Ne plus savoir faire la part des choses, ne plus savoir discerner les dangers et foncer tête baissée... C'était suicidaire.
Alors, pourquoi l'Homme se laissait-il entraîner dans cette spirale infernale pouvant le conduire devant la Grande Faucheuse ? L'instinct de conservation s'était-il perdu à ce point ?
Mike n'avait pas peur de la mort mais il avait conscience de l'aspect définitif, irrémédiable, de cet état. Il se posait énormément de questions sur ce qu'il était censé ressentir, et les réponses qu'on lui apportait ne le satisfaisaient pas toujours. Il en était donc arrivé à la conclusion que, pour comprendre, il devait en faire l'expérience... Et, comme à chaque fois, il se heurtait à un obstacle qui lui semblait infranchissable. Comment ressentir quelque chose que l'on ne connaît pas ?
Il devait arrêter de se faire des nœuds au cerveau. Il y avait plus urgent. Durant la guerre, La Mano avait remarqué une chose qui pouvait devenir préoccupante dans un avenir plus ou moins proche : le comportement des Lost. Les Vagos étant au plus bas, le gang de motards avait récupéré la quasi-totalité des clients de ces derniers et l'arrogance de leur Président commençait à en agacer plus d'un. En plus de se vanter d'avoir de l'argent sale à ne plus savoir quoi en faire, il se permettait de venir sans escorte à la Villa pour blanchir plusieurs centaines de milliers de dollars. La situation de monopole de Hank Teller agaçait énormément Miguel. Ce n'était qu'une question de temps avant qu'une étincelle mette le feu aux poudres.
- Qu'est-ce que tu penses des Lost ? demanda-t-il de but en blanc à la jeune femme.
- Les Lost ? réfléchit-elle tout haut. À part qu'ils se déplacent plus en 4x4 qu'à moto...
- Sans parler de ça, l'interrompit-il, tu ne trouves pas qu'ils se la pètent un peu trop ?
- Alors. Je ne dirais pas qu'ils se la pètent... répondit-elle lentement avant de tenter d'expliquer le fond de sa pensée. Plutôt... Il y a comme un malaise quand ils viennent. On arrive plus à les supporter et on sent que l'inverse est vrai aussi. Seulement, on fait comme si de rien n'était. On se contente de sourires de façade et ça doit être la même chose pour eux.
- C'est juste du business, hein, pouffa-t-il. Avec une pointe d'hypocrisie.
- Hum... fît-elle, dubitative. Tu crois ?
- Bah oui ! Quand on y réfléchit, ce n'est pas pour rien que le Cartel distribue des biz' par deux. Je m'avance peut-être mais, je dirai que Benson fait ça pour inciter les gangs à se quereller de manière générale. Il veut qu'il y ait des tensions et que tout le monde arrête d'être des putains de bisounours ! La preuve, on peut même s'en prendre à notre concurrent direct si on veut. Le business tournera toujours !
- Qu'est-ce que tu entends par là ?
Comment faire comprendre à Jade son point de vue ? Il y avait énormément réfléchi lui-même et voulait la pousser à son tour à la réflexion. Qu'elle en tire elle-même ses propres conclusions... Ses yeux de biche, fatigués, le scrutaient attentivement, en attente de sa réponse.
- Actuellement, on est en guerre contre les Vagos qui sont blanchisseurs. On est d'accord ?
- Oui, affirma-t-elle aussitôt.
- Ça veut dire que, si on veut blanchir, on doit passer par qui ?
- Par les Lost.
- Logique. Par contre, si on était en guerre contre les deux... Qu'est-ce qu'il se passerait à ton avis ?
- On ne pourrait plus blanchir...
- Pas tout à fait en fait. Les seules options qui nous resteraient seraient de compter sur la vente d'armes en propre et sur nos actifs ou alors, de passer par un autre groupe qui ferait sa marge sur notre gueule. Surtout qu'on ne va pas se le cacher, on a de très bons taux. Je doute que tout le monde ait les mêmes. Surtout avec Teller qui a fixé un taux à 40% pour les petits groupes.
- C'est vrai que Monsieur Miguel arrive toujours à négocier de très bons tarifs, admit-elle. Les remises sur les armes doivent également aider.
- Oui, répondit-il derechef. Bref, être en conflit avec les deux gangs ayant le même biz' est une mauvaise idée.Tu sais pourquoi ?
- On peut plus bosser ?
- Techniquement si, on peut, mais ça reste moins rentable. C'est surtout que... On montre qu'une guerre ne nous empêche pas de bosser. On reste efficace. Sauf que, il y a les Lost.
- Et qu'avec eux, ça pue...
- Exactement. D'ailleurs, tu as réfléchi aux solutions possibles ?
- Taper sur les deux ? Je me doute que ce n'est pas possible, mais ça reste tentant, indique-t-elle en camouflant un bâillement.
- Ah ouais, d'accord... Dis-le si je te fais chier.
- Mais, non !
- Du coup, une solution ? s'exclame-t-il comme si de rien n'était.
- Bah... Finir la guerre contre les Vagos ?
- Oui. Mais on doit être sûrs qu'ils ne nous la mettent pas à l'envers. On a beau être puissants, on ne peut pas faire face à deux gangs en même temps. Ou alors, pas longtemps.
Jade buvait et assimilait ses paroles, malgré sa fatigue apparente. Le raisonnement de Mike était clair, tout comme sa façon d'exposer un futur potentiel problème. Elle n'avait jamais réellement réfléchi à cet aspect de la criminalité de l'île. Elle se contentait bien souvent de suivre les ordres. Elle avait été conditionnée par l'armée. On ne discutait pas un ordre, on l'exécutait, point. Sans ordre, elle était perdue. Cependant, l'homme à ses côtés la poussait à réfléchir. Et il avait raison de le faire. Une meilleure compréhension était toujours un plus pour démêler une situation et envisager toutes les possibilités.
- Par contre, comprends bien que c'est valable pour tous les groupes. On est tous dépendant des autres à un moment donné, ajouta-t-il.
Elle devait prendre en compte tous les paramètres et rassembler les morceaux du puzzle qu'il lui présentait. Bien sûr, il ne les lui avait pas tous donnés, ç'aurait été trop facile sinon... Elle devait combler les trous grâce à ses propres déductions.
- Ok ! s'exclama-t-elle. Donc, si j'ai bien tout compris ce que tu as dit : en temps de paix, chaque gang est dépendant d'au moins deux autres. Cependant, chaque gang doit au moins essayer d'entretenir de bonnes relations avec tout le monde en prévision des conflits. C'est ça ?
- En même temps, les conflits profitent à tout le monde.
- Comment ça ?
- Réfléchis Jade... À qui peut bien profiter une guerre ?
- Aux trafiquants d'armes, répondit-elle du tac au tac.
- Forcément. Ils vendent plus d'armes et de munitions. Pourtant, ça ne les empêche pas de bosser dans leur coin. Qui d'autre ?
- Euh, les blanchisseurs ?
- Bien sûr. Pour acheter des armes, il faut de la thune. Propre de préférence même si l'achat en sale est possible puisque de toute façon, ça transitera forcément par les blanchis.
- Logique oui... Par contre, je ne vois pas l'intérêt de la drogue dans ce cadre-là. En quoi des conflits peuvent arranger les narco trafiquants ?
- Ça détourne l'attention des flics et ça reste de l'argent facile. Tout le monde le sait. T'achètes en gros et tu revends un peu plus cher. Ton stock s'écoule rapidement et tu te fais ton benef dessus. C'est pas énorme mais ça se prend.
Le froncement de sourcils de Jade trahissait sa profonde réflexion. Il pouvait presque entendre les rouages tourner à plein régime dans son cerveau.
- Donc tout le monde est gagnant quelque part... Même si un groupe disparaissait à la suite d'une guerre, il y en aura toujours un autre pour prendre sa place. Le Cartel s'en assurerait.
- Exactement ! Les vendeurs d'armes et de drogues refourguent leurs marchandises aux autres, les blanchisseurs s'occupent de réinjecter l'argent qu'ils ont blanchi dans le système. Les gangs payent le Cartel et le cycle recommence, lista finalement Mike.
- Hum, d'accord... murmura Jade en retour, songeuse. C'est logique...
Tout au long de leur conversation, Jade s'était mise plus à l'aise et Mike aussi. Ou presque. Il restait assis mais détendu comme il l'était rarement. Ça n'empêchait pas sa petite sœur de se blottir contre lui, tout en faisant attention à ses blessures, à la recherche de la chaleur qu'il dégageait.
- Et donc, reprit-elle sur le sujet initial malgré la fatigue qui faisait tomber ses paupières, tu penses vraiment que ça va péter aussi vite avec les Lost ?
- Maintenant, non. Mais très bientôt ! Tu penses réellement que Miguel va encore supporter Teller longtemps ? lui rétorqua-t-il.
- Non, admit-elle. Kim en peut déjà plus. Elle n'a toujours pas digéré le coup de la Sanctus, ni le texto qu'elle a reçu.
- Ouais... Alors. Déjà, faut qu'elle comprenne que ça, c'est personnel. Après, bien sûr que ça n'aide pas, mais soyons plus intelligents qu'eux. Ne mordons pas à l'hameçon trop vite...
- De toute façon, si Monsieur Miguel décide qu'on doit les taper, on les tapera.
- Oui, mais pour l'instant, il nous manque un prétexte. Pas un truc insignifiant, mais un vrai prétexte.
Tout en disant ces mots, Mike reposa son crâne contre la tête de lit. Il avait beau réfléchir, il ne voyait pas quel motif entraînerait une guerre avec les Lost. Pourtant, elle ne pouvait pas être évitée. La Mano ne pouvait que l'anticiper et se préparer au mieux.
- Un prétexte de quel genre ?
- Franchement, là, j'en sais rien, reconnut Mike. Mais je sens qu'il ne faudra pas grand-chose pour que ça parte en couilles. Ça couve depuis trop longtemps...
- Hm. Je vois, dit-elle en baillant. Oula !
- Tu fatigues ?
- Faut croire... maugréa-t-elle. Tu fais travailler mes neurones et ton lit est trop confortable. J'arrive pas à résister.
- Tu devrais dormir.
- Je devrais, ouais...
Elle bâilla de nouveau et s'étira. Un soupir satisfait lui échappa quand sa colonne vertébrale émit un craquement. Elle se redressa en position assise juste après puis se leva en faisant attention à ne pas s'appuyer sur sa jambe blessée. Il la regarda faire tout du long, perplexe. Jade ne semblait pas avoir remarqué son interrogation quant à ses actions et enchaîna directement en lui demandant si les couettes étaient toujours rangées dans le placard du couloir. Il ne comprenait pas. Pourquoi en voulait-elle une deuxième ? Avait-elle peur d'avoir froid cette nuit ? Pourtant, il faisait bon dans sa chambre.
- Pourquoi tu veux une couette ?
- Je te rappelle que je vais dormir sur le canapé. J'ai pas envie d'attraper un rhume parce que j'aurais dormi le cul à l'air comme on dit. Si t'as pas remarqué, j'ai juste le strict minimum pour être décente !
- Mais, qu'est-ce que tu racontes ?
Mike était clairement amusé par les propos sans queue ni tête de sa camarade. Certes elle n'avait pas grand chose pour couvrir sa peau pâle mais de là à parler de « cul à l'air »... Elle portait un pyjama, pas un string.
- Et d'abord, pourquoi veux- tu dormir dans le salon ? renchérit-il.
- Bah... Je ne vais pas dormir dans ton lit.
- Et pourquoi pas ?
- Bah... Euh... C'est ton lit... bafouilla-t-elle.
- Trouve une autre excuse ! Tu vas rester ici. Je te connais, si je te laisse dormir dans le salon et que je m'assoupis, tu vas t'esquiver en douce pour aller sur ton rocher.
- Mais... Non.
- Prends-moi pour un con, rétorqua-t-il sèchement, toute trace d'amusement ayant disparu dans sa voix.
Il exécrait les mensonges et elle n'en était pas à son premier coup d'essai. Elle l'avait déjà fait une fois. Après un sommeil agité duquel il avait dû la tirer, il avait fallu de longues minutes pour qu'elle se calme. Ses souvenirs la hantaient. Abattre Théo, son fiancé, la rongeait. La culpabilité de ne pas avoir eu le courage de faire face à ses ex futurs beaux-parents la bouffait.
Quand il était retourné dans sa chambre, il ne s'était pas recouché, préférant s'assurer qu'elle ne serait pas en proie à de nouveaux cauchemars. Il avait attendu et avait fini par entendre des bruits de pas, trop légers pour être ceux d'Hannibal ou de Tim. Il était ressorti, à pas de loup, et avait trouvé sa petite sœur prête à se saisir de la poignée de la porte d'entrée. Lorsqu'il s'était manifesté, elle avait fait volte-face, une main sur sa poitrine dans l'espoir d'apaiser son cœur affolé. Son expression lui rappelait une biche. Une biche prise dans les phares d'une voiture. Elle était apeurée et avait pleuré. Ça se voyait. Il ne l'avait pas raccompagné dans le salon, jugeant préférable de l'accueillir dans sa chambre. Il avait compris qu'elle ne s'endormirait pas de sitôt. Alors, ils avaient parlé. Elle avait vidé une partie de sa « boîte » jusqu'au petit matin. Jusqu'à ce qu'il soit l'heure de mettre la main à la patte.
Sauf que, ce soir, plus que de parler, c'était de sommeil dont elle avait besoin. Il serait intransigeant là-dessus. Elle dormirait dans son lit pour qu'il puisse garder un œil sur elle. Il se tiendrait ainsi, prêt à intervenir si elle était prise d'une crise de somnambulisme. Il ne la laisserait pas lui faire du mal, ni s'en faire à elle-même.
Étrangement, l'idée de l'attacher ne lui plaisait pas. Il pensait qu'elle aurait tendance à angoisser si ses membres étaient entravés. Par contre, il pourrait la prendre dans ses bras. Connaissant son engouement pour les câlins, ce geste d'affection devrait la rassurer et l'inciter à rester calme.
- Tu n'es pas con, grand frère, murmura-t-elle, blessée qu'il puisse penser qu'elle le prenait pour un idiot.
- Alors, n'essaye pas de me faire croire que tu resteras à l'intérieur si, dès que tu le pourras, tu en profiteras pour faire le mur.
- Je te promets...
- Non, Jade ! s'exclama-t-il, la faisant sursauter. On sait tous les deux que tu ne peux pas tenir cette promesse. Si tu te réveilles seule et dans le noir, la première chose que tu vas faire sera de paniquer. Tu vas chercher une échappatoire et si l'un de nous tente de t'en empêcher, on sait tous les deux ce qui se passera. Hannibal ou moi, on n'aura aucun mal à te maîtriser, même si tu te défends bec et ongles. Tim, j'ai un doute. Il est plus doux que nous et pourrait hésiter. Si tu le blesses, tu t'en voudras.
La posture de Jade lui indiquait qu'il avait tapé dans le mille : elle suintait la défaite. Concrètement, ça ne lui faisait ni chaud, ni froid, mais il se sentait obligé d'être aussi brut et direct. Elle devait se rendre à l'évidence qu'elle n'aurait pas l'ascendant sur lui alors, autant cesser de lutter. Elle ne faisait que gagner du temps, ou en perdre, selon le point de vue. Il ne changerait pas d'avis de toute façon.
-Recouche-toi, lui ordonna-t-il.
La brune hésitait. Elle semblait le supplier du regard. En observant ses yeux, Mike pouvait voir son inquiétude ancrée au fond de ses prunelles. Elle avait peur de perdre la maîtrise de son corps. Peur de refaire les mêmes choses qu'à ses anciens compagnons d'armes.
- Ne m'oblige pas à te faire avaler un somnifère, la menaça-t-il.
Mike connaissait son aversion pour les médicaments. Jade lui avait confié qu'à la suite d'une dépression, elle avait eu une période de dépendance. Elle craignait désormais de replonger dans cette addiction. C'était un coup bas, mais qu'importe s'il obtenait l'effet escompté.
Sa petite sœur se conforma à son ordre, bien que contrainte. Elle s'allongea à ses côtés mais lui tourna le dos.
- Tu es fâchée ?
- À ton avis ? bouda-t-elle.
- C'est parce que tu es têtue.
- C'est l'hôpital qui se moque de la charité... Quand t'as une idée en tête, t'en démords pas !
- C'est faux. Si Miguel ou Pablo me disent de laisser tomber, je laisse tomber.
- Oui, mais... C'est pas pareil !
- Et alors ? J'ai pas le droit d'agir en « grand frère » ?
Jade ne répondit pas. Elle savait qu'il essayait de se plier à un rôle. Pour elle ? Pour lui ? Pour eux deux ? Il pouvait être autoritaire, maladroit, indifférent mais, à chaque fois, il était là. Cette pensée la rassurait mais le doute persistait au fond de son cœur. Elle n'avait jamais eu beaucoup de chance dans sa vie. Tous ceux qui s'étaient trop approchés d'elle étaient maintenant dans un cercueil ou en cendres. Est-ce qu'enfin ce cycle de morts allait prendre fin ? Où allait-il lui aussi disparaître et la laisser en arrière ? Serait-elle encore obligée d'affronter la douleur de son cœur brisé ? C'était égoïste mais si elle avait le choix, elle préférerait partir avant lui si ça pouvait le protéger. Et elle ferait de même pour tous ses frères et sœurs et leur père.
- Jade...
- Bien sûr que si...
- Alors, dors s'il te plaît. Je reste là.
- Promis ?
- Oui.
Jade ferma les yeux et laissa le sommeil l'emporter sur cette promesse. Elle était un peu plus sereine. Son cœur s'était allégé... Mike veillait sur elle.
- Fais de beaux rêves petite sœur, murmura t'il en remontant la couverture sur elle.
Il avait fait une promesse et il la tiendrait aussi longtemps qu'il le pourrait. Aussi longtemps que ses démons le laisseront en paix.
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