Le collectionneur de temps
Le vieil homme attrapa sa canne et se leva difficilement de son lit. Il enfila ses charentaises, enfourcha sa paire de lunette et se dépêcha de sortir de sa chambre, faisant craquer le parquet sous ses pas. La main accrochée à la rampe d'escalier et ses pieds tremblants, il descendit les marches avec une sorte d'appréhension. Il voulait à tout prix ne pas rater son rendez-vous quotidien. Alors, une fois arrivé en bas de l'escalier, dans la petite entrée de sa modeste maison, il se dirigea précipitamment vers le salon. Sa canne frappant le sol en cadence, il s'approcha de son fauteuil en cuir, posa son accessoire contre le meuble et s'installa confortablement. Remettant ses lunettes rondes en place, le vieillard fit bouger sa mâchoire, les yeux rivés sur le mur en face de lui.
Celui-ci, habillé d'un papier peint abîmé et sale, était recouvert de pendules et d'automates. C'était un véritable rassemblement de poupées animées, d'horloges décoratives, de coucous sonores, de robots en bois, de personnages en fers, de cadrans sculptés... Cassés, abîmés, rouillés, incomplets, rongés, déformés ; le vieil homme plein de solitude récupérait chaque décoration, chaque automate qui croisait sa route. Il les rencontrait parfois par le fruit du hasard, dehors, dans la rue ou dans les poubelles, vieilles babioles qui avaient finies par lasser leurs propriétaires. Et puis, parfois, il lui arrivait de pousser la porte d'un petit magasin, antiquaire ou cabinet de curiosité, espérant trouver une horloge ou un pantin, pas trop beau quand même. Pas trop beau car, ce qui intéressait l'ermite n'était pas les accessoires neufs, encore recouverts de dorures et propres... Non, loin de ça... Lui, ce qu'il cherchait, c'était l'histoire. L'histoire de l'objet, son vécu. Chaque bosse correspondait à une aventure, chaque disfonctionnement lui apportait du charme. Ainsi, le vieil homme chinait et fouinait. Et il créait peu à peu cette immense collection, ce beau foutoir, ce si attachant mélange de vieux et de passé. Et chaque matin, se levant à huit heures moins le quart, le vieillard descendait vite dans son salon pour admirer la valse de ses chéris qui sonnaient huit heures. Il s'asseyait sur son beau fauteuil et attendait. Il attendait encore et encore, le regard attaché à la plus grande horloge. Doucement, les secondes s'écoulaient, puis les minutes... Les aiguilles tournaient à l'unisson, s'approchant toujours plus de l'heure où toute cette population, pour l'instant figée, se réveillera. Puis, soudainement, comme si l'homme ne si attendait pas, la plus petite aiguille atteignait le chiffre huit. Alors, tout ce monde s'éveillait, se mouvait. La pièce qui était jusqu'à maintenant seulement emplie par les tic-tacs était envahie par une tempête joyeuse de bruit. Ici, les cris d'une cigogne ; là, la musique d'un orgue de barbarie ; et là encore, le rire d'une jeune fille... Et c'est tout une vie qui se déchainait. Les danseuses dansaient, les bûcherons coupaient, les chats couraient et les amoureux s'aimaient. Tous se coordonnaient comme pour une seule et même mélodie. De partout, des coucous jaillissaient des pendules dont les balanciers s'agitaient, des personnages surgissaient pour sonner l'heure, un marteau à la main. Et alors que les cloches sonnaient, le vieillard souriait devant ce magnifique spectacle. Parfois, il pleurait, il riait, il chantait et applaudissait même... Ils étaient ses compagnons, sa famille, ses seuls amis. Ils resteront toujours là pour lui...
Ce matin, tout se passa comme d'habitude. Il était maintenant huit heure moins deux et le vieil homme était assis sur son fauteuil, attendant que huit heure sonne. La pièce, presque envahie par la pénombre, était plongée dans le seul bruit des horloges. La respiration du propriétaire des lieux devint plus profonde quand les cadrans indiquèrent qu'il ne restait qu'une minute à attendre. Bientôt, son pied droit commença à frapper le parquet d'impatience. Alors que les tic-tacs incessants semblaient s'accélérer, le vieillard sentait son cœur prêt à bondir hors de sa carcasse. Il posa une main ridée sur sa poitrine alors que son regard, recouvert par le voile de la cataracte, suivait scrupuleusement l'aiguille des secondes de la grande horloge. Bientôt, les battements de son cœur devinrent plus sonores que le bruit du temps s'égrenant. Puis, les doigts posés sur sa poitrine semblèrent soudainement se crisper, s'agrippant aux mailles de son vieux gilet. Doucement, son regard plongea dans le néant alors que l'aiguille s'approchait du douze. Une légère plainte s'échappa de la bouche entrouverte de l'homme. Puis, huit heures s'afficha sur tous les cadrans et le vieillard s'écroula sur le sol, en face de son fauteuil. Le cadavre devant eux, aucun automate ne daigna s'animer, aucune horloge ne sonna. Seul un coucou sortit de sa cachette en silence, curieux de voir le corps de son ancien protecteur. Alors, à l'unisson, toutes les pendules arrêtèrent leur course à huit heures deux.
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