Chapitre 53 : Horizon Nocturniel
« Mon cher ami,
Je n'aurais jamais cru qu'il pût encore y avoir quelque chose qui surpasse l'enfer de Verdun. Là-bas, j'ai souffert atrocement. Maintenant que cela est passé, je puis le dire. Mais ce n'était pas assez : maintenant nous avons été envoyés dans la Somme. Et ici, tout est porté à son point extrême : la haine, la déshumanisation, l'horreur et le sang. (...) Je ne sais plus ce qu'il peut encore advenir de nous, je voulais vous saluer encore une fois. Peut-être est-ce la dernière. »
Paul Zech, Lettre à Stephan Zweig
L'on dit qu'en enfer une journée est l'équivalent de mille de nos années. Ce matin encore je me replonge dans mon journal ; les dates, annotées au bas de chacune de ses pages, me paraissent plus tangibles et réelles que les morceaux de papier punaisés aux murs.
Dehors, le brouillard, accompagné d'une pluie drue, a transformé les lieux en marécages, les chenilles des chars s'enfoncent pour ne jamais en ressortir, de même que les hommes dont la marche est devenue impossible. De surcroît, j'observe une soudaine recrudescence de fièvre des tranchées qui, si elle ne prélève guère son contingent, envoie chaque jour plus de soldats que nous ne pouvons en accueillir.
Alors devons-nous réjouir des nouvelles données par l'estafette ce matin même : la prise de la ville de Maurepas la veille au soir. Au fond, combien de temps la garderont-ils ? Surtout à quel prix ?
D'après le grand quartier général, la tenue du village ouvrira des voies de communication vers Cléry, éloigné de Péronne de seulement quelques kilomètres. Joffre et ses officiers avaient promis une percée rapide du front allemand, malgré l'offensive lancée sur Verdun au début de l'année. Hélas, de percée il n'est point question, mais d'usure qu'il nous faut parler, tant pour le matériel que pour les hommes, réduits à la seule condition de porteurs de fusils.
Excitée, à la lecture de la missive, je n'ai vu nulle joie, nulle réjouissance, mais des visages fermés, des larmes sèches, des lèvres pincées. Pendant ce temps, nous entendions les obusiers cracher la mort et les avions survolés nos positions, instants entrecoupés par moment du staccato des mitrailleuses en action.
Éclopés, gueules cassées ou fracassées, traumatisés, hantés par des visions qui ne les quittent jamais, je tente, autant qu'il me l'est permis, d'apaiser les angoisses de chacun de ses êtres, quand nous les renvoyons chez eux, une médaille épinglée sur la boutonnière.
Ce soir, cependant que je couche ces réflexions, l'horloge m'indique dix heures passées de quelques minutes, tandis que son balancier ne cesse ses allées et venues. Alors que l'encre achève de sécher, je m'offre une cigarette et l'allume. Par l'embrasure d'une meurtrière, je contemple la plaine obscure et silencieuse. Derrière moi, quelqu'un gratte à la porte. D'un mot, je l'invite à entrer. C'est l'infirmier en chef qui s'en vient m'annoncer le décès du soldat deuxième classe Dewer ; il s'est pendu avec une corde volée à la réserve.
Journal de H.F.
Le 25 août 1916
Paris, Gare Saint-Lazare, France, le 5 avril 2067
Autour de lui, la foule est semblable à une rumeur, sourde et bourdonnante à la fois, jamais taiseuse, mais toujours silencieuse à l'autre. Rien ne paraît avoir changé sinon les écrans holographiques qui ont remplacé les tableaux électromécaniques dont les bruits ont fait, pendant des années, les délices des petits. Sa valise posée à côté de lui, ses yeux parcourent le kiosque à journaux, dont les unes flottent au gré des désirs des potentiels lecteurs, tandis qu'Achille a filé en direction des lieux d'aisances, ou de mal aisances, aurait-il persiflé fut un temps. Une main dans la poche, il en sort quelques piécettes qu'il tend à la figure humaine qui se tient derrière le comptoir, en échange d'une liasse de feuilles pliées avec soin.
— Merci, marmonne-t-elle, cependant qu'il acquiesce d'un hochement de tête avant de s'éloigner pour rejoindre son compagnon, qui émerge au même instant de la masse des voyageurs.
Le visage fermé, il esquisse un sourire complice lorsqu'il l'aperçoit.
— Est-ce que je peux te poser une question ? lui glisse-t-il soudain, comme ils marchent le long du quai à la recherche de leur voiture.
Wagons de TGV recyclés, la rame défile sous leurs yeux, cependant qu'ils découvrent une foule toujours plus dense qui se presse pour monter.
— Bien sûr, lui rétorque-t-il comme il s'y engouffre.
Dedans, l'haleine de la cabine, chargée de parfums artificiels et de produits d'entretien, le prend à la gorge, tandis qu'il aperçoit à l'autre bout du couloir une silhouette occupée à pousser devant elle un chariot. Du regard, il embrasse l'intérieur de la rame, s'attardant au passage sur les numéros afficher au-dessus des sièges, jusqu'à trouver le leur. D'un hochement de tête, il salue la préposée au ménage, cependant qu'il saisit au vol le papier gras qui s'échappe de son sac.
— Merci, marmonne-t-elle les yeux baissés, avant de s'éloigner.
Silencieux, Frantz la voit disparaître, engloutie par les vantaux noirs de l'entre-deux.
— Les choses sont lentes à se mouvoir, n'est-ce pas, murmure Achille à son oreille.
La mine fermée Frantz ne dit rien tandis qu'il range leurs valises dans la zone réservée aux bagages.
— Trop... lâche-t-il dans un soupir, comme il s'assoit à côté de son compagnon.
Par la fenêtre, il aperçoit du coin de l'œil, la foule clairsemée qui se déplace sur le quai, à la recherche de sa voiture.
— Achille...
Paroles suspendues, Achille le fixe sans dessiller. Au fond de ses pupilles noires, des échos dansent avec des oriflammes.
— Que veux-tu savoir ?
Silencieux, Achille paraît hésiter, tandis qu'une silhouette se dessine de l'autre côté de la rangée. La bouche sèche, il passe sa langue sur ses lèvres, puis les ferme. Pincées, il n'ose professer aucun mot.
— Où était-ce ? lâche-t-il enfin dans un soupir.
Le vent, chargé d'embruns, fouette son visage, cependant qu'il amène avec lui un banc de brume. Seule, ou presque, sur la plage de galets gris, elle les sent qui roulent sous ses pieds, qui s'entrechoquent avec ce bruit, comme un rappel des parties de billes dans la cour de récréation. Ainsi qu'il lui avait promis, il l'a exaucé.
Les bras recroquevillés contre elle-même, elle contemple son corps flottant dans sa robe. Maigre, presque cachectique, elle se remémore ses formes qu'elle avait toujours trouvées étranges. Découpée, dans le brouillard, elle aperçoit la silhouette fanée de l'aiguille creuse, dont les vagues auront, un jour ou l'autre, raison. Dans la suite, elle devine la formidable arche de pierre qui enjambe la mer. Dans un temps, elle aussi s'effondrera, trop tôt, trop tard, elle espère seulement que des êtres seront encore là pour se souvenir et la chérir. En contrebas, les flots battent le rivage, tandis que roulent les galets, à jamais. Penchée en avant, elle se saisit de l'une d'entre elles ; elle paraît si lourde ainsi posée au creux de sa main maigre.
Le coude appuyé sur le rebord de la fenêtre, la vision d'un quai bondé, saturé de couleurs, de bruits et d'odeurs, disparaît.
— Frantz ?
Rêveur, il sculpte des ombres sur le dossier du fauteuil qui lui fait face.
— Oui ?
Immobile, Achille le contemple sans mot dire. Les mots dans sa bouche dessinent des songes encore plus vrais que nature, tandis que l'obscurité semble envahir peu à peu les lieux. Mais tout cela n'est qu'illusion et les images n'ont pas plus de consistances qu'un mirage.
— Étretat, murmure son compagnon. C'est là que nous nous rendons, ensuite... Ensuite, nous remonterons la côte et nous nous en irons.
Dans le lointain, une alarme sonne, des gens s'affolent, se précipitent valises à la main, conjoint ou conjointe à la traîne. Essoufflées, le visage rouge, les silhouettes s'asseyent, cependant que les portes se referment. Sur le quai, un contrôleur, vestige d'un temps différent, porte un sifflet à ses lèvres, une caméra posée sur l'œil. Lui aussi disparaît, comme les autres autour, les couloirs de fer, les piliers de pierre, la voûte de verre. Dehors, le ciel est gris, voilé de brume et de gouttelettes en suspension.
*
La Défense, France, le 4 mars 2067
Le casque entre les mains, il contemple son reflet dans la visière noire tandis que les rails lui renvoient les premiers éclats violines de l'aube. Dans son cœur, un nœud s'est défait, puis un autre, un troisième. Combien encore ?
C'est une route, une route infinie, une route qui ne connaît ni de début ni de fin, une langue d'asphalte sur laquelle roulent, sans jamais s'arrêter, des véhicules à la carrosserie bariolée. Lui est au volant de l'un d'entre eux, perdu au milieu de la nuée ; sombre prose pour un cœur morose, autour duquel se noue la corde acérée d'un amour glacé.
Un nœud pour chacun d'entre eux, un nœud pour chacune d'entre elles
Le bras tendu, la main ouverte, il voit ce vide qui s'en échappe, ce vide qui l'habite, ce vide qui l'abrite, ce vide sur lequel il a bâti une vie.
— Raconte-moi une histoire, maman !
— Raconte-moi une histoire, maman ! murmure-t-il à l'adresse du vide.
Mais personne ne lui répond, sinon le reflet de ses propres paroles.
À quoi penses-tu ?
Mais ce ne sont pas des mots, uniquement des sons inarticulés qui, soudain, hantent le vide. Immobile à côté de lui, son casque posé sur son ventre, elle contemple elle aussi cet infini corridor. Derrière lui... Mais y a-t-il seulement quelque chose derrière lui, sinon l'écho d'un passé qu'il a enfin dépassé. Lentement il enfile le sien, puis rabat la visière, avant d'enfourcher l'engin de sa compagne qui l'attend déjà. Ronronnant, la mécanique s'élance soudain à travers le voile ténébreux, percé par l'unique faisceau de son phare ; elle lui rappelle l'histoire d'un spectre qui, roulant de nuit, sur la même portion d'autoroute, terrorise ceux qui ont la malchance de croiser son chemin.
Sous la visière noire, on le voit, son sourire, un sourire éclatant, un sourire dément. En face, deux taches lumineuses apparaissent ; elles sont si lointaines, si proches à la fois. Entre ses cuisses, le moteur ronronne de plus belle ; il devine les jets mordorés de l'essence qui pénètrent par les injecteurs, l'étincelle qui enflamme les vapeurs. Détente, le piston est rejeté quand un autre remontre. Compression, le carburant pulvérisé se mélange, chauffe, explose ; un cri rauque jaillit de sa gorge ; en face les lumières deviennent immenses. Il rit, il rit et son rire se répercute dans la nuit, la main sur l'accélérateur, il le pousse à fond tandis qu'un hululement surgit d'entre les phares.
Point de spectre, point de fantôme ricanant, point de mort grimaçant, ils sont deux êtres de chair et de sang qui filent en direction de l'incandescent.
À quoi penses-tu ?
Les mots résonnent dans sa tête, comme ils jaillissent dans l'aube naissante. Au loin, il aperçoit la silhouette massive de l'Arc de Triomphe, sur lequel se réverbèrent les rayons de l'astre du jour. Derrière eux, le no man's land de l'esplanade de la Défense et ses enfants errants qui leur font leurs adieux.
Était-ce un songe, une illusion, une faille dans le monde ? Ou bien la réalité crue d'un monde sans esprit à l'agonie ?
Dans ses yeux, le paysage défile, de plus en plus vite. Les bras autour de la taille de sa compagne, il sent la machine qui monte en régime, entend les gaz brûlants qui s'évadent en rugissant par le pot d'échappement, voit l'aiguille des tours-minute qui s'affole. Ils sont telle une balle magique qui traverserait la ville de part en part ; personne ne les arrêtera, ni flics ni automobilistes.
Dans les avenues désertes, ils n'aperçoivent que des silhouettes contrefaites, des ombres humaines aux épaules relâchées, car elles portent le poids du monde sur leur dos. Très vite, ils les dépassent, avant de disparaître en direction du pont Alexandre III, gardés par des anges au regard perçant. Pendant ce temps, l'engin maîtrisé s'enfonce dans la brume épaisse qui s'exhale depuis les quais, tandis qu'il contourne les jardins de l'hôtel des Invalides. Les bras enserrés autour de la taille de sa compagne, Max fixe la faune noctandiurne qui se réveille pour certains, qui se hâtent pour d'autres. Silhouettes gravées dans le silence, il fredonne les mots d'une ancienne chanson, dont les paroles ne font désormais plus sens.
Sous un abribus, emmitouflée dans un large manteau de fausse fourrure, une ombre s'ébroue, cependant que ses pieds, chaussés de bottes montantes, frappent avec fureur le macadam innocent. Mais déjà, il n'est plus qu'un souvenir, une image rémanente au fond de sa rétine, remplacé aussitôt par une autre.
— Saejin ?
Dans le casque, l'appel résonne quand s'illuminent les sons à la périphérie de sa vision. Rendu mutique par l'hésitation, il garde le silence plus que de raison, puis murmure quelques mots dans le micro. Au loin se détache la façade, miroitante par les jours de beau temps, de ce qui fut un jour le plus grand hôpital pour enfant, transformé depuis en hôtel et clinique de luxe.
— Merci.
Soudain, l'allure ralentit. Suspendue dans le brouillard, la lueur rouge du feu de signalisation est pareille à une lanterne chinoise qui oscillerait dans le noir. Le pied posé sur la chaussée humide, Saejin se retourne un instant.
Allongée dans la pièce aux reflets artificiels, elle contemple la large lentille du scialytique pendu au-dessus de sa tête. Immobile, elle coule un œil en direction de sa droite puis de sa gauche. Aemia, Lowanna, Kyoko, Joyce, et les autres, étendues de manière semblable, sédatées, le regard vague, elles ne peuvent qu'attendre que vienne la délivrance. Soudain le bruit d'une porte qui coulisse rompt le silence, tandis que son sang se glace comme celui de ses compagnes.
— Sont-elles prêtes ?
Nasillarde et haut perchée, la voix se réverbère sur les murs en faïence.
— Absolument professeure ! Les taux d'hormones sont compatibles avec une implantation réussie.
— Parfait ! rétorque la même voix. Demandez donc à ce que l'on nous amène les embryons, nous allons procéder de suite.
Vêtue d'une large tunique verte, les cheveux enserrés dans un étroit bonnet, un masque sur le visage, seuls ses yeux, gris, froids, semblables à des billes d'acier, la contemplent.
Dans la pièce flotte un parfum de musc et de patchouli alors qu'elle sent ses paupières s'alourdir. Les sons ne lui parviennent plus qu'à l'état de fragment, tandis que tous les muscles de son corps se détendent. À sa droite, Dolorès n'est déjà plus qu'une vision ouatée, cependant qu'elle sait qu'il est inutile de lutter ; dans sa tête, le compte à rebours a commencé.
Combien déjà en a-t-elle porté ? Elle a déjà oublié... Et les autres, celles qui ont échoué... Où sont-elles passées ?
Déliquescentes, ses pensées s'étiolent, s'évaporent ; elle sombre dans un sommeil que d'aucuns qualifieraient de bienveillant.
Froide, elle fixe le frontipisce de l'ancien hôpital devenu depuis résidence de luxe pour riches malades. Soudain baignée dans le halo émeraude du feu de signalisation, elle hésite, tandis que sa main écrase la manette de l'embrayage, le moteur rugissant de concert. Toujours pressé contre elle, Max l'a remarqué, mais ses lèvres sont demeurées scellées. Le regard vrillé sur l'avenue désertée, à la manière d'une marche sans souvenir, il contemple les façades des immeubles qui défilent. Volets clos, c'est à peine si filtre une lumière qui trahirait la présence d'un occupant.
Maux passants, mots glissants.
Est-il si tôt que la ville en paraît morte ?
Dans le ciel couleur plomb, les nuages menacent toujours, bien que le vent les chasse avec vigueur en direction de l'est de la capitale. Sous ses yeux défilent des rues, des boulevards, des avenues lisses et anonymes. Partout des façades, laides ou belles, ouvragées ou bien désœuvrées, fermées, désertées, inhabitées, sinon hantées par l'éphémère présence d'un locataire en transit, dont il entraperçoit la silhouette par une fenêtre indiscrète.
Où sont passées les petites gens, gens de rien, précaire ou solitaire, marginaux ou punk à chien, gens de basse extraction, gens qui ne sont rien, comme l'aimait à le répéter un ancien président, retraité doré dans une maison réservée ? Qu'a-t-il vu cette nuit, alors qu'elle l'entraînait sur les toits, parmi les chats et les obscurs ? Et cette femme entourée de ces enfants tapis dans le cœur de la ville ?
Pourquoi poser la question, lorsque l'on connaît déjà la réponse ?
Des larmes mouillent ses yeux, lépreuse la tour Montparnasse se découvre, tandis que Saejin s'engage dans l'avenue du Maine. Phare de l'urbanisme gaullo-pompidoulien, construite au tournant des années 60-70, elle permit surtout l'anéantissement de bastions ouvriers puissants. Désormais laissé à l'abandon, les étages murés, l'air saturé d'amiante et d'émanations du sous-sol, seuls les plus désespérés, les plus isolés osent encore s'y réfugier. Engagé dans l'avenue du général Leclerc, il resserre un peu plus son emprise sur ce corps que, parfois, il croit irréel et évanescent. Traversée la jonction du boulevard Brune et du boulevard Jourdan, ils se déporteront sur la rue de la Légion étrangère puis l'avenue de la porte d'Orléans, d'où ils gagneront le périphérique, direction l'Est parisien. Dans le casque, diffusent les paroles d'une vieille chanson. Chaude, mélodieuse, la voix de Jevetta Steele l'appelle, tandis que ses mots évoquent un lieu perdu dans le désert des Mojaves au Nevada.
*
New Singapor, Malaisie, le 25 janvier 2055
L'illimité... Premier des pêchés ou bien premier ?
Dans sa cuve, la chose s'agite. Les yeux grands ouverts, elle fixe un point imaginaire dans la pièce.
Que voit-il ? Que pense-t-il ? Ses connexions neuronales le permettent-elles seulement, ou bien toute son activité n'est-elle qu'un bruit blanc ?
Silencieux, les mains croisées dans le dos, l'homme se le figure, tandis qu'il contemple le couchant par la baie vitrée de son appartement. Innombrable, incommensurable, il n'est que l'un d'entre eux, un parmi tant d'autres.
Pourquoi est-il là, sinon pour l'esbroufe ? Fut un temps où il les avait disséminés, où il les avait placés, puis il s'était lassé, préférant se retirer pour observer. Quand mourra le dernier homme, la dernière femme, le dernier du genre humain, alors il disparaîtra lui aussi, car plus rien ne retardera une échéance si longtemps repoussée.
— Monsieur.
Dans le reflet éthéré de la fenêtre, il aperçoit le visage inexpressif de son intendant.
— Déjà, songe-t-il.
À la lisière de son champ de vision, l'horloge holographique indique 20h45.
— Faites-le monter, je vous prie, lance-t-il à la silhouette figée dans l'immobilité.
*
Horncliffe, Angleterre, le 25 mars 2067
Visage ombrageux, silhouette obombrée, le géant s'est immobilisé. Quelques instants auparavant il avait murmuré un nom, un nom chargé de péchés et de tourments, un nom comme une malédiction, un nom synonyme de mort et de damnation. En face, une femme entourée de flammes le regarde. Au fond de ses prunelles couve un feu de passion mêlé de folie et de mélancolie.
Est-elle amoureuse parce qu'il l'a reconstruite ? Ou bien parce que, comme lui, elle a vu au-delà de la chair, sa part de ténèbres ?
— Est-ce que vous désireriez déguster quelque chose, monsieur ? Monsieur Frankenstein ?
Une ébauche de sourire se dessine sur ses lèvres purpurines, tandis qu'elle l'invite d'un geste à prendre place à sa table. Un instant, l'ombre hésite.
Qu'est-ce qui peut la retenir ainsi ? songe la femme, bien qu'elle devine déjà la réponse à son interrogation.
Assis à quelques décimètres d'elle, la silhouette à figure humaine lui rend son sourire, les yeux emplis d'une malice nouvelle.
— Que me proposez-vous, madame Ree ?
— Est-ce que je ne devrais pas vous retourner la question, plutôt, minaude-t-elle, la bouche en cœur.
Silencieuse, l'ombre demeure un moment interdite, comme plongée dans une lointaine vision, prisonnière d'une réminiscence fugace.
— Sans doute, rétorque-t-elle soudain d'une voix rauque, tandis qu'elle s'éclipse, un éclat de mystère au fond de ses prunelles.
Le regard tourné vers le plafond aux poutres vénérables, chargés des souvenirs de tous ceux qu'elles auront contemplés, elle s'avance vers le comptoir.
— Quel temps, n'est-ce pas ! Qu'est-ce que je vous sers, gov'nor ?
Emmitouflé dans un large manteau de laine grossière, l'homme interpellé ne peut masquer son étonnement. Goguenard, le tavernier lui adresse un clin d'œil appuyé.
— Vous ai jamais vu dans le coin. Il n'y a que les gens de la capitale qui font halte ici, puisque c'est la seule route encore accessible en hiver pour se rendre à Édimbourg. J'en conclus donc que vous êtes très certainement l'un de ces rupins qui fuient l'air putride de la cité.
Amusé, l'homme ne cherche pas à le détromper.
— En effet et s'il en est ainsi, je suppose que vous me servirez la pisse d'âne que vous réservez à une clientèle telle que moi.
— Hélas, on ne peut rien vous cacher, gov'nor. À moins d'être des nôtres, je ne vous donnerai rien qui ne sorte de ma réserve.
Soudain taiseux, l'aubergiste se rengorge.
— Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai envie de faire une exception ce soir.
— La lune, les saints, allez donc incriminer qui vous voulez, mais vous avez une tête qui inspire la sympathie, ajoute-t-il, comme il se penche pour tirer à lui la lourde trappe qui masque l'escalier conduisant au sous-sol.
Seul au comptoir, l'homme ôte son chapeau de feutre trempé par la neige, puis le secoue ; des gouttes s'écrasent sans un bruit sur le parquet usé. Dans la pièce, à l'une des tables quelques clients fidèles discutent à bas mots autour de chopes débordant de mousse, tandis qu'à une autre le son des cartes, qui glissent sur le bois, a remplacé le heurt du verre. Dans l'âtre, un cochon tourne sur une broche, laissant s'échapper un fumet chargé d'aromates.
— Voici, monsieur. Mais dites-moi ! Comment avez-vous su ? Il n'y a que les habitués qui savent que nous sommes la seule auberge à servir cette bière à l'absinthe maritime.
Sourire en coin, Hugo se contente d'un clin d'œil appuyé, cependant qu'il se dirige vers le fond de la salle, ses deux verres à la main.
— Madame Ree, souffle-t-il à l'adresse de la femme penchée sur la table, le regard attiré par une certaine gravure.
Du bout de l'index, elle en détoure les contours.
— Tu étais là, n'est-ce pas ? À cette table !
Rêveuse, elle laisse ses doigts courir sur la surface rugueuse du bois.
— Ces tables ont-elles vraiment ton âge, sinon plus ?
En face d'elle, Hugo s'est assis, les verres devant lui, sa main glissée dans la sienne.
— Comment as-tu deviné ? murmure-t-il à son adresse.
Pour toute réponse, Hyo-jin se lève puis détache du mur un cadre, qu'elle dépose aussitôt sur la table. Derrière la vitre, une coupure de presse, avec en illustration une vieille photographie couleur bistre, le contemple.
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