Chapitre 52 : Hugo Frankenstein
« Se fermer à soi-même était la seule façon de fuir les démons qu'on refusait de regarder en face. Et une chimère : les démons attendaient patiemment leur heure pour ressurgir de l'oubli, impitoyables, repus de tous les souvenirs refoulés. »
Pierre Bordage, Les Derniers Hommes
Sinistre anniversaire. Ainsi sont-ce les premiers mots que je couche pour ce nouveau jour.
Sinistre anniversaire.
Une tache macule ma page. Pourtant, je ne l'ai pas arrachée, je n'ai pas recommencé, j'ai préféré la laisser orner mon journal. Ma plume s'est attardée, alourdi du sentiment d'effroi qui m'a saisi tantôt lorsque mes yeux se sont posés sur le calendrier.
Deux ans.
Depuis maintenant deux ans, les usines vomissent la mort, le chaos règne dans le No Man's Land, les hommes marchent vers le néant.
Pourquoi ?
Lorsqu'est soulevée cette question, les visages se ferment, les mots bafouillent, les idées se brouillent. En fait, personne ne sait, ou personne n'ose l'avouer. Par lassitude, plus que par curiosité, j'ouvre de temps à autre les journaux, mais n'y trouve rien d'autre que propagande et mensonge. Parfois, au chevet d'un blessé, surtout gradé, les langues se délient et nous confient toute leur désespérance à l'égard d'une guerre absurde, dont les buts leur sont aussi éloignés que dérisoires, en regard du tribut de sang versé.
Pendant ce temps, à l'arrière, dans les salons, ou les villas, autour d'une tablée, l'état-major savoure de grasses viandes et des cigares, autant enthousiastes à planter leur fourchette dans quelque cuissot de gibier, qu'à ordonner l'assaut contre une position allemande.
La Victoire totale ! Voilà ce que proclame la une de l'Aurore.
Mais la victoire peut-elle revêtir encore un sens dans un pays exsangue et dévasté ?
L'année 1914 paraît si lointaine alors même qu'elle est si proche, mais l'on dit qu'une journée terrestre est l'équivalent de mille ans en enfer.
Depuis plusieurs mois, j'ai renoncé à faire taire la bête qui gronde en moi. Comment en serait-il autrement dans ce paysage de sang et de larmes ?
Ainsi, alors que la mort voile leurs yeux, je m'introduis, la nuit, à leur chevet et abrège leurs souffrances, que même le laudanum ne suffit plus à soulager.
Bien des bruits courent à mon sujet. J'entends les murmures sur mon passage, mais je n'en ferai rien pour les dissiper, car le secret le mieux gardé est encore celui que l'on dévoile.
Journal de H.F.
Le 4 août 1916
La Défense, France, le 3 mars 2067
La nuit passée, à moins que ce ne fût le jour. Enfoncés dans le dédale de l'ancienne gare, ils ont perdu la notion du temps. Étendues sur des couches dures et malodorantes, ils se sont assoupis, repus de leurs songes et de leurs émotions. Lorsqu'ils ont rouvert leurs paupières, rien n'a changé, les mêmes sons, les mêmes odeurs, les mêmes saveurs que la veille, peut-être l'avant-veille. Comment savoir dans un semblable endroit ? où l'espace se dilate, où le temps coagule.
Les paupières tout juste entrouvertes, il voit une femme penchée sur son visage. Ses lèvres sont fines, purpurines, étirées en un mince sourire qui s'efface lorsqu'elles touchent les siennes.
— Bonjour, Max, coasse-t-elle.
Posé sur un tabouret, en guise de chevet, trône son bracelet. Encore endormi, ses yeux papillonnent, tandis qu'il tente de chasser les miasmes d'un sommeil trop profond.
— Bonjour, Saejin, articule-t-il, la paume de sa main sur sa joue couleur cuivre.
Est-ce l'aube ? Le crépuscule ?
Dans le silence des lieux, c'est à peine s'il perçoit le son des respirations d'Amarok, toujours allongée sur sa couche. Ses jambes ramassées contre lui, il se remémore ce mot envoyé plusieurs heures plus tôt, tandis que les visions d'un train de fantômes reviennent. Dans sa gorge, une boule d'angoisse remonte, comme des larmes jaillissent tout à coup de ses yeux.
— Pourquoi est-ce que tu pleures, Max ? l'interroge sa compagne de sa voix d'outre-tombe.
Le visage tourné vers Saejin, il éprouve soudain à son égard un violent dégoût. Sa raison lui commande de la repousser quand son cœur lui intime de l'enlacer.
— Je...
Mais les mots s'étranglent et c'est un cri de rage, étouffé dans son poing, qui en sort à la place, tandis qu'il s'effondre en sanglots. Doux, les bras de sa compagne l'entourent, cependant que, délicate, elle presse sa tête contre son sein.
— Max... souffle-t-elle.
Devenue silencieuse, il n'entend plus que les coups sourds de son cœur qui bat dans sa poitrine.
— Saejin... emmène-moi le voir... murmure-t-il d'une voix éthérée. Lui, cet homme qui vous a libérées toi et tes sœurs...
Seul dans son bureau, Franz a refermé la porte derrière lui sans un bruit. Négligent, il tend le bras vers la pochette posée sur le meuble. Soudain, l'un des feuillets s'en échappe. De justesse, il le rattrape avant qu'il ne s'échoue sur le linoléum sale. Las, il survole les lignes tapuscrites, descriptions sordides du corps retrouvé dans le canal. Personne ne l'a réclamé, non plus que personne ne signalera la disparition d'une fillette de quatre ans ; cela, il le sait par avance. L'envie de s'en griller une le démange, tandis que sa main fouille, en vain, l'un des tiroirs à la recherche de l'objet de son désir. Vide, il le nargue. Dépité, il le referme d'un geste, puis pousse un long soupir ; la pochette entre les doigts.
— À quoi bon s'embarrasser de cette prose absconse ? songe-t-il, comme il s'empare de son imperméable, avant de le jeter sur ses épaules.
— Hyo-jin Ree, 11 Cité Joly, Paris 11e, lit-il sur la première page.
Quelques minutes plus tard, habillé de pied en cap, abrité sous un vieux parapluie aux baleines fatiguées, il s'engage sur le quai des Orfèvres, en direction de la bouche de RER. Dans le caniveau, il contemple les ordures charriées par les flots que remonte un rat dodu : papiers gras, mégots, ou bien encore cannettes vides, balancés à la hâte par un passant ou un automobiliste. Arrêté à hauteur du passage piéton, il regarde d'un œil morne le trafic des véhicules, silencieux bolides qui s'élancent vers une destination connue d'eux seuls. Soudain, le feu passe à l'orange, mais aucun ne ralentit, et tous dépassent, dans une grande éclaboussure, l'homme debout sur le trottoir. En retrait, il a, machinalement, mémorisé, les numéros des plaques. Indolores, ils paieront rubis sur l'ongle et poursuivront leur marche infernale, parce que tel est leur bon vouloir.
Si tel est ton souhait, alors nous irons.
Au-dessus de sa tête, dorées, les lettres scintillent. Autrefois, elle aurait été brûlée pour sorcellerie, maintenant ce n'est qu'une amusette technologique. Du bout de l'index, il surligne les traits colorés, puis cesse, le doigt suspendu dans les airs.
Y a-t-il jamais eu un commencement ? En ce cas, y aura-t-il jamais une fin ?
Bercé par le staccato des roues qui heurtent les rails, ses pensées divaguent. Dans la fenêtre de la rame, il se dévisage ; il est las avant même d'avoir achevé son voyage. Station Saint-Michel, il ira jusqu'à Châtelet les Halles, puis empruntera la ligne 11 en direction République. Sortira-t-il et marchera-t-il jusqu'au passage Charles Dallery ? Ou bien, prendra-t-il la correspondance qui le conduira à la station Voltaire ?
Le nez collé à la fenêtre, il rêve d'archipels et de vagues perpétuelles, sismiques et sensuelles, dont il a oublié tout des caresses. En face de lui, à moins que ce ne soit un effet d'optique, il aperçoit un couple enlacé, silhouettes d'obscurité découpées dans un flash de lumière éphémère ; cela lui rappelle ces pochoirs d'ombres noires qui fleurissaient jadis dans la capitale ; un nom flotte à la lisière de son esprit : Miss Tic. Plus haut, il devine l'œil luisant d'un surveillant numérique. Privilège de sa caste, il n'apparaîtra jamais dessus ; il est une tache aveugle dans le système, pourvu qu'il lui prête allégeance.
Plongée dans ses yeux, Saejin ne s'est pas éloignée. Sa main saisie de la sienne, il presse un peu plus sa paume. Il quitte un monde pour un autre. Du centre, il part en direction des marges, comme il abandonne derrière lui tous ces privilèges, barreaux dorés d'une prison qui se prétend liberté. Un instant, il baisse la tête, puis se ravise ; il aura tout le temps d'en discuter avec lui.
— Saejin ?
Sous ses pieds, il sent le sol se dérober. Dans l'inconnu, c'est un saut sans retour qu'il effectue, à la recherche de questions sans réponses et de réponses sans questions.
Où le train qui les embarquait tous a-t-il déraillé ?
Oui ?
Les lèvres entrouvertes, Max hésite.
— Rentrons, Saejin.
Mutique, elle acquiesce d'un hochement de tête. Max, le regard tourné vers Amarok, esquisse un sourire.
— Prenez bien soin des enfants, soupire-t-il
Par la porte entrebâillée, il croit surprendre une paire d'yeux curieuse. Mais ce n'est qu'un mirage, une image ; il n'y a que le noir.
Sans un mot, main dans la main, ils se sont enfoncés dans les interminables boyaux.
*
Charenton-Le-Pont, France, le 3 mars 2067
Sa voiture garée en bas de l'immeuble, il fixe la classe qui marche d'un pas alerte dans la rue, sous l'œil las, de deux adultes, parents ou enseignants. Innocents, plutôt ignorants, il devine leurs visages rieurs, ravis à l'idée d'une sortie qui brisera la routine scolaire. Pas de lunettes holographiques ni de verres numériques, seulement des sons, des odeurs, des visions, peut-être pas enchanteresses, mais réelles.
— C'est quoi, Damsay ?
— Une île de l'archipel des Orcades en Écosse, lui avait expliqué Franz.
Ça et d'autres choses. Pourtant, il demeurait comme des mots absents, de ces mystères qui se dévoilent seulement quand on est prêt.
Gnỗthi seautón
Tel était le plus ancien des trois préceptes gravés sur le fronton du temple de Delphes.
Dans le miroir de la fenêtre, il contemple son reflet, celui d'un homme encore jeune, que la nature a pourvu d'une peau ébène et d'une carrure, que beaucoup diraient, d'un athlète. Être chimérique, rebelle en tout temps, il n'a jamais cessé d'errer à la poursuite de son identité, empruntant les chemins de traverse, s'aventurant dans la fange, pour échouer au bord du Styx auprès de cadavres désœuvrés.
Pourquoi ? Pour quoi ?
Ni justicier, ni héros, il n'est pas l'un de ces personnages prisonniers d'une feuille de papier glacé, ou de ces fictions mythiques qui sont projetées dans des salles de moins en moins obscures, sinon cet homme cynique, désabusé, qui oscillait sans cesse sur la corde raide, réparant, comme il le pouvait, les gens déglingués, s'accordant par moment la joie éphémère d'une basse vengeance. Ne s'en est-il pas souvent rendu coupable ? Oublieux d'un rapport de circonstances, ou d'une photographie dans les mains d'un journaliste, espèce quasi éteinte aujourd'hui. Car, comme toute chose de ce monde, la vérité se fabrique et ne se découvre plus.
Les doigts dans la poche de sa chemise, il en tire un minuscule buvard sur lequel il a imprimé la face désinvolte d'une figure de Marianne. Glissé sous la langue, il le sent fondre tandis qu'il s'imprègne de sa salive. Dans son sang, l'acide se déverse, puis ira inonder son cortex, avant de la basculer cul par-dessus tête.
— Est-ce que je vais te suivre, Franz ? N'est-ce pas la question que tu n'as pas osé me poser, avant même que je ne découvre que mon ancien capitaine se cache là-bas ? soupire-t-il.
— Franz ? appelle-t-il.
Mais seuls des bruits d'eau lui répondent qui, bientôt, se métamorphosent en ablutions sonores. Toujours posée en évidence au milieu de la table, sa tasse et une cafetière fumante. Âcre, le café se mélange aux fééries acides qui montent depuis quelques minutes. Le membre tendu vers l'objet, les doigts écartés, il s'en saisit ; elle est encore chaude, presque bouillante. Sa chair resserrée autour de la céramique, il éprouve la sensation de brûlure comme un rappel à sa nature d'organisme biologique et non synthétique. Perdu dans ses pensées, il ne sent pas la main humide de son ami et amant se poser sur son épaule.
— Tu as dit quelque chose, Achille ?
Raide, ses yeux se détournent vers la fenêtre soudain éclaboussée par un soleil solitaire. Tant de questions qui, en fait, demeurent sans réponse.
Dans la rue à peine éclairée, l'enseigne en néon rose et mauve de la laverie automatique est une agression visuelle, tout autant qu'à l'esthétique urbaine. Aux abords d'un kebab, une grappe d'adolescents enturbannés s'est rassemblée, cependant qu'une jeune fille à la figure tatouée tente de prendre leur commande. Lourdes, les effluves de viande grillée et de frites s'échappent de l'échoppe tandis qu'il traverse la chaussée, deux cabas emplis de linge jeté à la diable à bout de bras. Sourire en coin, il salue le groupe qui le lui rend à grand renfort de cris et de mains levées, puis s'engouffre dans la laverie dont l'haleine, saturée d'humidité et des relents d'adoucissant, le saisit à la gorge. Assis sur un banc, les jambes croisées le dos calé contre le mur, un journal entre les doigts, un homme patiente pendant que les machines officient. Indifférent, Achille en avise une vide et commence à entasser son linge à l'intérieur du large tambour, avant de refermer le hublot. Le paiement effectué à la borne, il prend place à côté de l'homme silencieux, mais dont les lèvres se sont étirées. Bercé par le ronronnement des automates, il balance sa tête en arrière, les yeux tournés vers le plafond.
— Étrange, soupire-t-il.
— Pourquoi étrange ? lui rétorque la silhouette assise à côté de lui, son journal toujours entre les mains.
— Vous...
La figure de côté, Achille contemple à présent la baie vitrée sur laquelle se condensent les vapeurs, tandis que de minuscules torrents descendent le long de sa verticalité.
— Parce que je suis de ce corps ?
Achille secoue la tête. Dehors, il aperçoit un couple de filles enlacées appuyées contre le capot d'une voiture. Dans le reflet de la fenêtre, l'homme demeure immobile, de profil, il lui fait penser à un oiseau de proie. Soudain, quelque chose se glisse entre ses doigts ; un cliché : un couple avec leur petit garçon, en arrière-plan, un jardin coloré.
— Ou parce que j'ai toujours mis mon nez là où je ne devrais pas ?
Achille ouvre la bouche puis la referme ; il se contente de sourire.
— Ou alors vous avez suivi votre intuition et moi la mienne.
— L'avenir nous le dira, Achille.
Entre ses doigts, la photographie le ramène des années en arrière.
Silencieux, il relève la tête. À portée de main, un minuscule carré de plastique noir le nargue.
— Frantz...
Les mots suspendus, Achille se souvient de cette nuit, cette nuit pendant laquelle il avait contemplé le vide.
— ... quand partons-nous ?
*
Horncliffe, Angleterre, le 25 mars 2067
Le seuil franchi, un souffle chaud, presque brûlant les enveloppe, comme ils troquent les nuées glacées de la nuit tombante contre les bouffées ardentes d'un feu dans l'âtre. Derrière le comptoir, une femme, dont la carrure rivaliserait sans peine avec l'ancien gouverneur de Californie, maintenant décédé depuis plusieurs décennies, les appréhende aussitôt :
— Ah ! De nouvelles têtes ! Voilà qui donne plaisir à la soirée. Qu'est-ce que je vous sers ?
Amusé, Hugo se prend au jeu. Quelques instants plus tard, alors qu'un jeune garçon prénommé Timothy se charge de leurs bagages, Hyo-jin prend place autour d'une large table taillée dans le tronc d'un chêne. Curieuse, elle détaille les innombrables noms gravés à sa surface, certains raturés, d'autres effacés ou encore réécrits ; un regard en coin porté sur son amant, occupé à passer commande auprès de la matrone. Devrait-elle à son tour y imprimer sa marque, laisser une trace tangible de son passage, qui ne soit pas seulement une image égarée dans un océan numérisé.
Et Hugo ? Lui qui a habité en son temps une chambre dans cette auberge. En a-t-il laissé une ?
Perdue dans sa contemplation, elle se prend à imaginer quelles personnes, quels hommes, quelles femmes, ou enfants se sont, il y a un jour, un an, un siècle, plus loin encore, assis autour de cette table. Elle se remémore cette saga, tout à la fois étrange et fantastique, mélancolique et merveilleuse, dont les personnages sont des incarnations anthropomorphiques de concepts universels. Ainsi, l'un d'entre eux, Dream, offre, à la suite d'un pari avec sa sœur Death, l'immortalité à un humain, Hob Gadling. Dès lors, il se donne rendez-vous une fois par siècle et échange sur leurs péripéties respectives.
Ainsi, y aurait-il quelqu'un qui, ici, retrouverait Hugo une fois par décennie ?
Assise, elle sourit à cette idée, tandis que ses doigts courent sur la surface rugueuse ; des initiales comme autant d'épitaphes.
Le vent est vif ce matin-là au sanctuaire Jongmyo alors que la foule se presse pour assister au Jongmyo Daeje. Pour la première fois, son père ne sera pas là, envoyé au pont de Non-retour avec d'autres membres de sa garnison. C'était il y a une semaine, la mine déconfite, le teint gris, il tenait entre les mains une large feuille de papier à en-tête du ministère des armées. Accaparé par son conflit larvé avec la Chine, toujours affaibli par les lourdes conséquences du black-out de 23, les États-Unis avaient détourné le regard de la péninsule, tandis qu'une guerre fratricide faisait rage au nord entre la sœur de Kim Jong-un décédé des suites d'une infection, et sa fille Ju Ae, la princesse de Pyongang tout juste âgée de 18 ans. Ainsi avait été décidé par la nouvelle présidente Ha-Neul In Soo, du parti du Pouvoir au Peuple, la réunion des deux Corées et la résurrection du néoDaehan Jeguk.
Les yeux tournés vers la procession qui s'élançait au son des yonggos accompagnés des dansos et des hojoks, devinait-elle que son pays vivait ses derniers jours de mai.
The sky was bright, a traffic light, now and then a truck
And they hadn't seen a cop around all day
They brought everything they needed
Bags and scales to weigh the stuff
The driver said the border's just over the bluff(1)
La tête penchée en arrière, elle se remémore les paroles de cette chanson antédiluvienne que Hugo écoutait souvent sur son, non moins antique, tourne-disque. Adossée au mur, elle savoure la chaleur diffusée par les pierres, tandis que la silhouette, soudainement rendue immense par la faible hauteur du plafond, de Hugo s'avance.
— Bonsoir monsieur. Est-ce que vous attendez quelqu'un ? minaude-t-elle.
Derrière lui, la pièce semble s'étrécir. Entre les poutres, le lustre n'est plus qu'un point, tandis que le comptoir et ses clients se fondent dans un halo d'obscurité.
— Je ne sais pas. Et vous-même ? lui rétorque l'homme, dont la silhouette se découpe dans la pénombre.
— Moi ?
Mutique, elle détourne un instant ses yeux ; par la fenêtre, elle aperçoit les reflets de pâles visages.
— Il faut croire que je l'ignore aussi.
Jambes croisées, elle mime une scène mille fois rejouée. Figure imposée, elle le dévisage ; une tache noire dans le regard, il ne paraît plus son âge ; d'un geste, elle l'invite à s'asseoir.
— Je vous en prie, monsieur.
Visage dans la pénombre, elle n'offre que ses prunelles aux échos doucereux, tandis que l'inconnu prend place ; un loup placé sur son visage, à moins que ce ne soit un jeu d'ombres. Un sourire fugace éclaire sa figure, puis s'efface ; au fond de ses yeux brûlent des larmes aux couleurs amères.
— Puis-je vous offrir quelque chose ?
Du bout des doigts, elle pousse la carte vers la silencieuse présence. Lent, son membre se tend vers l'objet, cependant que ses doigts se referment dessus.
— Vous paraissez soucieux, Docteur.
Ce n'est pas une question, mais une affirmation. Les mains jointes, ses lèvres posées sur son index, il fixe l'ombre qui s'étire sur la table. Silencieux, il voit son bras se détacher, sa main se diriger vers son verre, ses phalanges s'en saisir.
Pourquoi était-il demeuré ? Pourquoi ?
Dans sa bouche, le whisky enflamme ses muqueuses. Aucun plaisir, aucun désir, seulement l'alcool qui le consume de l'intérieur.
Disparaître, il le pouvait ; il le ferait. Mais il n'oubliera pas, car il est des choses qui ne s'effacent pas. Un drapeau couleur sang flotte à la lisière de son esprit, tandis que résonne le bruit des boggies qui heurtent les rails.
— Soucieux, dites-vous ? s'entend-il répéter en écho.
Est-il encore un homme ou seulement une présence ?
Dans sa tête, il voit les mots le fuir tandis que les morts l'envahissent.
Existe-t-il seulement un mot pour donner une réalité à ce qu'il a vu ?
Indicible, innommable, inexprimable, impossible, indescriptible.
Lent, il repose son verre qu'il a fini d'un trait, puis s'empare de la serviette sur laquelle il se met à dessiner des ombres sans visage. Derrière, s'étirent de longues colonnes obcures d'où émane une fumée âcre.
Lorsqu'il relève les yeux, elle est toujours là, assise, nimbée dans son aura de mystère, tandis que les visions noires s'échappent.
— Peut-être quelque chose pour rêver... Et vous, ma... dame ?
Minaudière, elle esquisse un sourire.
— Hyo-jin... Hyo-jin Ree. Et vous, monsieur ?
Un voile sombre ombrage son visage de pierrot lunaire.
— Hugo... Hugo Toter...
Mots suspendus, il s'interrompt.
En face de lui, la dame l'encourage d'un hochement de tête.
— Pardon, Hugo... Hugo Frankenstein.
(1)Then came the last days of May, Blue Oyster Cult
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