Chapitre 50 : Maman Brigitte(1)

    J'ai porté cette guerre en moi depuis longtemps. C'est pourquoi elle ne me concerne pas intérieurement.

    Pour me dégager de mes ruines, il me fallait avoir des ailes. Et je volai. Dans ce monde effondré je ne m'attarde plus guère autrement qu'en souvenir, à la manière dont on pense parfois au passé.

    Ainsi je suis « abstrait avec des souvenirs ».

    Paul Klee, Journal (1957), éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1959

Jours, mois, semaines... Années ? Le sens redouble, le sens m'échappe. M'échappe ? Nous échappe ! À eux ! À nous ! À tous !

À moi ?

Dans le miroir, aucune blessure, aucune meurtrissure, aucune fêlure ; je me répugne. Pourtant, mon serment est à ce prix. Je couchais, il y a à peine un mois encore, ces mots, comme une prophétie qui se réalise : suis-je toujours un homme, ou bien une créature en devenir ?

Ni homme ni créature, je suis un être chimérique, à cheval sur une ligne de crête, de celle qui sépare la mort de la vie, l'imaginaire du réel, le rêve du cauchemar.

Ce matin, j'accueillais entre mes bras ce jeune officier que, quelques semaines plus tôt, je faillis avilir. Le poumon perforé par une balle, je demandais à ce qu'on me laissât seul avec lui ; rien ne pouvait le sauver ; déjà ses lèvres étaient cyanosées. Les gens retirés, lui étendu dans un lit, je lui prenais la main, cependant que je plaçais un pansement d'ouate sur sa blessure, faisant taire par là même les sifflements qui s'échappaient de sa poitrine. Ses doigts étreignaient les miens, de plus en plus lâches, de plus en plus gourds ; sa bouche entrouverte, il tentait de me glisser quelque chose.

Penché sur lui, je m'efforçai de capter son dernier souffle, cependant que je sentais ses forces le quitter. Assis à côté de lui, je contemplais la tache écarlate qui grandissait sous le tissu, à mesure que la vie le fuyait. Pouvais-je ? Devais-je lui offrir ce trépas hors de toute souffrance que son regard vitreux appelait de ses vœux ?

En cet instant, il me semblait tenir entre mes bras l'essence même de ce conflit, un événement absurde et sans lendemain qui ne n'égrainerait derrière lui que les germes de la rancœur et de la colère. Saisi d'une seringue emplie de chlorate de morphine, je lui faisais don cette fin paisible qu'il me suppliait de lui octroyer.

L'ampoule entre les doigts, je la regardais choir, se briser quand elle heurta le sol, se disperser lorsqu'elle ne fut plus que poussière, ainsi que serait dans un temps son corps. Ses paupières closes, je me reculais pour mieux le contempler ; l'ombre de la pièce portée sur son visage serein. À contrecœur, je me détournai, avant d'ouvrir la porte. Silencieux, je me retirai à pas mesuré, sourd aux chuchotements et autres murmures qui bruissaient autour de moi.

Dehors, une cigarette entre les lèvres, assis sur le rebord d'une casemate, alors qu'un calme presque surréaliste règne en cette fin de matinée, je m'abîmais dans la vision du No Man's Land, visible au loin.

Journal de H.F.

Le 22 mars 1915

*

East Lindsey, Angleterre, le 24 mars 2067

    Éveillé, les yeux grands ouverts, Hugo contemple les épaisses ténèbres de la tente, tandis qu'il se laisse bercer par le bruit de la pluie qui frappe la toile tendue. À côté de lui, un haut en coton passé sur son corps, Hyo-jin dort. Avec lenteur, il remonte la couverture. Les genoux ramenés sous le menton, il ferme les paupières.

    — Comment s'opère le glissement ?

    Assis face à la mer, un verre de thé à la menthe entre les doigts, il en avale une gorgée. Dans sa bouche, les pignons de pin dansent, puis s'écrasent sous l'effet de ses mâchoires.

    — L'oubli est une chose terrible, Franz. L'oubli et la dissimulation... Mon oncle était un homme de son temps, orgueilleux également, comme tous les savants d'alors, il pensait arracher tous ses secrets à la Nature, mais c'est omettre que nous en faisons partie nous aussi. Nous ne pouvons lui octroyer d'intention, mais de la même manière que nous agissons sur elle, en retour elle nous influence. Remplaçons le mot Nature par celui de Structure, quel qu'en soit l'essence, abstraite ou concrète, nous en subissons les effets. Des conditions dans lesquelles nous vivons, nous pouvons donner le meilleur de nous-mêmes comme en exprimer le pire en d'autres circonstances ; il nous appartient de choisir le chemin que nous emprunterons, pourvu que ce soit le fruit de tous et non de quelques-uns.

    Méditatif, il s'interrompt. Les yeux baissés, il contemple son thé, puis en avale une nouvelle gorgée, retenant de justesse la feuille de menthe qui est remontée.

    — Excusez-moi Franz, je me suis égaré. Mais vous aussi vous l'avez vu, éprouvé même, pourtant, comme moi vous vous interrogez encore. En fait, chaque culture, chaque civilisation expérimente de manière singulière sa relation aux autres, au Vivant. En somme plutôt que de parler de glissement, ne serait-il pas plus juste d'user du mot effacement. Petit à petit, les voix discordantes se sont tues, étouffées par des structures trop âgées pour les penser, trop solides pour que nous puissions les saper. Les Grecs anciens nous mettaient jadis en garde contre l'hybris et nous en payons le prix à présent. J'ai ma part d'écot, mais serions-nous là, si je n'avais pas été entendu, ou plutôt s'il n'avait pas été écouté. La terre était fertile, les graines déjà semées, il n'a fait qu'apporter les soins nécessaires à leur éclosion. Aujourd'hui, des humains rêvent de Narcisse, d'autres d'immortalité, dans le même temps des savants ont crée des êtres de mortalité pour le leur assurer, parce qu'ils rêvent d'illimité, mais aussi parce que rien ne remplacera jamais le vivant, si imparfait soit-il..

    Derrière eux, les ombres s'éclipsent tandis que d'autres prennent place, des notes s'élèvent mélange de rythmes oubliés et de modernité ; il achève son infusion. Le bras tendu, il s'empare de la théière puis se sert.

    — Pourquoi parler d'être de mortalité, Hugo ?

    Silencieux, il contemple le breuvage ambré qui tournoie encore dans son verre, puis plongé une main dans sa veste. De l'enveloppe, un cliché photographique jaillit : le portrait d'une jeune femme vu de profil.

    — Pourquoi me la montrer ?

    Le visage fermé, Hugo fixe l'étendue noire dans laquelle se reflète une lune moire.

    — Parce qu'elle est l'une d'entre elles... souffle-t-il.

    Ses mots tout à coup suspendus, il écoute le chant de la mer.

    Le daguerréotype entre les doigts, Franz contemple la figure dépourvue de substance, vierge de toute émotion.

    — Vous n'avez pas répondu, Hugo.

    Soudain ses lèvres s'étirent, un sourire transi, un sourire teinté d'ironie.

    — Non... c'est juste.

    Dans sa main, son verre explose tandis qu'il raffermit sa prise, ignorant du liquide vermeil qui s'échappe de ses phalanges. Silencieux, il reprend le morceau de papier teint en argentique.

    — Ni triste ni définitive, elle était, comme peut l'être toute part d'actions ou de réactions dans une vie, une cause qui engendrerait un effet et ses paroles étaient comme autant de maillons d'une chaîne, qui aurait plongé sa pointe acérée dans mon cœur, lorsque j'ai parlé avec elle pour la première fois. Avez-vous jamais lu cette novella de Philip K. Dick : Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques, Franz ? Encore que son adaptation par feu Ridley Scott fut une meilleure illustration de son propos...

    Les bras croisés sur la poitrine, Franz l'observe, sa chair qui se régénère, la mélancolie qui emplit son regard, le temps qui s'efface, superposé en miroir celui de Roy lorsqu'il découvre le cadavre gisant de Pris ; Pris objet de désir.

    — De la même manière que des humains ont fabriqué leur réplique pour les soulager de leurs ouvrages, mais aussi pour leur tenir compagnie, aujourd'hui elles poussent dans des boîtes de Pétri des mères parfaites qui, une fois, leur tâche accomplie, seront retirées, murmure-t-il, les yeux tournés vers l'horizon maintenant obscurci.

    Dehors, des éclats de lumière zèbrent le ciel, éclaboussant soudain l'intérieur de la tente.

    — Tu ne dors pas Hugo ? marmonne Hyo-jin, comme elle se redresse doucement ; au loin, le tonnerre gronde.

    Pensif, il tourne la tête sa compagne. Par instant, lorsque les éclairs illuminent le firmament, sa figure apparaît, fugitif écho des photons.

    — Je ne sais pas... Parfois, je me donne la sensation de ne jamais me réveiller. Te souviens-tu des glycines au printemps ?

    — Lorsque j'étais encore dans la cuve ? murmure-t-elle.

    Dans l'obscurité, elle devine la geste muette de Hugo qui acquiesce.

    — Bien sûr ! Mais pourquoi me poser la question ? Plutôt qu'esquives-tu ?

    Des lèvres se posent sur les siennes. Le baiser dure, sa bouche paraît ne pas vouloir la quitter, des choses liquides collent à sa peau. Soudain, elle sent la présence se retirer, non son souffle qui effleure ses joues.

    — Esquiver... murmure-t-il en écho. Esquiver ? Comment esquiver son reflet sinon en le brisant ? Lorsque je suis né...

    Muet, il laisse échapper un long soupir ; dans son estomac, un nœud se déchire. Affaissé, ses épaules retombent lourdement, son dos se courbe, sa tête plonge ; au fond, l'abîme du temps. Pris d'un vertige, il se sent funambule marchant au-dessus d'un vide immense ; il n'est qu'un usurpateur, un imitateur, un prestidigitateur.

    Pourquoi lui avoir fait ce présent ?

    La question le hante toujours, alors même qu'il en connaissait déjà la réponse.

    — Hugo... mort ou vivant. Jeune ou ancien, quelle différence cela peut-il faire puisque tu es ici ?

    Encore une fois, il sent se rouvrir la béance de son cœur mort.

I saw a shimmering light

My head grew heavy, and my sight grew dim

I had to stop for the night

There she stood in the doorway

I heard the mission bell

And I was thinking to myself

This could be Heaven or this could be Hell(2)

    fredonne-t-il dans sa tête, le bras tendu, les doigts refermés sur la forme invisible d'une fleur de vide. Hyo-jin, n'est-il pas ironique que pour façonner une manière d'éternité des hommes aient créé une nouvelle espèce de mortalité.

    — Hyo-jin, tu me rappelles cette femme à l'entrée de l'hôtel California. Elle se tient dans l'embrasure de la porte puis, quand elle aperçoit cet homme qui marche dans le désert, elle allume une chandelle et lui montre le chemin. Il ignore s'il est en enfer ou au paradis, mais les voix à l'intérieur lui susurrent qu'il y sera bien. Au bar, il demande un verre de vin, mais le capitaine lui répond qu'il n'en sert plus depuis 1969. Plus tard, la femme revient, une flûte de champagne à la main, elle lui explique alors qu'ils sont tous prisonniers de leur propre grée. Pris de panique, il veut s'enfuir, mais le gardien de nuit lui apprend que, même s'il règle sa note, il ne pourra jamais partir.

    Agenouillée face à lui, Hyo-jin noue ses doigts dans ses cheveux qui retombent en boucle sur son front.

    — Sans doute suis-je cette femme, Hugo...

    Silencieuse, elle laisse son regard errer sur sa figure défaite.

    — Mais n'oublie que, de la même manière que l'homme égaré est entré de son plein gré, j'ai accepté de recueillir les fruits viciés de ton passé.

    Les yeux baissés, il hoche la tête : son passé, l'Histoire avec un grand H, depuis le triomphe de la thermodynamique jusqu'à l'ère atomique, des soulèvements ouvriers et de leur écrasement, de la guerre, la Grande Guerre ; la seconde n'étant que le prolongement de la première, puis les tensions, larvés, par pays interposés. De loin, il contemple le temps, forgeant la créature qui porterait sa parole avant de s'éteindre, car l'humanité n'a pas besoin de berger pour avancer, seulement de liberté.

    A-t-il péché par orgueil ? Par naïveté ? Par sincérité ? Par ignorance ? Par aveuglement ? Mais alors qui sera là pour l'absoudre, lui donner le pardon ; si tant est qu'il le mérite ? Qui de celui qui appuie sur la gâchette, de celui qui l'a fabriqué est le plus coupable ? Celui qui agit ou celui qui pense ?

    Tendre, passionné, il s'empare de son visage, ses prunelles noyées dans les siennes.

    Jamais le passé ne se réécrit, seul le futur s'inscrit.

    — Tu as parlé dans ton sommeil. Tu as marmonné quelque chose comme : il n'est nul besoin d'être humain pour accomplir le mâle. C'est une bien étrange formulation. Qu'entends-tu par là ?

    Silencieux, il plonge ses yeux dans les siens, nuances d'eau et d'indigo, puis pousse un long soupir.

    — Freud y verrait sans doute un lapsus, Lacan un calembour lourd de sens, Jung la manifestation d'un archétype, Spielrein l'expression de la pulsion de mort.

    De nouveau sa voix s'éteint, ses mots se délitent, sa volonté se brise, sa présence s'efface. Une main se tend alors vers lui. Cuivrée, douce, il la saisit, s'agrippe aux doigts qui s'agitent ; ému, il serre contre lui cette femme à qui il a redonné un corps et un visage.

    — Hyo-jin... Dans son conte moral, La Bégueule, Voltaire écrit ceci :

« Dans ses écrits un sage Italien

Dit que le mieux est l'ennemi du bien »

    Il eut pu aussi bien écrire que du meilleur peut émerger le pire.

    — De quoi parles-tu, Hugo ?

    Le regard détourné, il n'ose croiser les yeux de celle qui se tient face à lui.

    — Hyo-jin... Hier, nous avons condamné les nazis pour leurs crimes. En réalité, ils ne faisaient que nous tendre le miroir inverse de notre monde ; un monde où la valeur d'une vie humaine ne se mesure qu'à son utilité et à son prestige.

    Songeuse, elle glisse une main vers sa figure, cependant que ses doigts en effleurent la surface humide.

    — Que cherches-tu à me dire ?

    Le visage fermé, les lèvres scellées, il fourre tout à coup son bras dans son sac et en tire un petit cahier relié de cuir, avant de lui montrer une vieille photographie. Sur le papier glacé, elle reconnaît le portrait aux couleurs fanées d'une femme à l'air absent.

    — Qui est-ce, Hugo ? murmure-t-elle, comme elle le lui rend.

    — Elle s'appelle Amarok, mais elle aussi ma plus grande honte.

    — Qu'entends-tu par là, Hugo ?

    Le regard soudain plongé dans le vide, il prend une profonde inspiration.

*

La Défense, France, le 2 mars 2067

    Max, c'est une chose presque inexplicable que de découvrir dans une œuvre de fiction sa propre genèse, bien que le propos fut tout autre.

    Assise dans un large fauteuil, une étrange pipe glissée entre les lèvres, Amarok tend le bras vers un rayonnage, puis se saisit d'un vieil ouvrage à la couverture déchirée, qu'elle donne à Max.

Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?

Philip K. Dick

    lit-il.

    Sombre, il contemple un long moment la couverture, tandis que ses doigts s'égarent sur le carton aux couleurs pastel.

    — « Dommage qu'elle doive mourir, mais c'est notre lot à tous ! » murmure-t-il d'une voix étouffée.

    Entre ses phalanges, le mégot achève de se consumer, Achille n'a pas bougé ; il est toujours assis, enfoncé dans le dossier de son fauteuil. Narquois, ses lèvres s'étirent presque jusqu'à ses oreilles, mais le sourire disparaît aussi vite qu'il est apparu et c'est une figure grave, empreinte de fureur qui le dévisage.

    — Tu ne m'as pas tout dit à leur sujet, n'est-ce pas.

    Le passage du « vous » au « tu » ne le surprend pas, il lui semble que cet homme et lui sont depuis très longtemps familiers, alors même qu'il ne l'a vu, pour la première, seulement quelques heures auparavant. La mine sombre, Achille acquiesce en silence.

    — Non...

    Sur son visage, son sourire se fige tandis que son regard se durcit.

    — En fait, Max, j'ai relevé un fait très étrange. Aucune de ses femmes n'est âgée de plus de 35 ans.

    Un rire amer s'échappe d'entre les lèvres de son invité.

    — 35 ans... l'âge de ma femme quand nous nous sommes rendus dans cette clinique. Déjà deux ans... soupire-t-il, lugubre.

    Silencieux, il contemple l'extrémité froide de son mégot éteint, puis l'écrase dans un cendrier en marbre posé sur la table.

    — Mais tu n'es pas là pour m'entendre déballer mes désordres sentimentaux, n'est-ce pas.

    Un sourire fugitif éclaire la figure noire de son hôte.

    — Bien sûr que non, lui susurre-t-il, coulant vers lui ce regard mêlé de mystère et de désir.

    Sa pipe toujours coincée entre ses lèvres, Amarok prend tout à coup une longue inspiration, cependant qu'un jet bleuté s'élève soudain en direction du plafond.

    — Max...

    À côté de lui, il sent l'étreinte de Saejin se raffermir.

    — Comme te l'a dit Saejin, je suis l'une des dernières, sinon la dernière de ma génération, au moins parmi celles qui ont pu en réchapper.

    Aucune émotion ne transparaît sur son visage, malgré la gravité de son ton.

    — Je suis... ce que mes créateurs ont baptisé un synthoïde, une enfant du projet Ève Future, que ceux qui m'ont désiré ont nommée Mère, que celui qui m'a aidé m'a appelée Pandore. Mes sœurs et moi sommes issues d'un programme de recherche qui, à partir d'embryons qui ne faisaient l'objet d'aucun projet parental, ont été manipulés dans le but, non avoué, de créer la Matrice parfaite. Et si le programme fut une réussite totale, certains parmi les savants prirent soudainement peur ; peur de nous voir surpasser l'espèce humaine. En son temps, le docteur Viktor Frankenstein s'épouvanta de même, après qu'il eut accédé à la demande de sa créature de lui fabriquer une compagne. Ainsi, comme lui, ils décrétèrent que nous ne pouvions vivre. Non parce que nous étions parfaites, mais que notre longévité était celle d'un humain ; nous devions demeurer à notre place, des objets beaux, esthétiques, fonctionnels et surtout périssables. On devait pouvoir nous mettre à mort, sans que cela ne fut un crime et c'est pourquoi se leva le jour sur une autre génération de synthoïdes : des machines organiques terrifiantes, athlétiques et belles (1), dont la vie cesserait sitôt leur tâche accomplie.

    Posé sur lui, le regard d'Achille s'intensifie, du désir, de la colère, de l'envie ; tout cela à la fois.

    — 35 ans, c'est aussi l'âge à partir duquel diminue la fertilité féminine. Insinuerais-tu de m'expliquer qu'elles sont programmées pour décéder à cet âge ?

    En face de lui, les prunelles incandescentes d'Achille lancent des éclairs.

    — Je n'insinue pas, Max. J'affirme.

    Blême, Max soutient son regard, les poings fermés, les veines prêtent à exploser. D'un geste, il l'invite à prendre un siège.

    Mutique, ses yeux ne sont plus que deux taches noires. Les paroles de ses compagnes résonnent dans son esprit, heurtent son cœur, lacèrent son âme, tandis que l'effroi étend sa main de glace.

    — Alors, la technologie des ecto-utérus n'a jamais été rien d'autre qu'un mirage, lâche-t-il d'une voix rauque.

    En face de lui, Amarok secoue la tête.

    — Détrompe-toi, elle est parfaitement fonctionnelle, cependant lors de sa mise au point, un paramètre essentiel a été négligé...

    — L'énergie... enfin son coût, n'est-ce pas ? murmure-t-il, le regard fixé sur une affiche à demi-déchirée ; seul le visage, vu de profil, d'une femme à la peau de porcelaine est encore visible. Ses paupières mi-closes sont ourlées d'ombre, tandis que ses lèvres écarlates tranchent avec le marbre de son teint.

    Le bras tendu devant lui, la main largement ouverte, il referme ses doigts sur une gorge invisible qui ne proteste pas.

    — Max, j'ai analysé le génome de ses femmes, elle possède toutes une paire de chromosomes surnuméraire, dont l'unique fonction est la synthèse d'une toxine cardiaque dès lors que la quantité d'ovules présents dans les ovaires atteint un seuil critique.

    — Saejin, s'étrangle soudain Max, les yeux brouillés par des larmes. Combien de temps ?

    De fureur contenue, sa colère s'évanouit tandis que les lèvres de son amante s'étirent en un pâle sourire.

Bien assez, mon aimé.

Lorsqu'il nous a recueillis, mes sœurs et moi, il nous a administré un traitement qui contrecarre les effets de la toxine.

    Posés sur lui, il sent peser sur sa personne les yeux luminescents d'Amarok.

    — Maximilien, il n'est pas tant de pleurer en contemplant le passé ou de se lamenter du présent que de choisir la voie que tu emprunteras demain.

    Mutique, il soutient un long moment son regard, puis se glisse en direction de Saejin.

    Assis dans son fauteuil, concentré sur sa machine, il donne encore quelques frappes, puis s'arrête. En face de lui, adossé au mur, les bras croisés, Franz le fixe, un sourire en coin, une cigarette éteinte entre les phalanges. Mécanique, il la coince au creux de sa paume, puis l'écrase entre ses mains, avant qu'elle ne surgisse de sa bouche toujours close.

    — Tu as fini ? lance-t-il.

    Pour toute réponse, le staccato strident des touches frappées se poursuit.

    — Presque, marmonne l'homme au clavier.

    Inlassables, ses doigts galopenttsur la surface lettrée de sa machine ; rien ne semble être en mesure de l'arrêter, sinon la fin de sa page.

    Soudain, un trille, le silence, le bruit de la feuille qui se déchire. Lent, il lève les yeux en direction de son compagnon, puis reporte son attention sur le morceau de papier qu'il tient entre les doigts.

    — À ton avis que se passerait-il si je froissais cette chose puis la jetais dans ma corbeille.

    Mutique, Franz relève la tête, le bras tendu devant lui, sa cigarette pincée entre le pouce et l'index. Soudain, elle s'embrase, léchée par des flammes invisibles. Portée à ses lèvres, il prend une longue inspiration. Incandescente, l'extrémité rougit, grise, s'effondre, les cendres emportées par un courant d'air.

    — Rien, il ne se passerait rien. Notre chef te convoquerait, te sermonnerait pour la forme, puis refermerait la porte de son bureau.

    La figure tournée vers la fenêtre, il contemple la rue jonchée de détritus et de poubelles renversées. Les éboueurs sont toujours en grève et l'armée rechigne à prendre la relève ; quelques jours encore et les meutes seront lâchés contre les grévistes. Désabusé, il se retourne, le dos calé contre le chambranle.

    — Et quand bien même tu transmettrais ton dossier au parquet tu sais comme moi ce qu'il en adviendra. Plus de personnel, plus d'enquêtes, plus que du flag' et des caméras biométriques. Pour les mieux dotés, un plaidé coupable et une amende honorable, pour les autres, les commis d'office et la comparution immédiate.

    Désabusé, Max contemple son feuillet posé sur le clavier de sa machine à écrire.

    Un caprice ?

    Plutôt une tentative désespérée de subversion.

    Las, il appuie sur la touche « entrée », puis arrache le morceau de papier qu'il froisse aussitôt avant de la lancer dans une vieille corbeille en métal.

    — Pourquoi as-tu rejoint la maison, Franz ?

    — Parce que j'y croyais encore... soupire-t-il, le visage tourné de nouveau vers le dehors.

    Dans le reflet de la fenêtre, il aperçoit la mine de sombre de Max, ses doigts refermés autour de son alliance.

    — Tu la portes toujours ?

    Mutique, Max regarde le bijou.

    — Parce que j'y croyais sans doute encore, marmonne-t-il comme un tintement bref résonne dans la pièce.

    Immobile, il observe le déroulée de l'anneau dorée, depuis l'extrémité de sa chaussure jusqu'au pied de son bureau, qu'il esquive de justesse, avant de heurter un creux dans le plancher, où il achève enfin sa course.

(1) : Iwa de la mort dans la religion vaudou

(2) : Hotel California The Eagles

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