Chapitre 49 : Les Figures du Secret

    « L'homme a besoin de ce qu'il y a de pire en lui s'il veut parvenir à ce qu'il a de meilleur. »

    Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Étendu sur sa couche, toujours en proie à une fièvre qui commence seulement à tomber, ses couleurs sont encore celles d'un mort en sursis. Par bonheur, j'ai pu lui épargner l'amputation de son bras droit, même s'il n'en retrouvera pas complètement l'usage. Fort heureusement, personne n'a remis en question ma version des faits lorsque j'ai amené à l'infirmerie le malheureux. La mauvaise manipulation d'une grenade aura déchiqueté son membre, avais-je affirmé. Personne n'a élevé la moindre contradiction, tandis que je mandais antiseptiques, pansements et autres ouvrages de chirurgie, afin d'opérer au plus vite. Dans les heures qui suivirent, je crus le perdre à cause de l'infection, mais le bras désenfla peu à peu, de même que la fièvre retomba, malgré quelques rechutes, hélas prévisibles. Sitôt accompli, que déjà de nouveaux blessés affluaient et que je me remettais à l'œuvre. Silencieux, nous œuvrions tous avec le plus grand dévouement, tout en nous interrogeant sur la nécessité de telles actions qui, hormis gonfler l'ego des officiers supérieurs, n'apportaient au mieux que son lot de mort et de désolation. Quelques jours auparavant, nous apprenions, malgré la censure, qu'une nouvelle attaque avait été lancée sur la crête des Éparges par des bataillons français du 106e R.I, du 67e R.I. et du 132e R. ; assaut qui avait coûté la vie de plusieurs centaines d'hommes, car sitôt le faîte franchi, ils durent rebrousser chemin face à l'arrivée de renforts allemands. De plus, nous avons ouï que Reims avait subi un bombardement intensif de la part des pilotes allemands, ajoutant l'infamie à la cruauté.

Jeté à corps perdu dans un conflit dont les ressorts semblent échapper à tous, j'observe un monde en proie à la plus effroyable des barbaries. Parfois, je m'interroge sur les visions de ses hommes qui lancent leurs soldats dans de vaines attaques au travers du No man's land, comme s'il ne s'agissait pour eux que de figurines de plombs sur un champ miniature.

Se sentent-ils tels des dieux antiques qui, de leurs contrées, contemplent le vaste univers de l'humanité ? Ou, ne sont-ce que des hommes imbus de leur orgueil, à la manière de ces bourgeois qui affichaient son mépris pour le peuple laborieux ?

La plume suspendue, j'observe mon visage dans le miroir accroché au mur, au-dessus de mon bureau.

Suis-je encore un homme, ou bien une créature en devenir ?

Journal de H.F.

Le 27 février 1915

*

    Charenton-Le-Pont, France, le 4 mars 2067

    Amour... ils ont encore fait l'amour. Tête contre tête, chair contre chair, chacun leur tour, ils s'éprouvent, lui l'être immortel, lui la chimère. Rideaux tirés, enivrés par la musique, ils se sont adonnés, ils se sont donnés, ils se sont abandonnés tandis que la tasse de café se brisait sur le plancher.

    Debout face à la fenêtre, alors qu'il entoure de ses bras le torse d'Achille, il sent son regard se perdre dans la contemplation de la jungle urbaine. Max veut donner sa démission, lui l'a autrefois donné, puis il est revenu.

    Mais les choses ont-elles véritablement changé, ou le courant n'a-t-il fait que s'accélérer ?

    — Achille ?

    Ce matin-là à l'Institut, il replongeait dans son passé, puis il y a eu cette rencontre, muette, tacite, et il n'a rien dit. Pourtant il l'a reconnu et lui aussi.

    Alors pourquoi se sont-ils tus ?

    — Parce qu'ils n'étaient pas prêts, chuchote une voix dans sa tête.

    Que peut-il les retenir encore ?

    Les services de l'antiterrorisme ont repris le dossier, avant de les écarter. Au fond, sans doute est-ce mieux ainsi, car ils sont face à quelque chose qui les dépasse tous. La misère étend, chaque jour, toujours plus loin ses rets, rejetant sur les rives de la prospérité ses légions d'improductifs et de danseurs aux yeux poudre, dont une brume perpétuelle enveloppe le mystère.

    Et eux que font-ils sinon poursuivre des spectres et des chimères, remplir des fiches et des tableaux de chiffres, pour les beaux yeux d'un ministère, ou d'un magistère qui, à la fin de l'année, se gargarisera de ses résultats.

    — Tu as dit quelque chose ? Frantz, ronronne la voix de son amant.

    La main appuyée sur le chambranle, il pousse un long soupir.

    — Qu'as-tu découvert d'autre au domicile de ton ancien capitaine ?

    — Rien, souffle Achille. Sinon, ce que je t'ai déjà montré.

    Mutique, Franz acquiesce. Les mots lui brûlent les lèvres, pourtant il hésite encore, alors qu'il a déjà partagé avec lui l'un de ses secrets les plus intimes.

    — Achille...

    Mots suspendus, le silence devient gros de son indécision ; Achille se retourne, ses yeux noirs semblent le dévorer du regard. Soudain sérieux, sévère même, son visage se ferme. Il est toujours l'amant, l'étreinte d'une nuit sans fin, mais aussi l'homme, le médecin qui manie autant le scalpel que le verbe.

    — Aurais-tu quelque chose à me confier ?

    À leurs pieds, le feu se meurt, tandis que le ciel se voile. Épaissie, l'obscurité paraît presque totale, si ce n'était les braises incandescentes et les flammes d'une veillée en contrebas. En cet instant, le silence est seule parole. Mutiques, ils se dévisagent, embrassent le paysage lunaire. Franz attrape un morceau de bois qu'il jette sur la matière brûlante. Les poings serrés, les coudes sur les genoux, son compagnon fixe la bûche en proie à la combustion.

    — Qu'ai-je fait ensuite, sinon errer dans les ombres ? Cependant, je n'y demeurai jamais et je retournais à la vie civile, une vie faite d'apparence et de faux-semblants. Un temps, j'ai fréquenté les abattoirs ; je me sustentais du sang des bêtes avant leur mise à mort. Puis j'ai cessé, mais la soif était trop intense, en attendant que je découvrisse le moyen de m'y soustraire. J'oscillais ainsi entre ombre et lumière, seule la douleur me rappelait ma condition d'humain, tandis que je me fantasmais en grain de sable qui enrayerait la mécanique du progrès.

    Le visage fermé, il poursuit sa narration. Chaque mot, chaque son, chacune de ses paroles est comme une déchirure qui ne se serait jamais tue.

    — Je... Achille, accepterais-tu de me montrer une nouvelle fois les images de l'Institut que tu as pu récupérer ?

    Suspicieux, Achille hausse un sourcil, sans pour autant écarter son regard du corps de l'être fabuleux, avant de s'exécuter.

    — Il n'y a rien que je ne puisse te refuser, tu le sais. Mais n'essaie pas pour autant de te défiler.

    Dans la pièce, désormais immergée dans l'obscurité, les visions glissent, silencieuses, journée ordinaire d'un doctorant dans un établissement de recherche. Des hommes, des femmes, importants, insignifiants, seul le costume fait l'être en ces lieux. Soudain, le film se fige. Penchée sur un chariot, une silhouette immobile est plongée dans le flou, tétanisée dans l'éternité numérisée. Les yeux rivés sur l'écran improvisé, Franz sent son cœur se remplir de larmes. Le regard dans le vague, la main sur le mur, il contemple la vision suspendue.

    L'obscurité les enveloppe. Derrière eux, les pleurs se sont tus. À l'aube, ils lèveront le camp et se rendront au tumulus où sont déjà enterrés leurs ancêtres, puis ils ouvriront un nouveau tombeau, avant d'y descendre son être enfermé dans son linceul. Reposant sous le lit de pierres, ils se relaieront pour dormir auprès d'elle.

    Silencieux, Hugo fixe les braises refroidies d'où ne s'élève plus qu'un mince filet de fumée.

    — Pourquoi le poursuivez-vous, Docteur ? l'interroge soudain Franz.

    Toujours mutique, Hugo redresse tout à coup la tête, tandis qu'à la surface de ses rétines dansent des reflets de ciel.

    — Vous vous trompez, Franz. Il y a bien longtemps que j'ai renoncé. Désormais, je tente, à la hauteur de mes moyens, au gré de mes rencontres avec des gens comme vous, de réparer ce qui peut l'être encore. C'est seulement le pardon et la rédemption que je cherche, même si je mesure combien cela est ingénu et insignifiant.

    Les lèvres pincées, Franz ne dit mot. N'est-ce pas, au fond, un désir semblable qui l'anime ?

    — Je compatis, Docteur, murmure-t-il. Puissiez-vous trouver un jour la paix, comme moi je la cherche aussi.

    — Le dicton ne dit-il pas que lorsque nous festoyons avec le Diable, il nous faut une longue cuillère, docteur ? ajoute-t-il à mi-voix.

    Mutique, Hugo esquisse un sourire plein de lassitude et de tristesse, tandis que le sable s'échappe de son poing.

    — Est-ce lui, Franz ? Lui qui un jour sombra dans l'hubris, en désirant usurper le dessein de Dieu ?

    Les yeux humides, Franz ne peut détacher de la vision.

    — Oui... soupire-t-il. Et aussi un ami très cher.

— Est-ce pour cela que tu n'as rien dit ce jour-là ?

    Lové contre lui, ses bras passés autour de son torse, Achille l'embrasse ; autour d'eux, le jour semble s'éteindre.

*

    New Singapor, Malaisie, le 12 mars 2067

    Miroir en devenir, il fixe la cuve dans laquelle se développe un être, que certains diraient contrefait, quand d'autres affirmeraient qu'il est à l'image de son créateur. Parfois, des soubresauts agitent le corps encore à l'état d'ébauche.

    — Où nous rendons-nous, père ?

    Une main glissée dans la sienne, l'autre agrippée au bastingage, il contemple la mer d'où s'échappent de temps à autre des vaguelettes, qui s'échouent aussitôt. Par moments, le navire semble se soulever plus que de raison, avant de retomber lourdement. À ces instants, il sent ses organes s'harmoniser avec le mouvement, tandis qu'une étrange sensation, tout à la fois agréable et inquiétante, le saisit.

    — Dans l'ancien Royaume d'Angleterre, puis nous poursuivrons notre périple jusqu'en Écosse. Nous nous rendrons tout d'abord dans la capitale à Édimbourg, pour ensuite prendre un train, qui nous emmènera au port de Thurso, avant de gagner l'île de Damsay.

    — Damsay ? Pourquoi Damsay, père ?

    — Parce que c'est là que je suis né !

    Tout cela lui paraît si lointain, si dérisoire ; au fond, il s'en amuse. Il n'est pas maître marionnettiste, seulement spectateur invisible d'un théâtre dont il a seulement peint certains décors ; dans la cuve, la chose ouvre les yeux.

    — Bonjour, moi !

*

    East Lindsey, Angleterre, le 23 mars 2067

    Assis au volant de la monoroue, il contemple la silhouette ourlée de feu de sa compagne. Debout face à la mer, à quelques mètres du bord de la falaise, elle ressemble à l'une de ses filles de marins qui, un jour, ont arraché le gouvernail des mains de leur père, avant de prendre à leur tour la mer. Reflété dans le pare-brise, son visage est celui d'un homme dont le temps marque l'âme, mais non la chair.

    — Bonjour Hyo-jin !

    Enfermée dans le caisson, toujours intubée, elle n'en ouvre pas moins les yeux. Encore translucide, sa chair néo-formée donne à voir les réseaux vasculaires sous-jacents, les tissus adipeux ou les muscles. Soudain, son bras se tend, avant de retomber le long de son corps, porté par l'élément liquide, tandis qu'un voile de tristesse ombrage son regard.

    — Ce n'est rien, murmure l'homme qui lui fait face, une main posée sur la paroi de la cuve. Je vais demander à ce que l'on te conduise cet après-midi dans les jardins, les glycines sont en fleur.

    En face de lui, la femme sourit ; un frisson court le long de son échine.

    — Pourquoi elle ? songe-t-il comme il se retire de la pièce.

    Les bras refermés autour de ses épaules, elle contemple le soleil qui se cache derrière la ligne d'horizon. Son père, la guerre, sa mère, l'attentat, tout lui paraît si lointain, alors même que la rumeur des bombes ne s'est jamais tue.

    — Où nous rendons-nous à présent ? soupire-t-elle, comme elle aperçoit l'ombre qui grandit sur la végétation rase.

    — Loin au nord, Hyo-jin. À Thurso, où nous embarquerons ensuite pour une île du nom de Damsay.

    Grave, le visage incendié par les couleurs du crépuscule, il retient les larmes qui lui montent aux yeux ; il y avait si longtemps. Silencieux, il passe ses bras autour de ses épaules, ses mains nouées dans les siennes. En contrebas, les vagues s'échouent mollement contre les flancs de la falaise.

    — Est-ce que cela te rappelle quelque chose ? murmure-t-il à son oreille.

    Au même instant, quelques macareux s'élancent hors des vagues, avant de s'éclipser dans les anfractuosités des parois rocheuses ; derniers spécimens d'une espèce quasi éteinte.

    — Jungmun... C'est une plage sur l'île de Jeju-do. Mes parents m'y ont emmené après que mon père eut été promu colonel. Je n'avais que quatre ans, mais je me rappelle encore des orgues basaltiques, les flots émeraude qui battaient les flancs des falaises, les à-pics crayeux qui émergeaient, le sable rouge dans lequel les pieds s'enfoncent. Parfois, cela me donne la sensation d'un rêve dans un voile de soir. Mais la plupart du temps, elles ne sont plus que des visions, des choses dépourvues de temporalité.

    Penchée, elle arrache quelques brins d'herbe qui se dispersent aussitôt, aspirés par les vents tournoyants. Silencieuse, elle les contemple tandis qu'ils virevoltent, avant de disparaître au milieu des étoiles crépusculaires.

    — Hugo ?

    Ses bras passés autour d'elle, il sent son étreinte se raffermir. Ange ? Démon ? Que sont-ils ? Le créateur et sa créature, ou bien deux humains qui se sont peu à peu apprivoisés.

    — Oui... Hyo-jin...

    Prisonniers, les mots ne sortent pas. Retenus, ils deviennent autres. Les paupières closes, la chaleur de son amant, Hyo-jin secoue la tête.

    — Comment sont tes souvenirs ? Semblables à ces étoiles tout à la fois lointaines et éphémères qui embrasent le ciel ?

    En fait d'étoiles, sillons mordorés dans le ciel illuminé, des satellites filaient quand d'autres retombaient et brûlaient lorsqu'ils entraient dans l'atmosphère.

    — Mes souvenirs... répète-t-il en écho.

    Mais ont-ils encore ce nom ? Peuvent-ils en avoir encore le nom ?

    Pareils à la terre sèche qui s'effrite en poussière entre les doigts, ils ne paraissent plus être que des visions lointaines et éphémères.

    Échappée, Hyo-jin s'est écartée de lui. La main tendue, elle est l'amarre qui le relie à cette terre d'infortune. Saisie, il s'agrippe. Chaude, il en caresse les contours. Douce, il l'embrasse, tandis que ravinent des larmes.

    Debout au bord de la falaise, il contemple les flots furieux qui s'abattent sur les flancs calcaires, cependant que derrière lui se dresse la silhouette inquiète du manoir. Assis à l'abri sous le kiosque son invité l'attend, une pochette entre les doigts.

    — Vous devriez venir vous abriter, docteur ! lui lance-t-il.

    Les yeux baissés, il tourne un instant la tête. L'homme n'a pas bougé ; le livre est désormais posé sur la table, entre deux verres. Silencieux, il regarde une dernière fois la mer en contrebas.

    — Abyssus abyssum invocat(1), songe-t-il, comme il fait volte-face, puis marche en direction de la silhouette qui n'a de cesse que de le fixer.

    Projetée, son ombre se dissout dans l'obscurité naissante ; au-dessus de sa tête, des nuages de plus en plus noirs s'accumulent. Bientôt l'orage grondera et la tempête se déchaînera. Lourds, ses pas foulent le sol tourbeux envahi par les herbes hautes, manquant chaque fois de s'enfoncer de trop.

    — Puis-je vous poser une question Capitaine ?

    — Capitaine ? s'amuse l'ombre dans le kiosque. Avons-nous vraiment encore besoin de tous ces oripeaux et de ce formalisme, Hugo ?

    À l'abri sous le toit, Hugo soutient le regard ironique de son invité, puis s'avance en sa direction.

    — C'est vrai. J'oublie sans doute que je ne suis pas un homme de ce siècle. Parfois, je me demande si je ne lui appartiendrai jamais, contrairement à vous, Auguste...

    Sourire en coin, Hugo attrape le disque dans sa pochette. Une minute plus tard, les riffs d' Erik Braun enchantent la lande, accompagnés des grondements sourds de l'orage.

    — Comme moi, dites-vous ? Je m'interroge...

    — À quoi penses-tu, Hugo ? murmure-t-elle, comme elle le tire vers elle.

    — Au futur, même si je le conjugue au passé.

    Songeur, il fixe un instant le ciel, avant de saisir de la vision de Hyo-jin, ses cheveux jais pris dans les courants tourbillonnants.

    « Tandis que je le regardais, sa figure exprima la traîtrise et la malice la plus noire. Je me rendis compte à quel point j'avais été fou de lui promettre une créature qui lui ressemblerait et, tremblant a l'excès, je mis en pièce tout ce que j'avais entrepris. Le monstre me vit détruire la créature dont l'existence future allait lui assurer le bonheur et, avec un hurlement de désespoir et de vengeance, il disparut. » (2)

    — Pourquoi la lui avoir refusée, mon oncle ?

    Immobile, les bras croisés sur la poitrine, Hyo-jin l'attend.

*

    La Défense, France, le 2 mars 2067

    Dans le lointain, il croit entendre le train.

    Tac, tac ; tac, tac ; tac, tac !

    Staccato des roues qui frappe les rails en métal. Mais tout cela n'est que fantasme, illusion ou bien encore vision chimérique, car il y a bien longtemps que la ligne est fermée, que les stations sont abandonnées, la cité délabrée.

    — Saejin ? Tu as parlé de deux hommes. Qui étaient-ils ?

    Assis sur le lit improvisé dans la chambre d'Amarok, Max contemple les étoiles animées qui lui luisent au travers du plafond tandis que, étendu sur le matelas, Saejin se love contre lui. Songeur, il sait que ce ne sont que des hallucinations, mais il s'en fout. Parce que l'humain a été chassé du monde par un non-être qui a échappé à son contrôle, ils sont désormais remplacés par des machines-hommes autonomes. Quelle place reste-t-il aux autres ?

    Qui était donc Samuel ? Son clone ou bien son jumeau ?

    Dans sa tête, les questions se bousculent, rebondissent contre sa raison puis s'éclipsent comme autant d'interrogations qui ne connaîtront jamais de réponse.

     — Des anges, soupire-t-elle, les mains jointes sur la poitrine.

Enfin... est-ce ainsi que je les appelés quand ils sont arrivés.

    Songeur, il se remémore alors un air de piano, dont les notes aux tonalités graves lui serraient toujours le cœur. Sans doute aurait-il apprécié d'être capable de le jouer, s'il n'y avait cette figure aux allures de sorcières ; des yeux de vipères qui luisaient dans les ténèbres. Dépité, il pousse un long soupir.

    — Samuel, murmure-t-il. S'il n'y avait eu que toi.

    Les bras croisés sur la poitrine, Éléonore lui jette un regard noir, tandis que l'orage redouble d'intensité.

    — Reviens ! lui intime-t-elle.

    L'ordre cingle, fuse au travers du terre-plein, cependant que circulent, indifférents, les véhicules aveugles. La tête en arrière, il se penche brutalement et expulse une substance flasque qui tombe avec un bruit mou sur l'herbe détrempée. Lorsqu'il se relève, ce n'est pas sa femme, Éléonore, qu'il découvre, mais la directrice de la clinique, sourire aux lèvres, ses dents d'un blanc incandescent.

    — Nous vous laissons le dossier à votre appréciation. Je ne doute pas que vous reviendrez très vite.

    Bien sûr qu'ils étaient revenus. Toutes les garanties n'étaient-elles pas offertes ?

    — Les as-tu revus par la suite ?

    Grave, Saejin fixe un point dans le lointain.

Oui...

    Mutique, Max devine l'hésitation de sa compagne, mais il ne la brusque pas, alors qu'une longue plainte s'élève soudain de son estomac. Aussitôt Saejin éclate de rire, un rire cristallin, pourtant empreint de spleen et de mélancolie.

Viens, Max ! Amarok a certainement achevé de préparer le repas.

    Sa main glissée dans la sienne, il s'engage alors dans le sombre dédale, seulement éclairé par des veilleuses. Ombres silencieuses, ils s'arrêtent par instant pour contempler une affiche ou bien un dessin bombé aux couleurs délavées, signé ou non, accompagnés ou non de slogans remplis de rage et d'espoir. Sur l'un d'entre eux, peint en rouge, le cri de ralliement des résistants espagnols :

¡No pasaran !

    Une main posée sur le mur, du bout des doigts il en effleure la surface.

    — Quand était-ce ? souffle-t-il.

D'après Amarok, cette gare servait déjà de refuge à des communautés anarchistes, ou autonomes, dans les années 20.

    Silencieux, il contemple la fresque, dont du chaos émerge une histoire autre que celle qu'il a mille fois entendue. Glissé dans son dos, Saejin passe un bras autour de son torse, tandis qu'une main remontre le long du sien, avant d'embrasser ses chairs osseuses. Sa tête tournée vers la sienne, ses lèvres enferment les siennes, cependant que leurs corps se cherchent, se trouvent, s'éprouvent, étreinte fugitive qui dure plus que de raison. Adossé contre le mur, les yeux plongés dans les ténèbres, il caresse du regard la silhouette obscure de sa compagne qui se détache alors de sa chair.

    — Saejin ?

    Comme échappée de l'abysse, sa voix n'est plus qu'un vague murmure, tandis que se reflètent dans les ombres les échos de ses hommes et de ses femmes qui ont arpenté jadis ces sombres corridors.

    — Amarok est l'une d'entre vous, n'est-ce pas.

    Les yeux humides, Saejin acquiesce en silence.

Oui... Elle est l'une des dernières de sa génération.

    — Achille...

    Surpris par sa hardiesse, il s'arrête dans son élan ; le regard amusé de son interlocuteur posé sur lui. Serein, il a sorti une cigarette de sa poche et l'allume, cependant que d'étranges arômes flottent dans la pièce. Automate, son bras se tend tandis que le cône change de main. Prisonnier d'une bulle éthérée, il se voit marcher entre les corps, contempler la froideur de leur visage, le masque d'éternité dans lequel elles sont désormais figées. D'un geste de la main, Achille l'invite à le suivre.

    La cigarette entre ses doigts, il tire une nouvelle fois dessus, puis lui donne.

    — Elle est pour toi, Maximilien Defrosse. Tu en as plus besoin que moi, lui susurre-t-il presque moqueur, avant de lui tendre une liasse de papier.

    — Qu'est-ce c'est ? murmure-t-il, tandis qu'Achille lui avance un fauteuil.

    — Rien de plus qu'une réponse à ta question, Maximilien.

    En face de lui, ce n'est plus un homme noir en blouse qui se tient devant lui, mais un géant taillé dans le marbre, dont les prunelles obsidiennes le dévorent. S'arrachant avec difficulté au regard hypnotique, il se plonge dans la lecture des feuillets. Pendant ce temps, Achille s'est assis à son tour dans un siège, aux proportions toutes colossales. Nauséeux, Max relève la tête.

    — Que sont devenues les autres ?

    Lugubre, Saejin ses yeux dans les siens, ses lèvres s'entrouvrent :

    — Elles sont toutes décédées, ou disparues, souffle-t-elle d'une voix rauque.

    Le visage soudain fermé, ses prunelles assombries par une obscurité sinistre, Saejin se recroqueville sur elle-même, cependant qu'une large silhouette surgit des ténèbres. Grave, Amarok s'approche de Saejin.

    — Venez avec moi les enfants. Je vais vous raconter une histoire, mon histoire.


(1) : L'abîme appelle l'abîme

(2) : Frankenstein ou le Prométhée Moderne, Mary Shelley

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