Chapitre 48 : Sur les Ailes du Songe

    « Vous ne direz pas que je me fais une trop haute idée du temps présent, et si malgré tout je ne désespère pas de lui, c'est que sa situation désespérée est précisément ce qui m'emplit d'espoir. »

Karl Marx, Lettre à Arnold Ruge


Étrange Saint-Valentin que celle que je vécus la veille, entre tir d'obus et rafales de mitrailles. Que me semble plus loin encore cette singulière nuit de Noël qui vit une trêve décrétée de tous côtés, tandis que par endroits fraternisaient des soldats que langue et propagande séparaient.

Hier, la chose était tout autre, tandis que nous frayions, moi et l'officier de garde, une partie de cartes, nous entendions jaillir les objets de mort, mugir les moteurs des engins volants, simple planeur motorisé, tout juste capable d'effectuer seulement quelques bonds, à peine quelques décennies auparavant. Notre jeu achevé, il a ouvert une bouteille de sa réserve personnelle, un flacon de cognac qu'il avait emporté avec lui, après qu'il eut reçu son ordre de mobilisation. J'ignore encore si je dois lui être ou non redevable, alors même que me ronge la culpabilité de l'acte. Étendu sur ma couche, j'ai pansé avec soin la blessure que je lui ai infligée. Gauche, j'ai rabattu la couverture sur ses épaules. Je sais qu'il s'est mépris sur mes intentions, et moi, j'ai abusé de son affection. Consumé de douleur et de honte, j'ai embrassé ses lèvres chaudes, puis je me suis éloigné, refermant la porte de ma chambrée derrière moi.

Solitaire, j'ai laissé libre cours à mon chagrin, à la terreur qui s'est emparée de mon être alors que j'aspirai le fluide.

Eus-je pu le faire passer de vie à trépas ? L'aurait-il seulement souhaité ?

En proie au désarroi, je nous revois, nos verres respectifs entre les doigts, nos visages penchés à la fenêtre, nous contemplions un monde aux prises à la folie et au chaos.

En cet instant, était-ce la chaleur de l'alcool, ou de nos êtres qui nous réchauffait, qui échauffait nos sens ?

Sa main courait sur mon épaule. Je ne répondais pas à son appel, non plus que je le repoussais. En moi s'éveillait une soif brutale, primaire, pour ne pas dire atavique, cependant que je me remémorais les paroles d'avertissement de mon mentor. Voilé de plomb, le ciel prenait une teinte oragée tandis que ses lèvres se pressaient sur les miennes, mes prunelles fixées sur les veines bleutées de ses bras nus. Enivré, il ne se méfia pas quand je l'assommai proprement avant d'assouvir la pulsion qui m'avait saisie. Ne m'eussé-je aperçu dans le reflet de la fenêtre, le visage barbouillé d'humeurs et de sang, que je l'eusse achevé. Penché sur lui, je contemplais son membre déchiqueté, les traces de morsures, l'expression de la rage primale que j'avais sue, jusque ce jour, taire.

Journal de H.F.

Le 15 février 1915


    La Défense, France, le 2 mars 2067

    — Est-ce que tu me raconteras une histoire ce soir ?

    Silencieux, Max contemple l'ombre projetée sur le mur, l'écho d'un souvenir qui filtrerait par la porte entrebâillée.

    — Si tu veux, répond la voix.

    Les poings resserrés autour de son phoque en peluche, il retient les larmes qui lui montent aux yeux, tandis qu'il rabat la couverture sur sa tête.

    Samuel est un monstre et il le sait.

    — Max ? Vous m'entendez Max ?

    Rauques, chauds les mots d'Amarok s'insinue, chasse les ténèbres de son esprit, apaise le chagrin qui l'envahit, cependant qu'une odeur de cannelle et de girofle s'élève. Les paupières encore lourdes, le corps gourd, il tente de se redresser, mais son coude se dérobe et il s'écroule sur la couche. Quelqu'un lui soulève la tête, avant de glisser un liquide épais entre ses lèvres.

    — Buvez ! lui ordonne-t-elle.

    Acide, le breuvage lui rappelle le lait ribaud que son arrière-grand-mère lui servait au goûter, pendant qu'il contemplait le lent balancement des branches des cerisiers croulant sous les fleurs de printemps.

    — Viens mon garçon. Ton goûter est prêt.

    Debout face au plan de travail, elle se retourne, un plateau garni de belles et bonnes choses entre les mains. Ridée, tannée, la peau de son visage lui ferait presque penser à un pruneau séché, si ce n'était ce sourire qui illumine en permanence sa figure.

    — Merci, grand-ma ! s'exclame-t-il comme elle pose un grand verre remplit d'un liquide blanc accompagné d'une pomme tordue et de tranches de pain.

    Ravie, elle lui répond par un sourire, puis se glisse dans le vieux fauteuil à bascule, avant de s'emparer de son tricot. Et, tandis qu'il se saisit d'une immense part de brioche, il contemple le soleil flamboyant qui illumine le jardin sauvage, dans lequel marche la silhouette pleine de grâce de la voisine.

    — Merci...

    Mais les mots meurent au bord de ses lèvres. Épuisé, il s'assoupit, tandis qu'il sent qu'on le soulève, avant de l'emporter. Lorsqu'il se réveille enfin, on l'a étendu sur un matelas mou, puis on lui aura posé une couverture en laine. Seul, les sens aux aguets, il aperçoit une forme enroulée dans un large pan de tissu épais, adossée contre le mur à côté de lui.

    — Saejin ? appelle-t-il, comme l'ombre se déplie à la manière d'une figure d'origami.

Comment te sens-tu ?

    Douce, il sent sa paume effleurer son visage, son souffle affleurer, sa bouche se rapprocher, leurs chairs s'embrasser.

    — Je ne sais pas. Tout est si confus, je ne saurai délier le rêve de la réalité.

    En face de lui, l'enfant apparaît, son mystérieux sourire peint sur les lèvres. Entre ses mains, il tient un ballon qu'il lâche soudain. Léger, plus léger que l'air encore, il s'élève puis disparaît.

    — J'avais l'impression de remonter le fil de mes souvenirs. J'ai revu des amis, une copine, Franz, Achille, puis lui, Samuel... mon petit frère...

Ton petit frère ?

    Les yeux vides, il fixe un instant le mur nu en face de lui, puis secoue la tête.

    Étendu sur le sol, la tête tout de traviole, Samuel ne bouge plus, ne respire plus, le cœur ne bat plus, il a les lèvres bleues.

    — Samuel était mon petit frère, né de mon père et de ma mère défunte, portée par ma belle-mère. Je l'aimais autant que je le haïssais. Non pour qui il était, mais pour ce qu'il était : un monstre et comme les monstres des contes, il devait être détruit, alors je l'ai assassiné ; je n'avais que cinq ans.

    Autour de lui, les enfants se sont rassemblés. Silencieux, leurs ombres démesurées dansent sur les murs, à la manière de géants qui s'en iraient tuer des gens.

    — Il est mort parce qu'il est tombé depuis un gros ballon ; il est mort parce que j'ai tiré sur son pantalon... Pourtant, il m'a pardonné et je ne comprends pas pourquoi. Cependant... il y avait quelque chose dans son regard. Et pourquoi était-il monté sur ce ballon, alors même que les adultes nous expliquaient combien il était dangereux de monter dessus ?

    En face de lui, Saejin lui sourit, ce même sourire qu'elle lui avait offert quand leurs yeux s'étaient croisés dans ce bar, lors d'un matin froid prisonnier du brouillard.

    — Les autres enfants étaient là aussi et ils n'ont rien dit, ils n'ont jamais avoué que je l'avais tué. Au contraire, ils ont tous soutenu qu'il était seulement tombé après avoir grimpé dessus. Encore après l'avoir revu, je ne comprends toujours pas. Pourquoi l'ai-je tué ? Pourquoi m'a-t-il pardonné, Saejin ?

    Mais Saejin n'est plus là. À sa place, assis en face de lui, Samuel lui tend la main.

    — Bonjour Maximilien, murmure-t-il.

    Surpris, il n'éprouve pourtant aucune peur.

    — Suis-je retourné dans l'abîme ?

    Derrière lui, il aperçoit la silhouette d'un autre enfant, l'Enfant avec son ballon entre les mains.

    — Je ne sais pas, Maximilien. Tu m'as seulement appelé et je suis revenu, car tu t'es de nouveau perdu. Je pensais qu'en te pardonnant, tu serais soulagé du poids qui pesait depuis toutes ces années sur tes épaules, mais je me suis trompé. Pardonne-moi, Maximilien.

    — Pourquoi devrais-je te pardonner, Samuel ?

    Amical, le garçon se lève, avant de passer ses bras autour de son cou.

    — Tu n'as toujours pas deviné, grand frère. Mais peut-être en étais-tu incapable, car tu savais te dérober aux regards des autres, te rendre invisible. Je sais que tu m'aimais et que tu me haïssais, même si cette haine t'était étrangère.

    Mutique, Max acquiesce.

    — Maximilien, cette haine que tu ressentais à mon égard n'était rien d'autre que l'hostilité des adultes envers moi. Ce sont eux qui me voyaient comme un monstre, sinon n'aurais-tu point rejeté Saejin alors même que tu as su ce qu'elle était dès que vos yeux se sont croisés.

    Des larmes roulent sur ses joues, tandis que se rejoue dans sa tête la scène, son apparition nimbée de mystère, leurs regards qui se croisent, cette tache qu'il aperçoit juste au-dessus de la paupière, un éclat de surprise fugitif. Pour qui ? Pour quoi ?

    — Alors pourquoi ce jour-là ai-je tiré sur ton pantalon avec la ferme intention de te faire tomber pour que tu te rompes le cou, comme nous l'expliquaient les grandes personnes ?

    — Plutôt que de te pardonner, c'est toi qui devrais me pardonner Maximilien ! affirme soudain Samuel, comme il réprime ses sanglots.

    — Parce que je t'ai manipulé, Maximilien. Parce que ce que je désirais disparaître, ne plus être cette chose, monstrueuse entre toute, que les adultes montraient du doigt et que les enfants auraient eux aussi, par la suite, exhibé. Mais cela tu le devinais déjà, même si tu ne le voyais pas.

    — Samuel... s'étrangle Max, comme il sert contre lui ce petit frère qu'il sait imaginaire.

    — C'est vrai, je te haïssais. Mais plus encore ce fut envers notre père et notre mère que je l'éprouvais, parce que tu n'aurais pas dû naître, Samuel. Mais, parce que tu n'aurais pas dû naître je t'ai aimé, et parce que tu es né je t'ai tué, pour te protéger, en même temps que c'était là ton souhait.

    Lentement, il desserre son étreinte tandis que son petit frère se lève, avant de s'en rejoindre l'Enfant qui l'attend dans le fond de la pièce, son ballon entre les mains.

    — Au revoir, Samuel, soupire-t-il.

    Pendant ce temps, les deux ombres disparaissent, tandis que la silhouette féline de Saejin se dessine au sein de l'aura de noirceur.

    — Saejin... rauque-t-il. J'eusse pu nouer mes mains autour de ton cou, les refermer jusqu'à ce que tu expulses ton dernier souffle. Mais nous ne sommes pas dans un conte et les monstres sont des êtres humains, faits de chair, de sang, de songes et de sentiments ; les monstres naissent du regard de l'autre.

    Les yeux vides, il n'ose croiser le regard de celle qui l'a amené ici-bas, qui l'a conduit à bord du gouffre, qui l'a sauvé de ses démons.

    — Merci Saejin ! Grâce à toi, j'ai pu lui dire au revoir.

Agenouillée face à lui, le bras tendu, elle pose une main sur son visage distordu.

    — Vois-tu, j'ai eu un frère jumeau. Mais il est mort in utero. Longtemps, je me suis demandé si je ne l'avais pas, lui aussi, assassiné, en lui passant le cordon autour du cou. Mon geste envers Samuel en était-il alors la répétition ? Désormais, je sais que non...

    Les yeux dans le vague, il couche sa tête sur l'épaule de sa compagne qui l'embrasse sur le front.

    Les enfants sont là, debout en rond autour du ballon. La main levée, ils le saluent puis s'en vont ; leurs ombres démesurées dansant sur les murs, à la manière de géants qui s'en iraient tuer des gens.

    — Et toi, Saejin ? Quelle est donc cette chose qui se tapit dans tes ombres.

Tu te demandes ce que j'ai vu en bas...

    Comme à lisière d'une forêt dans laquelle s'enfoncerait un chemin sans fin, les mots glissent dans le néant.

    Sévère, l'infirmière tape à plusieurs reprises la veine à la saignée de son coude, avant d'y planter son aiguille. Sèche, elle remplit les tubes, vert, rouge, bleu, gris, noir, mauve, jaune et des couleurs qui n'existent pas, puis en retire la pointe creuse.

    — Pressez cela, s'il vous plaît, lui ordonne-t-elle, comme elle lui tend un morceau de coton imbibé d'alcool. Le regard vide, elle s'efforce de ne pas tourner la tête.

    Qu'y verrait-elle sinon des mêmes ?

    — C'est bon, vous pouvez retourner dans votre chambre.

    À la manière d'un automate, elle se lève du siège, enfile sa veste, passe le seuil de la porte.

    Dans le couloir blanc, d'autres silhouettes font pareillement. Mutique, elle marche du même pas mécanique, jusqu'à une baie vitrée, qui s'ouvre alors en silence. De l'autre côté, silencieuse, la silhouette de son lit l'attend. À peine allongée sur le matelas que déjà les lumières s'éteignent, tandis qu'elle se glisse dans une étrange torpeur.

    La tête jetée en arrière, elle contemple le plafond fissuré, par lequel, les jours d'orage, suinte une pluie aussi malsaine que malodorante.

Ah... Max...

    — J'ai ouvert la boîte de Pandore, n'est-ce pas. Et jamais elle ne se refermera, soupire-t-il ; ses lèvres étirées dans un étrange sourire.

    — Je puis tout entendre à présent.

En es-tu certain ?

    — L'ignorance est la nuit de l'esprit, et cette nuit n'a ni lune ni étoile1, murmure-t-il, tandis que, le bras tenu, le poing serré puis relâché, il imagine sa main voler en éclats.

Alors, laisse-moi te poser une question ?

Ce matin-là, tu as su ce que j'étais. Mais tu voulais l'entendre de ma bouche, n'est-ce pas ?

    — En effet, Saejin. Et je crois qu'il me faille te présenter des excuses...

    Mais il n'achève pas sa phrase qu'un index se pose sur ses lèvres. Plongé dans la semi-obscurité, le visage de Saejin paraît soudain s'illuminer, surlignant de traits de feu son épaisse chevelure.

Ne t'excuse pas, Max.

    Le joint toujours entre les doigts, il ignore s'il possède ou non encore toutes ses facultés mentales. En face de lui, Achille Brévin semble plongé dans une brume éthérée, tandis que son visage se fend d'un immense sourire. Pourtant rien dans la pièce ne prête à rire, surtout pas ces femmes alignées les unes à côté des autres sur des civières en acier inoxydable. Soudain, le masque hilare s'efface et laisse place à un visage empreint de gravité. D'un geste, il l'invite, puis se saisit d'une paire de gants qu'il enfile aussitôt.

    — Approche Maximilien.

    Sec, le ton est sans appel. Max s'exécute, tout en relevant le passage du vouvoiement au tutoiement ainsi que l'emploi de son prénom au de lieu de son nom.

    — Que vois-tu ? le questionne-t-il comme il abaisse la paupière de l'une de ces femmes-objets désormais figées pour l'éternité.

    Pâle, presque délavé sous la lumière crue du scialytique, il observe, incrédule, la minuscule tache noire présente au bord de la sclérotique.

    — Un tatouage.

    Aussitôt les lèvres d'Achille s'étirent en un large sourire.

    — Bravo Maximilien. C'est bel et bien un tatouage.

    — Mais surtout un tatouage destiné à masquer autre chose, ajoute-t-il comme il lui fait signe de le suivre.

    Projeté sur le mur, l'œil lui rappelle celui de Big Brother sur la couverture du livre 1984 de Georges Orwell.

    — Remarques-tu ces minuscules pixels à la périphérie ?

    Mutique, Max acquiesce d'un hochement de tête, les yeux rivés sur l'image.

    — Un code-barre ? finit-il par lâcher entre ses dents.

    — Fiiiiiiiiii, siffle Achille, admiratif.

Mais connais-tu la signification de ces lignes qu'une main a inscrites sous notre paupière ?

    — Je ne saurai être affirmatif, mais je pense que oui. C'est un numéro d'identification.

En effet...

    Grave, Saejin le dévisage un long moment puis l'embrasse, tandis qu'elle glisse par-dessus sa tête son maillot de corps. Poitrine dénudée, les seins dressés, elle s'assoit à califourchon sur les jambes de son compagnon, qui la contemple en silence. Gracieuse, elle se penche alors vers son visage puis susurre quelques mots à son oreille, cependant que ses mains le déshabillent sans qu'il ne proteste ou ne la repousse ; seul un murmure étranglé s'échappe de sa gorge.

    Ses bras passés autour de sa taille, il défait le tissu, découvre la chair, embrasse la mer, tandis que dans son oreille glissent des sons qui, bientôt, lui brouillent les sens.

    — Non ! veut-il s'écrier.

    Mais il se retient et raffermit son étreinte autour du corps féminin qui se dresse devant lui.

    — Raconte-moi ton histoire, Saejin. Dessine-moi cette ombre qui se tapit derrière toi. Nomme ce démon qui te contemple depuis le fond de sa fosse.

   Délicate, elle tient son sexe entre ses doigts, effleurant de l'index son méat.

Pourquoi, Max ?

    — Pourquoi ? répète-t-il, le souffle coupé.

Oui ! Pourquoi, Max ?

    Féline, ses lèvres s'étirent en un mystérieux sourire. Troublé, désorienté, ébranlé jusque dans son intimité, il sent son cœur bondir hors de sa poitrine, tandis que ses doigts se referment, désormais, telles les serres d'un aigle sur sa proie.

    — Parce que... Parce que je t'aime Saejin, lâche-t-il soudain, à bout de nerfs.

    — Je... je t'aime Saejin, répète-t-il entre deux sanglots, saisi de terreur et d'effroi.

    Mais son amante est toujours là, ses bras passés autour de son cou, sa tête posée contre son front.

    — Max, souffle-t-elle.

    Lèvres contre lèvres, leurs langues se fouillent, se cherchent, se trouvent ; l'instant dure, le temps s'étire, éternel.

    — Saejin... soupire-t-il, comme elle éloigne sa figure de la sienne.

    Sa dextre tendue, il caresse sa joue, surligne les traits.

    — 20340524P016, énonce-t-il d'une voix éteinte.

    Des larmes roulent sur son visage, puis sèchent. En face de lui, Saejin ne dit mot, une main glissée dans la sienne.

20340524P016

    Les mots s'éclairent d'une autre manière.

Sans doute, ai-je eu de la chance ?

    Le bras tendu, le poing refermé, l'index et le pouce dressés, elle mime un coup de feu.

En bas... En bas, il y avait mes sœurs, mes sœurs mortes, mes enfants et des personnes que j'aurai pu appeler mes parents, et j'ai tiré. Une fois, deux fois, un nombre incalculable de fois, jusqu'à ce que mon chargeur soit vide.

    — Était-ce de la vengeance ?

De la vengeance...

    Le regard soudain vide, elle secoue la tête en signe de dénégation.

Je ne sais pas... Je ne pense pas... il me semble que je tirai sur des ombres, pourtant je ne possédais pas d'arme. Alors peut-être n'est-ce pas moi qui ai tiré, mais lui, ou lui.

    Ombrageuse, les yeux baissés, elle dessine des arabesques sur sa poitrine nue.

Max... nous n'étions que des poupées. Certes de jolies poupées, mais rien d'autre que des poupées sans identité. Ainsi dès que l'une d'entre nous faisait deux fausses couches, elle était retirée. J'ai ouï, par la suite, que certaines d'entre nous étaient rachetées...

    Navré, Max la presse contre lui.

    — Sans doute peut-on dire, en effet, que tu as eu de la chance dans ton malheur, soupire-t-il.

    La tête penchée en arrière, il contemple l'écho de cet enfant désormais parti.

    — Au revoir, Samuel, chuchote-t-il.

    — Saejin, combien d'enfants as-tu portés ? Mais peut-être ne souhaites-tu point me répondre, se reprend-il

    Un pâle sourire déforme soudain les lèvres de sa compagne.

J'ai mené huit grossesses, dont deux se sont soldées par des fausses couches.

    — Et la dernière était mon fils, ajoute-t-il, comme il essuie la perle liquide qui affleure au coin de son œil.

    — Étrange ironie, tu ne trouves pas. Par quel mystérieux coup du sort nous sommes-nous rencontrés ? Quelle fée s'est penchée sur nous, soliloque-t-il, le regard perdu dans la contemplation de cette femme, dont la seule fonction était la reproduction de l'autre.

    Jetés, comme il en serait d'une machine trop vieille, il les revoit, inertes, étendues sur des lames de métal blanc.

    Pâle, une main appuyée sur le dossier du fauteuil, il retient un haut-le-cœur.

    — C'est monstrueux, hoquette Max, l'estomac au bord des lèvres.

    — Pas plus que ce j'ai pu découvrir au cours de ma dernière mission, ajoute Achille pour lui-même.

    Machinal, il sort deux verres d'un tiroir de son bureau, accompagnés d'une mignonnette, emplie d'une liqueur verte.

    — De l'absinthe, s'étonne Max, comme Achille débouche le flacon.

    Tout sourire, celui-ci se retourne, la bouche en cœur, avant de lui tendre la minuscule bouteille, tout en secouant la tête de dénégation.

    — De la chartreuse, s'interroge Max comme il hume les arômes qui s'exhalent.

    — Hélas, je ne suis pas poète, lui rétorque Achille comme il lui présente un verre ; un morceau de sucre glissé dans le fond.

    Rivés dans les siens, les yeux de Max ne le quittent pas, quand bien même il en émettrait le souhait.

    — Pourquoi suis-je ici, Docteur Achille Brévin ?

    En face de lui, le sourire de son interlocuteur ne s'efface pas. Lent, il porte à ses lèvres le verre de liqueur, qu'il déguste avec un plaisir non dissimulé ; il pense à l'une des Lettres de mon Moulin d'Alphonse Daudet : l'élixir du révérend père Gaucher.

    — Mais tu le sais. Seulement je veux l'entendre de mes propres oreilles, voir tes lèvres bouger, les mots s'échouer sur la grève de la confidence.

    Hier Achille, aujourd'hui Saejin, chacun à sa manière lui tend la main.

    Mutique, il contemple le jeune médecin légiste qui le fixe de son air, en apparence, narquois. À son tour, il lève son verre, puis le goûte. Sucrées, épicées, les notes florales se mêlent à l'alcool qui lui brouille les sens. Automate de chair à défaut d'esprit, il marche en direction des corps inanimés.

    — Avait-elle un nom, s'enquiert-il, comme il s'arrête devant l'une d'entre elles.

    Navré, Achille secoue la tête.

    — Nous l'avons baptisé Aponi, à cause de la tache dans son œil, elle ressemble à un papillon.

    — Aponi, soupire Max.

Qui est-ce ?

    — Aponi ? Oh...

    Soudain silencieux, Max ramasse ses jambes contre son torse, le menton posé au creux de ses genoux.

    — Aponi... c'est ainsi qu'Achille avait nommé l'une de tes « sœurs », à cause de son tatouage à demi effacé dans son œil.

    Étendu sur les rivages glacés de l'acier, elles se lèveraient et pointeraient un index vers le ciel, qu'il ne s'en étonnerait pas. Ému, il s'approche d'Aponi, quelques mois encore auparavant, il l'avait aperçue arpentant les couloirs d'une clinique. D'un geste rapide, il lui ferme les paupières. Personne ne la réclamera, personne ne la regrettera, personne ne sera là pour sa mise en bière, car il n'y en aura pas ; il n'y en aura pas, car elle n'est même pas humaine ; elle est seulement un biodéchet...

    — Merci, Docteur Brévin. Pardon, Achille !

    Blottie contre lui, Saejin, une main passée dans sa nuque, pose sa tête contre la sienne ; émue, elle n'ajoute rien et demeure silencieuse.

    — Saejin... Pourquoi poursuivre des chimères ? Pourquoi s'entêter dans une œuvre qui n'est plus qu'une utopie lointaine ? Pourquoi croire que l'on peut saper les fondations sans fin d'une forteresse ? Et si la réponse ne se trouvait pas dans le cadre, mais à son bord extérieur ? Qui sont les délinquants ? Qui sont les auteurs de violence ? Ceux qui donnent le coup, ou bien ceux qui permettent au geste de s'accomplir ? La première des violences n'est-elle pas celle qui dénie à l'Autre sa Parole ?

1 : Proverbe chinois

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