Chapitre 46 : L'Aube d'un Ancien Jour
« La chair à canon, embarquée en août et septembre toute gorgée de patriotisme, pourrit maintenant en Belgique, dans les Vosges, en Masurie, dans des cimetières où l'on voit les bénéfices de guerre pousser dru. »
Rosa Luxemburg, La Crise de la Social-démocratie
Ce matin, les visages sont plus fermés encore. À l'horizon le soleil étire tout juste ses premiers rayons cependant, qu'indifférent à la beauté de l'aube naissante, j'entends déjà les échos des tirs de mortiers et d'obusiers, couvert par moment par les staccatos des canons mitrailleurs. En fait, rien qui ne fût d'ordinaire, pourtant...
Ma plume suspendue au-dessus de ma page, j'hésite encore, en cet instant, alors même que plusieurs heures se sont écoulées depuis que l'infirmier de corps Lereau, un brave garçon, nous a rapporté les mots de l'estafette. Pendue au plafond, la lampe à pétrole charbonne ; sans doute la mèche est-elle devenue trop courte. Sans hâte, je me lève et l'observe. De lourdes fumées noires s'échappent du tube en verre, désormais couvert de suie.
La guerre, le conflit, il révèle en l'Humain tout ce qu'il y a de pire dans ses instincts meurtriers. Est-ce à cette fin que semblable abomination ait été employée ; la destruction de l'autre à tout prix. Ainsi, j'appris ce matin qu'un régiment fut décimé par une attaque au gaz. 140 jeunes hommes, pris au dépourvu, étaient morts asphyxiés au fond de leur tranchée, vraisemblablement par du chlore. Cependant, je ne puis m'attarder plus que de raison sur ces nouvelles, car il me faut préparer les dons. Aujourd'hui, Sauvage, Rimbaud, Gautier et Sirey se sont portés volontaires ; je les en remercie. Tandis que je réserve les aiguilles et les flacons, je contemple mes avant-bras. La veille encore, les marques des percements étaient apparentes, maintenant ils ne sont plus que des souvenirs, demain il n'y paraîtra plus.
Mon visage face au miroir suspendu derrière la porte, je m'interroge alors même que s'effacent sous mes yeux les stigmates.
Sans doute est-il téméraire, irréfléchi de ma part de coucher ainsi mes pensées dans cet ouvrage qui ne me quitte jamais. Toutefois, j'y vois un soulagement, une confession intime pour le moi qui me lira dans le futur. Je souhaite seulement que ce sacrifice ne soit pas vain, qu'il apporte à l'humanité ce prophète qui la guidera hors des fanges boueuses de la destruction aveugle, pour une autre qui porterait en germe les conditions de sa liberté.
Autrefois, comme celui qui fut mon mentor je m'abreuvais de la vitalité des vivants, humains ou bêtes. Désormais, il n'est nul besoin que je me sustente ainsi ; je donne et je reçois en retour. Bien sûr, il y a un prix à payer, celui de la culpabilité qui, chaque jour, me ronge un peu plus. Néanmoins, c'est un sacrifice bien modeste en regard de l'accomplissement de mon serment.
Journal de H.F.
Le 2 janvier 1915
La Défense, France, le 2 mars 2067
Le silence, glacial, poisseux, c'est à peine si résonne le bruit de l'eau qui s'infiltre dans les failles, dévalent les crevasses, s'écrase sur le macadam. L'enfant a disparu, la femme aussi ; seul un scotome écarlate hante encore sa vision ; une tache de déraison en forme de ballon. Immobile, ventru comme peut l'être un objet de sa forme, il paraît le narguer. Penché, il se baisse pour le ramasser, mais celui s'échappe, puis s'éloigne en direction de l'escalier mécanique, depuis longtemps à l'arrêt. Stationnée au bord des marches de métal, la chose attend, tandis que le faisceau de la torche en épouse la surface dépourvue d'aspérité, de réalité. Mutique, Max pousse un long soupir, cependant que les souvenirs âpres remontent peu à peu à fleur de son esprit chaotique.
La femme ! Il la connaît ! Ni personnellement, ni intimement, mais ses traits, son visage ; rencontre fortuite, fugitive, dans le couloir d'une clinique. Il n'y avait eu aucun échange, que ce fussent de fluides ou de paroles, seulement un regard égaré, un commerce sans arrière-pensée ; une éternité. Cinq, dix, quinze... années ? Depuis longtemps, il a cessé de compter.
— Que fixes-tu ainsi, Maximilien Defrosse ? ricane doucement le médecin légiste.
Les bras croisés sur la poitrine, sa figure ébène le dévisage, de la même manière que s'il lisait en lui à livre ouvert.
— Pourquoi user mon souffle ? lui rétorque-t-il aussitôt. Puisque tu connais déjà la réponse, Achille... Brévin.
Les yeux grands ouverts, son sourire s'étire de plus belle, révélant ses dents ivoirines.
— Parce que je veux l'entendre de ta bouche.
Magnétique, son regard l'a happé. Incapable de s'en détacher, il pense à un antique film d'animation du milieu des années 90, 1990. « Magnetic Rose » si ses souvenirs ne lui font pas défaut ; il l'avait trouvé par hasard sur un vieux support mémoire qui appartenait à son père.
— De quoi avez-vous peur ? murmure tout à coup une voix, cependant que se brise la vision.
Soudaine apparition, elle a surgi là, à quelques mètres de lui. Dans ses mains, elle tient le ballon qu'elle a ramassé quelques minutes auparavant, puis chemine en direction des degrés métalliques qui ont tôt fait de l'éclipser. D'elle, il n'aperçoit plus que l'ombre qui s'étire sur le plafond, tandis qu'elle disparaît dans l'obscur dédale. Toujours éclairé de sa torche, il poursuit sa route vers l'escalier fossilisé. Éventrées, les marches absentes laissent à voir ses entrailles noires, assemblage désordonné d'engrenages et de courroies. De part et d'autre, il devine les silhouettes des emmarchements bétonnés, encombrés par endroits de déchets et de gravats.
Pourquoi hésiter ainsi ?
Immobile au bord du gouffre, il fixe l'abîme obscur qui s'ouvre à ses pieds. Un philosophe du XIXe a écrit : celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l'abîme regarde aussi en toi.1
Sont-ce des monstres, des démons qui l'attendent en bas. Ou seulement des peurs et des douleurs ?
Et l'abîme, que voit-elle en lui ?
Comme réponse à son interrogation, une ombre se détache. À l'emplacement de ses yeux, des taches luminescentes lui lancent un regard plein de dureté et d'amertume ; sa bouche s'ouvre, mais aucun son n'en sort ; elle se détourne, avant de disparaître.
— Ah, soupire-t-il.
Mais son cœur ne ressent plus aucune peine, plus aucune tristesse, seulement un néant pareil à une cicatrice qui se refermerait peu à peu. Une main sur la rampe, le pied engagé dans le vide, il fixe l'horizon obscur qui se découvre ; sa voûte plantaire heurte le revêtement synthétique. Quelques marches plus bas, les restes d'un plafonnier, qui se sera détaché il y a de cela des années, jonchent l'entresol et entrave la progression. La torche toujours entre les doigts, il enjambe les obstacles, contemple de temps à autre l'étrange spectacle des ombres projetées sur les murs. Parfois il s'arrête et plonge ses sens dans le silence pétrifié des lieux.
— Alors comme ça t'as une copine et tu dis rien à tes potes.
Écarlate, Max détourne la tête. En face de lui Ahmad lui dédit son plus beau sourire.
— Allez ! Tu nous la présentes quand ! renchérit Francis qui lui passe un bras par-dessus les épaules. On la connaît ?
La langue collée au palais, Max ne réplique pas, tandis que les yeux d'Ahmad s'agrandissent de surprise.
— Non ! Ne me dis pas que tu sors avec Charlotte Desmoineaux, alias la Reine de la banquise.
— Alors là, mec. Respect, s'incline Francis comme il se retire, tout en se fendant d'une outrageuse révérence.
— Au fait, tu nous diras ton secret, parce que personne n'a réussi à l'approcher à plus de deux enjambées sans se prendre un vent ou un regard noir, alors de là à lui adresser la parole et conclure.
Maintenant cramoisi, Max leur tourne ostensiblement le dos.
— Peux pas, marmonne-t-il. Vous allez vous foutre de moi.
— Qu'est-ce tu racontes, mec, lui rétorque Ahmad. On est sérieux. C'est vrai, personne n'a réussi à engager une conversation de plus de cinq secondes avec elle. Alors comment t'as fait ?
— Je l'ai...
Mais ses paroles sont avalées par le bruit de la rame qui s'engouffre dans la station.
— Répète ! J'ai pas entendu, s'exclame Francis, tandis que leurs pas les entraînent vers les vantaux ouverts en grand.
Les yeux dans le vague, Max fixe les degrés éclairés par sa lampe torche.
— Charlotte Desmoineaux, songe-t-il, se remémorant ses longs moments d'attente passés avec elle à la laverie automatique, parce qu'il avait renversé son café sur sa chemise, tandis que par réflexe elle lui avait envoyé son carton à dessin dans la figure et lui avait éclaté le nez, qui avait alors répandu un liquide rouge brique sur son pantalon.
En bas ce n'est pas son fantôme qu'il aperçoit, mais celui de ses amis, bras dessus bras dessous, vautrés dans les sièges d'une rame de métropolitain. Plus loin, c'est une femme qui tient entre ses bras un ballon, le visage couvert de moitié par un masque, le corps moulé dans une combinaison écarlate. Enfin, il demeure l'enfant, solitaire, assis au milieu des ténèbres. Comme dans un théâtre d'ombres, les silhouettes exécutent leur partition, se meuvent dans l'obscurité, rejouent une scène connue d'elles seules. Certaines le saluent, d'autres l'esquivent ; lui, reste immobile, son regard qui saisirait le vide.
— Alors tu es venu, marmonne l'enfant ; un ballon roule à ses pieds.
Derrière eux, les ombres se sont tues. Rassemblées, elles observent cet être qu'elles pourraient appeler père.
— Il est l'heure, n'est-ce pas, lui rétorque Max, sa torche braquée en direction de la bouche béante du tunnel dans lequel s'enfonce la voie ferrée, désormais désaffectée.
Mutique, l'enfant acquiesce d'un hochement de tête.
De nouveau les paroles de ce philosophe résonnent dans son esprit tandis que les murmures d'une comptine enfantine jaillissent des tréfonds de l'abysse.
***
Charenton-Le-Pont, France, le 3 mars 2067
Par la fenêtre, il aperçoit le ciel se charger de couleurs pastel, des mauves et des roses délavés, grisés par le voile de poussière qui recouvre la cité. Sur l'écran de la tablette qu'il tient entre les mains, des portraits défilent, fille ou garçon, en langes pour la plupart. Dépité, à moins que ce ne soit de la lassitude, il la couche à côté de son assiette. Machinal, il éjecte la carte hors de la fente du lecteur. Posé au creux de sa paume, il contemple d'un œil morne le carré de plastique noir, dont l'étiquette à moitié déchirée indique qu'elle a été fabriquée au cours des années 20. Hélas, le temps aura fait son œuvre et il n'est rien qu'il ne puisse en tirer désormais. Néanmoins, il ne s'en satisfait pas, tandis que résonnent dans sa tête les paroles de l'ancien commandant.
— N'oubliez pas Achille, ici tout n'est qu'artifice, pourtant rien n'est factice.
— Un artifice... répète Franz dans le vague, tandis que le morceau de plastique tournoie entre son pouce et son index. Et si la réponse se trouvait sous notre nez à la manière de la lettre volée.
Preste, il se précipite en direction de la salle de bain, puis en ressort aussitôt une lime entre les doigts.
— En effet, rien n'était factice, mais tout n'était qu'artifice, souffle-t-il.
Posée sur la table, la carte mise à nu gît à côté des coques de protection, gravée au verso du circuit imprimé, une série de chiffres et de lettres :
59° 00′ 31″ N, 3° 03′ 47″ O
— Alors est-ce là que vous avez trouvé refuge, commandant Vrénillac ? murmure Franz immobile, les yeux fixés sur les glyphes ainsi dessinés.
Assis sur une pierre sèche, Franz contemple l'homme de jadis qui se tient face à lui. La douleur au creux de sa paume n'est déjà plus qu'un souvenir qui s'éloigne tandis que les chairs se referment.
— Docteur...
Au bord de ses lèvres, les mots meurent tandis que, voraces, les flammes du foyer dévorent la bûche tout juste balancée. Une cuillère plongée dans la marmite, l'homme suspend son geste. Derrière eux se dressent les tentes du clan de Jalil, ombres noires dont les échos leur rappellent comment le Shaytân s'en est venu plus tôt.
— Aurais-je pu la sauver ?
Mutique, Franz s'absorbe dans la contemplation de son interlocuteur.
Quel âge peut-il avoir ? Si tant est que cela puisse avoir un sens pour les créatures qu'ils sont.
— Sans aucun doute, pour autant je l'aurai précipité dans les terres d'un monde que je désire être le seul à arpenter désormais. Par orgueil, j'ai jadis pêché et le prix de ma pénitence fut plus immense encore.
Les lèvres pincées, le visage baissé, l'homme fixe les flammes qui s'élèvent du foyer, qu'attise un souffle soudain.
— Vous portez encore le deuil, Docteur.
Un sourire fragile se dessine tout à coup sur sa figure empreinte de chagrin.
— L'on ne cesse jamais de le porter, Franz... jamais, quand vous ne pouvez oublier.
Machinal, il tire de sous sa chemise un médaillon qu'il passe par-dessus de sa nuque.
— Tenez, murmure-t-il comme il lui tend le pendentif.
À l'intérieur, comme échappé au temps, le portrait en noir et blanc d'une petite fille à la mine radieuse, malgré l'éclat terne de ses yeux.
— Comment s'appelait-elle ?
— Iris ! sa mère désirait qu'elle porte le nom de sa fleur préférée.
Silencieux, Franz contemple un instant la figure hors temps, puis la lui rend.
— J'avais fait serment de ne jamais user de ce savoir autrement que sur moi-même, car j'en connaissais le prix, ainsi qu'il me l'avait confié. Hélas, je ne pus supporter le chagrin de ma sœur et je rompis mon engagement, alors même que je l'avais mise en garde quant à la dette à payer en retour.
Les mains jointes, l'homme s'interrompt, cependant que des larmes amères rougissent ses yeux.
— Elle était la première sur qui vous expérimentiez votre savoir, n'est-ce pas Docteur.
Ombrageux, son compagnon acquiesce en silence ; de minces filets humides coulent le long de ses joues, creusant des sillons dans sa chair couverte de poussière.
Dans le reflet de la fenêtre, les dunes s'éclipsent pour révéler à la place un cauchemar urbain façonné de béton et d'acier, au milieu duquel dansent les damnés. Las, il s'approche de son piano dont il écrase quelques touches. Aériennes, les notes s'élèvent avant de disparaître dans le silence ambiant. Assis sur le tabouret, il contemple un instant le clavier en faux ivoire, puis referme le couvercle. Machinal, il se lève puis attrape la vieille tablette ; une seconde plus tard, un nom s'affiche :
Damsay
— Bien sûr, Damsay..., murmure-t-il en lui-même.
Songeur, il relit encore une fois le dernier message de Max :
Je démissionne
D'un baffle, une singulière mélopée s'échappe soudain ; les notes fanées et froissées d'un instrument oublié. Lui-même n'avait-il pas, jadis, pris une décision semblable, avant de revenir tenter de recoller des morceaux par trop éparpillés. Toutefois, cette fois, il en irait autrement, car, bien que mis en retrait de l'enquête, ils n'en avaient pas moins aperçu des bribes qui les condamnaient au silence, à moins de disparaître de la même manière que l'avait fait, en son temps, le commandant Vrénillac.
Mutique, il coule un regard en direction de la chambre ; le bruit doux d'une respiration trahit le sommeil profond de son compagnon.
— Que vas-tu décider... Achille ? soupire-t-il, cependant qu'il se glisse dans la salle de bain.
Ses habits balancés sur le sol carrelé, il s'introduit dans la douche, puis referme derrière lui le panneau, tandis qu'un jet brûlant jaillit de la pomme en aluminium.
Et lui ? Quel sera son choix ? Tournera-t-il une fois encore le dos à cette institution, ou bien les regardera-t-il s'éloigner ?
***
Manche, Angleterre, le 21 mars 2067
Apaisés, les vents se sont tus tandis que les vagues ne s'échouent plus qu'avec mollesse contre la coque du navire. Enserrée entre ses bras, sa tête posée contre son épaule, elle entrouvre au fond de son esprit la porte de ses souvenirs enfouis.
— Comment était-ce Busan ?
Un frisson la saisit, alors même qu'elle sent la chaleur de son amant l'irriguer.
— Froid, murmure-t-elle. Avec maman nous avions pris le dernier train en partance. Là-bas, comme beaucoup d'autres qui avaient dû fuir, nous avons tenté notre chance au port. Seules les liaisons vers Hawaï et le Japon avaient été maintenues, depuis que Pékin avait décidé d'organiser le blocus maritime de Taïwan. Mais cela tu le sais déjà, n'est-ce pas.
Silencieux, Hugo acquiesce d'un hochement de tête.
— Hélas, aucun des deux protagonistes, la Chine comme les États-Unis ne pouvaient s'affronter de manière ouverte, la première parce que son armée, bien que largement modernisée, était vieillissante, à l'image de sa population. Quant au second, ils avaient perdu depuis bien longtemps la majeure partie de leur savoir-faire et de leurs usines ; il leur était devenu impossible de mener une guerre de cette envergure à son terme.
Les paupières entrouvertes, Hyo-jin contemple l'horizon voilé par le brouillard et, tandis que retentit le cri de la corne de brume, elle poursuit :
— L'étau de Pékin autour de l'île, en soutien aux États-Unis, la présidente Ha-Neul In Soo déclara la réunification des deux Corées sous son égide et envoya des troupes en direction du 38e parallèle, où elles ne rencontrèrent aucune résistance.
— Et c'est là que le piège s'est refermé, l'interrompt soudain Hugo. Kim Ju-ae n'ignorait pas que les États-Unis ne pourraient opérer sur deux fronts. De plus, il n'était pas dans ses intentions d'entrer en conflit avec le Japon largement réarmé, d'autant qu'elle tenait le pays en respect avec ses missiles hypersoniques intercontinentaux.
— Sans doute as-tu raison. Je n'étais qu'une petite fille à l'époque et j'ai tout entrepris pour ne jamais me souvenir de ces années horribles, encore moins découvrir la vérité au sujet de cette réunification qui n'en avait que le nom. Je me rappelle seulement de la dénomination du navire sur lequel nous avons embarqué :
鬼子母神
— Kishimojin, la déesse protectrice des enfants ? Était-ce un présage, mon aimée ?
Les mains refermées autour des siennes, Hyo-jin se perd dans la contemplation d'une frontière imaginaire. Dans sa poitrine son cœur cesse de battre, tandis que dans sa tête résonne ce dernier mot, cet aveu de toujours dont elle attendait depuis si longtemps la venue. Soudain, elle se retourne et embrasse cet homme, dont l'âme n'est plus qu'une plaie béante.
— Merci, Hugo, souffle-t-elle, comme elle enfouit sa figure dans le creux de son épaule, ses poings agrippés au col de sa veste.
Interdit, il demeure un instant immobile, puis passe un bras dans son dos.
— Ainsi vous vous êtes réfugiées au Japon.
Hyo-jin réprime un rire amer.
— Réfugiées... un autre nom pour sous-humains ; il est des plaies qui ne se sont jamais refermées.
Mutique, Hugo retient les larmes qui lui montent aux yeux. Que pourrait-il ajouter ? Des vœux qu'il avait formulés, du serment qu'il avait prêté, il ne reste que des cendres, balayées par les vents de l'Histoire.
— Combien de temps êtes-vous demeurées là-bas ?
— Seulement le temps de notre demande d'asile pour les États-Unis où nous avions de la famille. À peine mieux traitées, en bute au racisme des WASPS et à la xénophobie de l'administration, nous aurions de nouveau, ma mère et moi, émigré si le sort n'en avait décidé autrement...
Les bras enlacés autour de sa taille, elle laisse le mugissement des vagues couvrir ses dernières paroles.
Un cri, la nuit. À ses pieds, le bâtiment n'est plus qu'un immense brasier, qu'alimente une citerne garée devant.
Le hasard ? Personne n'y croit, sauf peut-être le shérif, un raciste notoire.
De toutes parts, les pompiers tentent de circonscrire l'incendie qui se propage déjà aux immeubles adjacents, cependant que les fumées noires asphyxient le quartier entier. Lui attend, son matériel est prêt. Il pourrait, s'il le désirait, pénétrer la fournaise, se fondre dans les flammes, la douleur serait alors comme une seconde mère, tandis qu'il progresserait à l'intérieur. Illuminé par les langues de feu, il contemplerait ainsi son reflet dans un miroir déformé par la chaleur ; il apparaîtrait tel l'ange sans aile qu'il est devenu.
— Docteur Frankenstein ! s'époumone tout à coup une voix. Nous avons découvert une survivante.
— Hyo-jin, soupire-t-il. As-tu des regrets ?
Interdite, elle relève la tête, cependant que son regard plonge dans celui de son amant.
— À quel propos, Hugo ?
Mutique, il glisse sa main dans sa chevelure, puis l'embrasse. Ses bras passés autour de sa taille, il resserre soudain son étreinte.
— Ta vie, ton opération, ce corps que j'ai façonné pour toi. Est-ce encore toi ? Où t'ai-je créée selon l'image que je me faisais de toi ? Et cet amour que tu me donnes ? Est-ce parce que je t'ai reconstruite ? Ou bien...
— Ou bien ne serait-ce plutôt que tu n'as jamais connu auparavant ce sentiment, parce que tu te seras retiré du monde des hommes pour accomplir ce que tu pensais être ton destin ? le coupe-t-elle, une main posée sur son visage. De même que c'est ton amour qui t'a permis de rendre vie, de me redonner forme humaine, même s'il y a une part d'artificielle. Mais ne l'es-tu pas toi-même, un être artificiel ? Puisque tu es désormais dépossédé de ta mortalité.
Depuis le sommet de la cheminée, la corne de brume brame de nouveau, tandis que son cri lugubre transperce le brouillard toujours plus épais.
***
New Singapor, Malaisie, le 12 mars 2067
Un rêve d'éternité, un cauchemar d'irréalité, voilà ce qu'il était à présent. Une main dressée devant lui, il contemple le spectacle de ses tissus qui achèvent de se régénérer. Sans doute se lasserait-il s'il se laissait aller à ce genre d'amusement plus souvent que de raison.
— Monsieur, désire-t-il autre chose ? s'enquiert son double.
— Non. Vous pouvez vous retirer si vous le souhaitez. Néanmoins, votre présence ne me gêne en aucune manière.
Debout face à la large baie vitrée, dans le salon panoramique, il fixe son reflet nouveau dans la fenêtre, son double en retrait. Étrange sensation, sans cesse renouvelée, que de se découvrir dans un autre que soi. Immobile, les yeux perdus dans la contemplation de la cité sur laquelle se lève un soleil fatigué, il semble hésiter.
— Monsieur souhaite-t-il me faire part de quelque chose ? le questionne son ombre charnelle.
— Je ne sais pas, murmure-t-il.
Une main posée sur la baie vitrée, il détoure les contours de leurs silhouettes respectives.
— Ne vous êtes-vous jamais interrogé sur l'origine de notre similitude, vos traits, les miens, cette symétrie parfaite entre nos deux êtres. Vous qui êtes, tout à la fois, mon fils et mon jumeau, ma créature et mon reflet, ma vie et ma mort.
Derrière lui, l'écho demeure immobile, médusé dans une éternité désormais glacée.
— Bien sûr que non ! éclate-t-il soudain de rire, comme il se retourne puis s'avance vers le majordome statufié.
Arrivé à hauteur de son visage, il contemple un moment ce visage si semblable au sien, puis se détourne.
— Cela ne se pourrait, car alors il me faudrait disparaître de votre main.
Dans l'ombre, la tête se détache en silence avant de tomber sur le sol avec un bruit mat.
— J'espère que vous me pardonnerez ma brutalité, soupire-t-il tandis qu'il s'éloigne du cadavre décapité, désormais baigné par les premiers rayons de l'aube.
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