Chapitre 45 : Voyage au Bout de Minuit

    « Doucement dans l'ombre sous la pluie qui tombe. Les petits chasseurs vont chercher leurs tombes ».

    Anonyme, Chanson de Craonne

Affecté comme médecin-chef dans une station médicale, sur le front des Flandres, je m'informe sans cesse de nos stocks de morphine, d'éther, d'eau de Dakin, quand ce ne sont pas les bandages et le charbon qui viennent à manquer. Encore, une infirmière m'appelle, tandis que se ruent dans l'embrasure deux brancardiers. Les cris, les hurlements de l'homme étendu, je ne les entends pas ; en fait, il y a longtemps que je ne les entends plus, alors même que je ne suis arrivé qu'en septembre. J'ordonne ; les mots jaillissent de ma bouche, au débit d'une mitraillette.

Les fûts des canons de 75 ont remplacé les cheminées d'usines, les tranchées les corridors, les fusils à baïonnettes les pelles et les pioches et la mort hante désormais cette zone, que nous nommons no man's land. La vapeur a démultiplié les capacités de production et a dévoré dans ses unités hommes, femmes ou enfants qui, il y a encore peu, œuvraient dans les champs. Maintenant, ce sont elles qui les ont remplacés à l'arrière-front, cependant qu'eux sont lancés, la fleur au fusil, baïonnettes au canon, dans d'inutiles autant que sanglants, assauts. Le charbon a transformé le travail, puis l'a avili, ensuite il a aliéné les paysans et les artisans en esclaves, devenus exécutants abêtis et abrutis. À peine se sont-ils pas révoltés qu'ils ont été matés.

Hélas, amer, il ne pouvait en être que de même pour la guerre.

Mes contemporains n'en ont-ils jamais pris la mesure ? La guerre est-elle si belle, si bonne ?

Mais au fond, qu'est-ce qu'une vie, quand tant d'autres attendent derrière ?

Aujourd'hui, un fantassin a plus de puissance de feu que 150 hommes lors de la bataille de Waterloo.

Waterloo ? Il y a quelques mois les Belges ont brisé les digues qui retenaient l'Yser, comme l'armée allemande tentait de rejoindre la ville de Dunkerque, qui lui aurait assuré la mainmise sur un port stratégique, rompant alors l'approvisionnement du front nord. Depuis, les lignes sont figés, les hommes ont creusé des tranchées depuis lesquelles sont menés des assauts sans fin. La boue, la vermine, le froid, la dysenterie, ces fléaux les dévorent aussi sûrement que les munitions des obusiers ou les balles des fusils. Ainsi, quand ils désertent, qu'ils se mutilent, ou se mutinent, on les passe par les armes pour l'exemple, quand ils ne sont pas abattus froidement lorsqu'ils se refusent à aller au combat.

Moi-même, je dois prendre garde lorsque, au cours de mes permissions, je glisse à une sœur, une femme ou à une fiancée, mon nom, afin qu'elles avertissent leur frère, leur mari ou leur âme-sœur de se présenter à moi pendant leur visite d'incorporation. De même que je prends à cœur de réformer autant de ces braves qui, même s'ils n'ont plus que des cicatrices, voient leurs nuits hantées par les pires cauchemars. Eux, nombre de mes collègues, les renverraient sur le front ; ils ne sont que chairs à canon, quand ils ne tirent pas sur leurs compagnons d'infortune.

Entre mes mains, l'homme hurle ; une infirmière lui applique un chiffon imbibé d'éther. Lentement, trop, ses cris se changent en murmures, puis en en soupirs. Sa jambe n'est plus qu'une plaie béante. De la même manière que les bourreaux sont des rouages broient les corps, la faucheuse ressemble désormais à une mitrailleuse. Mes membres flambés à l'alcool de même que mes instruments, je tente de sauver ce qui peut l'être encore.

Journal de H.F.

Le 21 décembre 1914

***

    La Défense, France, le 1er mars 2067

    Sous le faisceau de sa torche, se dévoile un monde mort dont il enjambe les souvenirs, les soupirs : affiches défraîchies, poubelle en acier gris, rigoles débordant d'immondices, gommes incrustées dans le linoleum. Pesant, le silence, seulement troublé le bruit de ses pas, s'épaissit à mesure qu'il s'avance ; par instant par des grattements ou des sifflements ; des rats, dont les yeux luminescents s'élèvent, l'observent, puis fuient, tandis que les sons redoublent avant de s'apaiser. Arrêté, comme au milieu d'un gué, il fixe l'imposante silhouette de métal qui se détache au fond du couloir, quand son regard accroche son reflet.

    Encore suspendu au mur, il reconnaît l'un de ces larges écrans couleur encre qui diffusaient autrefois la bonne parole des marchands de boniments, sur fond d'images grandiloquentes et de teintes chatoyantes, avant qu'on ne les débranche ; définitivement.

    Silencieux, il contemple son visage dans le miroir imparfait. Étoilé par endroit, fendu par le milieu, il découvre la figure d'un homme rongé par la colère, habité par les doutes, empli de peine, hanté par la tristesse, dévoré par la culpabilité.

    Quelques heures auparavant, il tapait son rapport sur les morts de l'institut, puis Saejin était venue, puis l'avait emporté avec elle vers ce lieu de sombre solitude. Le corps de l'étudiant assassiné avait été rapatrié au pays, tandis que les restes du professeur Marionni n'en finissaient pas de faire tourner les têtes, bien que tout fût fait pour étouffer le mystère. Dessaisi par le parquet antiterroriste, il n'avait désormais, lui comme Franz ou Achille, plus son mot à dire et lorsqu'il avait évoqué, du bout des lèvres, au procureur spécial les morts similaires retrouvés dans les archives, on lui avait, à demi-mot, conseillé de se mettre en retrait.

    Au fond, n'était-ce pas ce qu'il faisait en ce moment même ? N'était-ce pas ce qu'il en avait toujours été ? Des hommes que l'on sortait de temps à autre de la naphtaline pour les exhiber sur le champ médiatique.

    Dans sa main, le cachet que lui a confié Amarok semble devenu de plomb, tant il paraît lourd ; le poids des songes, le poids des mensonges. Brusque, il le porte à ses lèvres, avant de le glisser sous sa langue, où il fond doucement.

    — Toi aussi, tu as vu les échos des morts, lui avait-elle murmuré lorsque leurs regards s'étaient croisés.

    — Qu'avez-vous perdu, là-bas ? lui avait-il alors rétorqué. Pas seulement votre petit garçon, n'est-ce pas.

    Silencieuse, il avait vu son visage se rembrunir, ses lèvres se sceller, ses yeux se figer.

    — Pardon, s'était-il aussitôt excusé.

    Mais elle avait secoué la tête. Quand elle l'avait redressé, son masque de dureté avait disparu.

    Dans sa bouche, la chose fond, cependant que se diffusent dans son organisme les molécules étrangères. Les yeux fermés, il contemple les obscurs qui s'agitent sous ses paupières, comme autrefois, lorsqu'on lui avait jeté du sel, du sel sous les paupières et quand il les avait rouvertes, il l'avait découvert. Immobile, le visage fermé, l'enfant est là. Droit, il attend à quelques pas du panneau électronique hors d'usage ; il tient un ballon entre ses bras.

    — Alors, tu es revenu, affirme-t-il.

    Un pâle sourire éclaire sa figure, tandis qu'il sent une boule de chagrin remonter dans sa gorge.

    — Il faut croire...

    Répercutée contre les parois, sa voix, semblable à celle d'un automate, se perd dans les ténèbres. Pendant ce temps, l'enfant a glissé une main dans la sienne, son ballon sous le coude.

    — Es-tu sûr de vouloir aller jusqu'au bout ? Tu sais ce qu'il t'attend en bas, l'interroge l'enfant, cependant qu'ils cheminent dans l'ombrageux corridor, à peine illuminé par sa lampe.

    Au loin, il aperçoit une large voûte, dont il devine qu'elle débouche sur d'anciens escaliers mécaniques ; des escalators comme on les appelait autrefois. Arrêté à quelques pas de là, il contemple le mur d'obscurité qui se dresse devant lui. Pris dans le faisceau de sa torche, il entrevoit les contours métalliques des engins, le noir luisant de la rampe de caoutchouc synthétique ; il lui semble même entendre les cliquetis des machines.

    — Oui, laisse-t-il échapper dans un long soupir.

    Une femme l'accompagne, non une dame, mais un ange sans voix.

    — Alors je t'attendrai là-bas, murmure l'enfant tandis qu'il se fond dans les ténèbres.

    Son ballon sous le bras, il n'est bientôt plus qu'une ombre, à peine un écho, alors que surgit une autre présence. Le corps moulé dans une combinaison couleur sang, sa chevelure ébène déroulée en cascade sur ses épaules, elle s'avance avec grâce.

    — Tu sais ce qu'il m'attend en bas, n'est-ce pas ? murmure Max à son adresse.

    En face de lui, la femme acquiesce d'un hochement de tête, cependant qu'elle glisse un doigt sur ses lèvres, lui intimant le silence.

    — Papa ? Pourquoi est-ce que nous sommes là ?

    Mutique, l'homme passe sa main dans ses cheveux ; il a les yeux rouges et humides. Ses lèvres tremblent, sa gorge s'agite ; il veut parler, mais aucun son ne sort de sa bouche. Disposée sur une large table, une grande boîte en bois verni trône. Un peu plus tôt des silhouettes noires ont posé un couvercle dessus, puis l'ont scellée.

    — Pour lui dire au revoir, c'est ça ?

    — Oui... pour lui dire au revoir... s'étrangle l'homme.

    Maintenant des perles liquides roulent sur ses joues ; des perles qu'il essuie tout de suite avec son mouchoir. Soudain, il se relève. Déconcerté, Max le fixe, puis se lève à son tour et le suit. À côté du cercueil, une silhouette à l'allure austère semble les attendre.

    — Nous sommes prêts, monsieur !

    Autour de main, la poigne de son père se resserre.

    — Allez-y.

    Neutre de toute expression, l'ombre se détache puis se dirige vers un panneau de commande, avant d'appuyer sur un large bouton rouge.

    — Où va maman ?

    — Dans un lieu où elle ne souffrira plus.

     Mutique, Max regarde la boîte en bois vernis disparaître dans le mur.

***

    Charenton-Le-Pont, France, le 3 mars 2067

    Les mains refermées autour de sa tasse, les yeux dans le vague, il fixe l'aurore naissante qui s'élève au-dessus de l'autoroute ; dans son lit, Achille dort toujours. Négligent, il s'empare de l'un des carrés de plastique, en fait une micro-carte SD, dont il possède encore plusieurs lecteurs. Sûrement n'auront-elles subi que des dégradations mineures, malgré la tempête de 2034. Derrière lui, la cafetière siffle, tandis qu'un fin jet de vapeur blanche s'en échappe. La chose posée à côté de sa tasse, il se lève puis coupe le feu, avant de se verser une large rasade d'un poison, encore plus noir que de l'encre de Chine.

    Toujours dans sa logette, la bille de verre projette sur le mur ses portraits éternels :

    — Mitalipov, Warwick, Smajdor, Hayashi, Sasaki, Nako, Jacob, Kac, Church, Boeke.

    Dans le silence de son appartement, sa voix résonne, chargée de souvenirs et de confidences. Les bras croisés sur la poitrine, il fixe les photographies qui défilent. Rieurs, poseurs, causeurs, un verre à la main, ils sont réunis devant l'entrée d'un imposant bâtiment. En arrière-plan, il devine les silhouettes massives d'hommes ou de femmes en treillis, leur TAVOR en bandoulière. Se détournant du passé, il traverse le salon en direction de son impressionnante bibliothèque en bois de palissandre ; une essence désormais disparue. Du bout des doigts, il parcourt les rayonnages, puis s'arrête à hauteur d'un tiroir qu'il ouvre en grand. Au fond gît une vieille tablette couverte de poussière, accompagnée de son chargeur. Déniché au cours d'une promenade dans un marché aux puces, il n'en a jamais eu l'usage, sinon pour vérifier son état.

    Quelques instants plus tard, un chiffon à la main, il l'essuie avec soin, avant de la brancher, puis de l'allumer. Pendant ce temps, les visions défilent toujours, des hommes, des femmes, surpris la journée, le soir, des salons, des rendez-vous européens ou américains ; dans sa tête, la litanie se poursuit, inlassable. Des chercheurs, des ingénieurs, des philosophes, des savants et des sachants comme l'auraient dit autrefois les honnêtes gens ; des gens d'un autre temps. Cependant que, souffreteux, le mini-ordinateur affiche enfin la page d'accueil. Quelques manipulations plus tard, Franz glisse la carte dans la fente dédiée. Poussive, une minuscule fenêtre s'ouvre en bas à droite de l'écran :

Lecteur en cours d'installation

Veuillez patienter

    Soudain, une ombre se glisse dans l'embrasure de la porte. Presque nu, un caleçon passé autour de la taille dissimule son intimité.

    — Qu'est-ce que tu fais ? marmonne-t-elle.

    — Va donc te recoucher, Achille, lui rétorque Franz. Il est à peine sept heures et je te rappelle que je n'ai pas les mêmes besoins physiologiques que toi.

    Presque vexé, l'intéressé dresse un majeur, avant de se raviser.

    — J'avoue, tu n'as pas tort. Casse juste pas le matos, c'est fragile ces bêtes-là, même après des décennies au sec.

    Amusé, Franz lui adresse un sourire sincère.

    — Tu sais que cette chose a ton âge ou pas loin.

    Dans l'encadrement de la porte, Achille hausse un sourcil.

    — Tu vas me vexer. Moi qui me pensais encore jeune, voilà que tu me compares à un fossile, pleurniche-t-il d'une voix de fausset, comme il retourne se glisser sous la couette.

    Sans un mot, Franz le regarde disparaître tandis que la tablette achève la lecture de la carte. Au même moment, un trille s'échappe de son téléphone, toujours rangé dans la poche intérieure de sa veste. Le bras tendu, ses doigts plongent avant d'en extraire l'objet incriminé ; sur l'écran, un message de Max :

Je démissionne.

    Mutique, Franz contemple quelques instants la chose, puis répond. Rapide, son pouce frappe la surface translucide. Suspendu, il hésite ; la phalange retombe dans un soupir tandis que le son aigrelet d'une clochette lui indique que sa réponse est partie.

    Les yeux dans le vide, sa main s'étire vers sa tasse, dont il saisit l'anse d'un geste d'automate. Dans sa gorge, le liquide encore chaud descend, brûle les muqueuses de son œsophage, réchauffe ses entrailles. Sur l'écran de sa tablette, une fenêtre s'est ouverte :

Dossier corrompu en écriture

    — Un boulot pour toi, Achille, soupire-t-il, comme il avale une nouvelle gorgée de café.

    La tablette posée dans un coin de la table, il achève sa tasse, songeur, tandis que ressurgit le passé.

    — Pourquoi nous battons-nous, docteur Totermann ?

    Mélancolique, l'homme referme son poing. Un peu de sang suppure encore de la plaie. Toutefois, dans quelques instants, il n'en paraîtra plus rien. Derrière eux se dresse la grande tente, désormais métamorphosée en mausolée d'où s'élèvent des pleurs et des chants.

    — Franz... jadis, je fis un serment. Je désirai élever l'humanité au-dessus de son humaine condition, porter les lumières de ce monde depuis le firmament jusqu'à ces yeux, par le truchement d'un prophète qui aurait porté sur ses épaules ce nouvel évangile laïc, façonné de science et de sagesse, comme en son temps mon oncle. Mais plutôt que d'un nouvel Adam, il accoucha d'une créature qu'il rejeta, car elle le répugnait plutôt que de voir en elle l'humain qu'elle était. Je le découvris après ma lecture des carnets de feu le capitaine Walton qui le recueillit alors qu'il dérivait dans la mer de Glace. Horrifié par ces révélations, je me jurai alors de ne point tomber dans les mêmes travers, en même temps que se dressait devant moi l'obstacle implacable de la roue du temps. C'est alors que mon chemin croisa celui de cette créature. Fut-il un jour un homme, ou autre chose ? Encore aujourd'hui, je l'ignore. Cependant, ce fut elle qui m'instruisit des secrets qui me permirent de m'arracher au temps et à ses contingences ; secrets que je perfectionnais par la suite, hélas d'une manière des plus horribles, afin de ne plus me sustenter du sang des vivants ainsi qu'il en avait été pour elle.

    Le regard soudain dans le vague, l'homme s'interrompt. La main tendue devant lui, il ouvre son poing vierge de toute blessure.

    — Pourquoi nous battons-nous, Franz ? Sans doute devrais-je, avant de vous répondre, vous poser une question. Pourquoi êtes-vous resté à mes côtés ?

    — Pourquoi demeurer ? songe-t-il, comme il relit le mot unique du dernier message de Max.

    Comme lui, il oscille désormais entre deux chemins, à marcher sur ce pas d'entre-deux. De ses années pendant lesquelles il a arpenté les terres les plus reculées, qu'en a-t-il ramené sinon les secrets les plus inavoués.

    — Parce que nous sommes de la même race, Docteur Hugo Totermann.

    La main tendue, il referme son poing sur la lame avant de la retirer vivement, tandis qu'un peu de sang dégoutte sur le sable qui l'avale aussitôt.

    — Mais vous ne l'ignoriez pas, n'est-ce pas, poursuit-il.

    Silencieux, Hugo se contente de sourire, alors même que ses yeux trahissent le deuil qui l'habite. Qui peut-il ainsi pleurer ?

***

    New Singapor, Malaisie, le 27 février 2067

    Des bulles remontent. Silencieux, il les contemple dans leur lente ascension jusqu'à la surface, où elle demeure un long moment avant de crever. À côté de la cuve, son autre lui fixe l'horizon déchiqueté.

    Est-ce que lui aussi songe à la vengeance ? Ou bien est-il satisfait de son sort ?

    — Pourquoi parlez-vous de vengeance, monsieur ?

    Au-dessus de sa tête, une sphère affleure, se refusant à mourir.

    — Pourquoi ?

    Sa voix résonne dans le cylindre, déformée par la viscosité de son milieu régénératif.

    — Parce qu'il devait être puni. Chez les Grecs anciens, l'ivresse de la démesure provoquée par l'orgueil, la passion, ou encore l'arrogance est jugée répréhensible, ainsi sont donc toujours châtiés les héros qui y ont succombé. Mais les dieux n'existent pas. Dieu n'existe pas. Alors qui pour punir un homme qui s'est pris pour une divinité, sinon son fils.

    Dans le ciel, les étoiles artificielles glissent en tout sens comme autant de filantes qui faisait sa joie autrefois.

    — Je crois que je comprends, monsieur. Néanmoins, ne vous a-t-il apporté aucune joie, pour que vous le punissiez ainsi ?

    — De la joie...

    Ses paroles se métamorphosent en un rire chargé de fiel et d'amertume.

    — Si... bien sûr, poursuit-il dans un soupir. Hélas...

    Toujours debout, les doigts refermées autour de ses jumelles, il guette ; il guette cet instant où l'ivresse l'emportera sur la raison, cet instant où son œil acéré percera le voile liquide qu'il surplombe. Pour le moment, il plane, les ailes largement écartées. Il est le dernier de sa colonie. Le sait-il ?

    À côté de lui est assis un souvenir : une silhouette juvénile qui tient un adulte par la main. Du doigt, il pointe l'île qui surgit dans le lointain. Ils sont nombreux, certains volent, d'autres atterrissent quand d'autres tentent de prendre leur envol. Soudain, l'adulte se penche, puis le saisit par les épaules, avant de le hisser sur son dos. Les rafales lui ébouriffent les cheveux qui lui tombent alors sur les yeux. Maladroit, il les repousse, avant d'attraper les jumelles qu'il lui tend. Tout à coup, une vague, plus haute que les autres, s'écrase ; le souvenir s'efface.

    Contraint dans son container, il fixe l'horizon illuminé par les artificielles clartés, glissant de temps à autre une œillade vers ce fils factice qui lui tient compagnie.

    Ouranos a été détrôné par son fils Chronos qui, il ne l'ignorait pas, serait renversé par l'un des siens et donc les dévora. Mais Zeus fut caché et sa mère lui substitua une pierre. Le maître de l'Olympe devenu roi des dieux se maria avec une océanide, Méthys. Sa grand-mère l'avait averti que sa compagne accoucherait d'un enfant qui prendrait sa place. Ainsi, par la ruse, alors qu'elle était enceinte d'Athéna, Zeus avala sa femme.

    Lui aussi le détrônera-t-il un jour, ou bien sa vie, aussi brève que pourrait l'être celle d'un éphémère, s'achèverait-elle bientôt ?

***

    Manche, France, le 21 mars 2067

    — Hugo...

    Accoudée au bastingage, elle fixe les échos du soleil qui se reflètent à la surface de la mer.

    — Maman ! J'ai peur...

    Ses bras enroulés autour de sa taille, elle entend les vents hurler, tandis que les vagues se fracassent sur la massive embarcation. En échange, sa mère resserre un peu plus son étreinte, mais ne dit pas un mot. Non qu'ils fussent inutiles, mais, pensait-elle, il ne ferait que rajouter encore à son angoisse. Furieux, les éléments se déchaînaient. Vengeurs, ils semblaient désirer leur faire payer le prix de leur témérité. Pourtant ce n'était là que l'expression naturelle de l'affrontement entre deux masses d'air, l'une chaude, l'autre froide. Aucune intention, aucune volonté, si mauvaise soit-elle, ne les animait ; elles étaient seulement.

    Les mains passées autour de ses épaules, elle frissonne.

    — De quoi as-tu peur ?

    Mutique, Hyo-jin enlace soudain ses doigts, tandis qu'une brusque bourrasque jette ses cheveux sur ses yeux.

    — Peur ? soupire-t-elle. Je l'ignore, je me rappelle seulement d'une nuit de houle, où les vagues menaçaient d'emporter notre embarcation, comme elles nous soulevaient pour mieux nous laisser choir ensuite.

    En contrebas, les creux deviennent des bouches béantes prêtes à les engloutir. Autant fascinée que terrorisée, elle ne peut néanmoins s'en arracher.

    — Hugo... Tu m'as fait entrevoir des bribes de ton passé. Hélas, je ne sais pas si je serai en mesure de te rendre la pareille.

     Les doigts enserrés autour de la rampe, elle contemple l'horizon couleur plomb.

    — Où était-ce ?

    — Pourquoi est-ce que nous partons, maman ? Et où est papa ?

    Agenouillée, elle lui passe une main dans les cheveux.

    — Loin d'ici, affirme-t-elle.

    Les yeux baissés, presque boudeuse, elle fixe le bout de ces pieds. Autour d'elles, une foule dense marche d'un pas pressé en direction des embarcadères.

    — Et papa ? insiste la petite fille.

    Le visage humide, la femme se tient coi ; elle ne veut pas lui mentir, mais elle ne peut lui avouer la vérité.

    — Au front.

    Au front... un demi-mensonge... Au front, dans une boîte en carton, un carton à chapeaux comme lui ont expliqué les techniciens, qui sont venus récupérer ses restes, avant de l'incinérer.

    — C'est quoi le front ? interroge-t-elle, en pointant du doigt le sien.

    En face d'elle, la femme rit de bon cœur pour oublier la douleur.

    — Ah ma chérie. Ce n'est pas de celui qu'il s'agit. Ce front dont il est question est une ligne imaginaire qui délimite une frontière.

    — Une ligne imaginaire ? répète la petite fille.

    L'index tendu vers la mer, elle trace alors une ligne d'horizon.

    Ment-elle, elle aussi, comme le fit autrefois sa mère. De terreurs en douleurs, elle a enfoui ses peines et ses souvenirs. Ses mains glissées dans les siennes, elle murmure dans un souffle un mot :

    — Busan...

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