Chapitre 44 : Jours de Cendre
« L'esprit de l'homme est ainsi fait que le mensonge a cent fois plus de prise sur lui que la vérité. »
Érasme, Éloge de la Folie
Sont-ce les canons, les sirènes, les coups de semonce que j'entends au loin, ou seulement les échos des hauts de Hurlevent ?
Depuis le hublot de ma cabine, je contemple la mer d'huile ; la côte française n'est plus qu'à quelques heures, nous a annoncé un peu plus tôt le capitaine ; la tempête s'est éloignée, à moins que ce soit nous qui lui avons échappé. Maintenant, étendu sur ma couchette, dure, froide, je ferme les yeux.
Certains boivent pour oublier, d'autres se réfugient dans le confort douteux de paroles doucereuses, religieuses ou non, enfin il y a les autres, ceux à qui ni l'ivresse ni les mots ne sont d'aucun secours. La plupart du temps, ce sont des billets pour des paradis artificiels ou des mondes imaginaires. Mais au bout du compte, le final est toujours le même, seule diffère la couleur de la lumière.
Un sourire illumine cette façade ravagée qui me sert de visage. Grêlé, tavelé, hérissé de poils de barbe mal taillés, je l'ai contemplé dans le reflet de la fenêtre épaisse. Que je lève le bras et je n'y découvrirais plus les innombrables traces de piqûres qui le constellaient encore quelques semaines plus tôt. Je pourrai en rire, si je n'étais hanté par les spectres de ma nièce et de ma sœur. Je pensais les effacer, tarir les larmes qui me viennent chaque fois que leur souvenir refait surface. Mais, ni les alcools frelatés des bouges, l'opium, le laudanum, ni même le chanvre indien ne les ont altérés. Alors, à moins, de pointer une lame en direction de mon cœur (mais la chose est-elle seulement possible – Ne se régénéra-t-il point, comme le reste de mes organes ? – je n'y puis mettre un terme ; il me faut vivre avec. Peut-être la distance, la fièvre du travail, car il n'en manquera pas, les nuits courtes. Les feront-elles taire ?
Nous avons appareillé à l'aube. C'est au crépuscule que nous amarrerons, au port de Cayeux-sur-Mer, ancien port de pêche florissant, reconverti depuis en dépôt militaire. Dans le silence de ma cabine, j'entends les souffles angoissés de ces jeunes gens que des traités d'alliance ont désignés, quand ce ne sont pas des pleurs ou des sanglots.
Que puis-je ?
Sans doute les retrouverai-je un jour entre mes bras, meurtri, mutilé, blessé, la chair à vif et alors il me faudra œuvrer à les réparer.
N'y a-t-il point d'ironie à formuler semblable pensée ?
Soudain, un sifflement me tire de mes préoccupations ; le signal de débarquement. Par le hublot, j'aperçois, émergeant du brouillard, les premières pierres de la jetée.
Journal de H.F.
Le 13 septembre 1914
Charenton-Le-Pont, France, le 3 mars 2067
Encore une fois, il a menti.
Mentir, ou ne pas dire ?
Par omission, ou par compromission ?
Plus tôt, Achille a étendu la main, puis a échangé les yeux dans l'épidiascope ; sur les murs, les images ont changé. Lorsqu'il l'a interrogé à leur sujet, Achille a secoué la tête, désolé, supposant que c'était sûrement là les portraits des chercheurs et des ingénieurs qui auront porté le projet Ève Future dans les années 10.
— Navré, j'ai pourtant lancé plusieurs requêtes. Jusqu'à présent, j'ai toujours fait chou blanc ; à croire qu'ils n'existent pas, avait-il soupiré.
— Ou bien leurs profils n'ont jamais été numérisés, avait ajouté Franz.
Achille avait haussé les épaules.
— Je crains de ne pas être de cette partie, mon ami ; je suis né, baignant dans la mer cybernétique, ne l'oublie pas ; trois ans après le grand black-out qui a redistribué les cartes de la puissance.
Amusé, Franz a alors esquissé un sourire, avant de poser ses lèvres sur les siennes ; sur les murs, les images ont poursuivi leur marche silencieuse, anonymes, des regards égarés qui ne soupçonnaient pas qu'on leur vole leur âme. Une main passée sur son visage, il lui a fermé les paupières, sur lesquelles il a fait couler un sable imaginaire.
Maintenant endormi, assoupi sommeillant sur une barque qui l'emporte sur le cours d'un fleuve baptisé Nyx, enroulé dans la large couverture, Franz l'embrasse encore une fois, puis se lève. Sur la face illuminée de la cloison, une vision lointaine prise au téléobjectif, un homme de stature moyenne qui fixe le panorama qui s'étale à ses pieds. Logé au sommet d'une tour, minuscule en regard de ses voisines, il semble savourer l'instant.
— Venez, mon ami, murmure-t-il sans se retourner.
Assis sur un rocher affleurant, il lui tourne le dos. Voûté, les épaules rentrées, la tête posée sur poings, il paraît s'abîmer dans la contemplation d'un horizon sans fin. Dans le ciel, clair, la lune inonde le désert de sa lueur blafarde. Mutique, Franz s'approche. Ses pieds s'enfoncent dans le sable mouvant. Quand il remonte, ce serait comme un poids attaché à ses chevilles. Avisant la forme tabulaire d'un affleurement pierreux, il prend place à côté de lui, avant de lui tendre un verre de thé.
— Merci, souffle-t-il comme il l'attrape par le col.
Les yeux plongés dans le vague, il avale d'un trait le liquide brûlant ; dans le vide, sa langue claque contre son palais. Les lèvres toujours entrouvertes, il paraît hésiter, retenir des mots trop longtemps enchaînés ; à côté de lui, Franz demeure silencieux, tandis qu'il sirote son thé. Au fond flottent quelques pignons dont il se saisit un à un, avant de les déguster.
— Franz...
Surpris, ce dernier dévisage un long moment son compagnon. De profil, son visage tendu vers la voûte céleste, il semble subitement vieilli, fatigué, presque flétri, alors que même rien dans sa physionomie n'a changé, sinon cet éclat ancien qui brille au fond de ses yeux, une lueur qui n'est pas sans lui en rappeler une autre.
— J'ignore pourquoi, mais je crois que nous nous ressemblons, bien plus que je n'aurai pu le penser lors de notre première rencontre.
— Quatre ans ?
Un pâle sourire se dessine sur sa figure.
— Oui... Quatre ans... comme le temps passe, Franz. Nous supposons le saisir, mais déjà il s'est éloigné avant que nous ayons pu refermer notre poing sur lui.
De nouveau, le silence s'installe qu'il rompt aussitôt.
— Franz... j'ignore pourquoi, mais je crois que je désire me confesser.
Soudain, il projette son poing devant lui, puis l'ouvre tandis qu'une lame d'argent jaillit de l'obscurité pour s'enfoncer dans sa paume. Impassible, ses traits dissimulent avec peine la douleur ressentie qu'il arrache d'un coup sec la chose meurtrière. La main tendue, face au clair de lune, il montre la chair qui s'opère, les tissus qui se régénèrent, la plaie qui se referme.
Du bout des doigts, Franz effleure l'interrupteur. Sur le mur, les visions ont disparu, l'homme s'est éclipsé, les tours se sont confondues dans l'obscurité.
« Où êtes-vous Docteur Totermann ? » « Qu'est-il advenu de vous ? »
Ces mots, il s'entend encore les prononcer ; un mensonge de plus. Ce jour-là, leurs regards se sont croisés au détour d'un comptoir. Lui quittait la salle, lui essuyait un verre qu'il disposait ensuite sur un égouttoir. Tentatrice, il aperçoit les rayons de lune qui filtre au travers du rideau de la fenêtre de sa chambre. Posé sur le chevet, son réveil lui indique quatre heures passées de 37 minutes. Dans quelques heures, le soleil sera levé et ils devront décider.
De nouveau s'ouvre la béance d'un passé, qu'il savait jamais refermé.
***
La Défense, France, le 1er mars 2067
Une tasse en métal, emplie d'un breuvage noir entre les mains, il remercie d'un hochement de tête la femme qui le lui a offert. Chaud, presque brûlant, il souffle sur le liquide, puis le porte à ses lèvres.
— Qu'est-ce que c'est ?
— De la chicorée, lui explique-t-elle dans un sourire. Ce sont Moussa et Bane qui en font la culture.
Étonné, il contemple son gobelet, puis avale une nouvelle gorgée.
— Vous ne m'avez pas répondu Amarok ? Pourquoi avez-vous dit que j'en faisais partie ?
Bonhomme, la femme demeure muette ; à la place, un sourire plein de mélancolie étire ses lèvres épaisses. Une main posée sur son épaule, elle l'encourage à achever sa boisson. Un peu plus loin, il aperçoit Saejin, sans doute en grande conversation, avec un jeune garçon dont les doigts s'agitent nerveusement devant lui. Sa dextre plongée dans son corsage, elle en tire un médaillon de la taille d'un cristosson, puis l'entrouvre. Aussitôt, la figure hilare d'un petit garçon en jaillit ; il court, s'arrête, puis se retourne l'index pointé en direction de la personne qui l'a filmé.
— Il avait cinq ans ce jour-là. Depuis, il les a toujours, soupire-t-elle. Sa nounou l'accompagnait ; elle aussi a rejoint les anges qui peuplent le ciel la nuit.
Ahmad ? Ahmad est là, avec sa bouche en cœur, hilare, sa tête émerge des gravats, hilare... Pourtant, il ne bouge pas, ses yeux sont grands ouverts, ses cheveux en bataille sont couverts de poussière et de plâtres, mais il ne bouge pas.
— Ahmad ! tente de hurler Max, malgré la douleur qui lui vrille la hanche droite.
Mais Ahmad ne bouge pas et, soudain, sa figure verse, le cou tranché net par éclat de verre.
Max pousse un cri, mais c'est un gargouillis qui s'échappe de sa gorge sèche.
Est-ce à lui cette jambe passée par-dessus la rampe LED ? il croit reconnaître la couleur fauve de son pantalon.
Et ce tronc, dont les bras s'enroulent autour d'une barre de métal. Est-ce le sien, avec ce pull-over passé par-dessus un T-shirt soigneusement déchiré ?
En fait, que s'était-il produit ce jour-là ?
Un attentat comme l'avaient scandé les médias ?
Ou bien une guerre, qui avait pour nom secret ?
Les mains refermées autour de sa tasse, Max achève d'un trait sa boisson au goût de café mêlé de noisette.
— Pourquoi vous êtes-vous réfugié ici ? marmonne-t-il, les yeux baissés.
Sans se départir de son sourire, elle s'empare de son gobelet vide puis le pose sur la table improvisée, dressée derrière elle. Pendant ce temps, Saejin s'est écartée du jeune garçon, qui s'enfonce aussitôt dans un corridor, un lourd paquet sous le bras.
— Sans doute pour les mêmes raisons qui t'ont conduite ici. Après tout, tu aurais pu ne pas la suivre.
Silencieux, Max contemple le rebord du matelas dépenaillé, les jambes ramenées contre lui, les bras passés autour de ses genoux.
À l'autre bout de l'esplanade, encore visible, de par les reflets de son squelette de métal, auquel sont encore suspendues des dalles pour la plupart fendues, l'Arche de la Défense se dresse, muette. Œuvre de l'architecte danois Johan Otto von Spreckelsen, voulue par le président François Mitterrand, pendant de la Tour Lumière Cybernétique désirée par Georges Pompidou, elle devait être un monument consacré à l'humanité et à ses idéaux ; plutôt le mariage de l'État et du Capital. Les bras passés autour de sa taille, il la serre plus que de raison tandis qu'il sent le vibrato du moteur s'emballer.
— Oui, j'aurai pu, soupire-t-il. J'aurai pu me détourner. J'aurai pu renoncer...
Plongé dans ses pensées, Max se redresse soudain.
Reflux du sang dans les jambes, sa tête est lourde, un voile décoloré couvre ses yeux, il titube, cependant qu'une main ferme le soutien. En face de lui, Amarok le couve du regard. Au fond de ses prunelles, des images dansent, le passé, le présent, mais pas le futur, pour elle, pour ceux qui vivent ici, enfin qui survivent ; il n'est nul avenir inscrit, seulement un temps qui toujours s'en va à rebours.
— Suis-moi ! Je vais te montrer quelque chose.
En retrait, Saejin, encore occupée à distribuer de mystérieux paquet qu'elle sort d'une ancienne conduite d'aération, l'encourage d'un hochement de tête. Pendant ce temps, Amarok s'est emparée d'une lourde lampe tempête, dont l'intérieur diffuse une lumière vaporeuse, plongeant sa silhouette massive dans un halo mordoré.
Est-ce son visage ? Ses traits ? Son ombre qui se confond avec la pénombre ?
Soudain, elle paraît avoir perdu toute substance.
— Où allons-nous ?
— Tu le sauras bientôt, coasse-t-elle.
Lointaine, sa voix n'est plus qu'un écho de ce qu'elle était. Ses lèvres se meuvent, mais aucun son ne lui parvient ; autour d'elle des formes bougent, s'allongent, tandis qu'elles l'entraînent. Détaché, presque indifférent, il suit la femme première, cependant qu'ils s'enfoncent dans un infini corridor dont rien ne semble être en mesure de dissiper les ténèbres. Point lumineux dans l'obscur, Amarok ressemble désormais à l'un de ses mystères, qui peuplaient les histoires qu'il lisait autrefois les nuits de tempêtes. Assourdis, c'est à peine s'il perçoit le bruit de leur pas, étouffés par il ne sait quelle magie qui hanterait les lieux. Une main posée sur le mur couvert de carreaux de faïence, il s'arrête un instant pour en capturer l'essence, en saisir la substance, comme pour se persuader qu'il est encore vivant.
— Viens, souffle une voix derrière lui.
Amarok se tient là, sa lanterne à bout de bras, son visage plongé dans la lueur spectrale de son fanal.
Comme à regret, il retire sa paume de la surface lisse et froide.
Que lui inspire-t-elle ?
Immobile, Amarok l'attend. Elle sait, elle devine, elle lie les esprits, comme elle les lit.
— Prends ton temps, semble-t-elle lui murmurer pour le rassurer. Ici, le temps n'appartient qu'aux morts.
Face à la paroi sans reflet, Max demeure de marbre, à la recherche d'un double qui n'existe pas. À regret, à reculons, il s'écarte du mur froid ; sous ses doigts, les restes d'un monument dédié à des morts-vivants. En effet, il n'est pas à sa place, ici, le lieu, semblable à un cimetière, est le royaume de ceux qui n'ont plus d'existence.
— Où sommes-nous, Amarok ?
Énigmatique, Amarok, sa lanterne à hauteur de sa figure, soutient son regard tandis qu'elle tend la main en direction d'un renfoncement.
— Pourquoi me poses-tu la question ? Est-ce vraiment là ta véritable interrogation ? Ou simplement le reflet de tes propres angoisses ?
Le visage toujours tourné vers l'ouvrage, Max hésite.
Le mur est seulement encore solide ? Ou n'est-il qu'une illusion, comme ce hors-monde dans lequel il vit là-haut ?
Mutique, Amarok ne l'a pas quitté du regard, tandis qu'il s'éloigne, elle lui tend le fanal qu'elle tient à bout de bras. En cet instant, il se figure une femme au sourire extatique qui se jette dans le vide. Dans le ciel, où les dirigeables sont semblables à des oiseaux sans aile, elle marche dans une avenue bordée d'immeubles désolés, pour la plupart inachevés, entourés de palissade de béton tagué et de tôles rouillées.
Derrière lui, Amarok n'est plus qu'une ombre que détoure à peine la pénombre éclaboussée. Les bras croisés sur sa poitrine, il devine les flamboiements de ses yeux. D'un hochement de tête, il se détourne, puis s'enfonce dans le dédale obscur, dont sa lanterne perce avec difficulté les ténèbres.
***
Cap Gris-Nez, France, le 20 mars 2067
Le jour la nuit, l'aube le crépuscule, ils roulent, traversent les champs de l'illusion façonnée de béton et d'acier, où seuls des robots chromés ont encore droit de citer.
— Où m'emmènes-tu ?
Dans le casque, sa voix grésille, comme un écho au paysage dévoré par une pensée réifiée. Quand le besoin est là, ils s'arrêtent en bordure de route ou de hameaux, une station pour faire le plein et échanger quelques mots. Le soir, quand le soleil étire ses derniers rayons, ils plantent la tente ou dorment chez un habitant hospitalier.
— Là où tout a commencé.
Adossé contre une concrétion crayeuse, il contemple le cadavre éventré d'un blockhaus en contrebas. Molles, les vagues s'échouent dessus, dévorant chaque fois un peu plus son corps de béton armé. En face de lui, debout face au vide, Hyo-jin goûte la saveur de ses souvenirs.
Les mains plongées dans l'eau, elle les retire aussitôt.
— C'est froid, s'écrie-t-elle.
À l'air libre, elles se couvrent bientôt de paillettes invisibles.
— C'est quoi ! s'exclame-t-elle, comme elle frotte ses doigts contre la toile rêche de sa veste.
— Du sel, ma chérie.
— Du sel ? répète-t-elle en secouant fort ses mains, avant de porter son index à ses lèvres, pour les retirer sur-le-champ, les lèvres retroussées en une moue de dégoût.
— Beurk ! C'est pas bon !
En face d'elle, debout, une silhouette la couve du regard. Un chapeau à large bord lui couvre la tête et obombre son visage.
Une main sur le front, pour s'abriter d'un soleil soudain devenu trop violent, il lui semble apercevoir les falaises argileuses de Folkestone.
— C'est au Royaume d'Angleterre, que nous nous rendons ? questionne-t-elle.
Une large saucisse fumée entre les mains, Hugo en découpe des tranches délicates qu'il pose ensuite sur une pierre lisse. Le geste suspendu, il relève la tête.
— Non ! Plus au nord encore, nous ne ferons que le traverser. Notre destination est une obscure île des Orcades, Damsay, au nord-est de la côte Écossaise.
Tenace, l'odeur âpre du salpêtre, mêlée à celle aigre des moisissures, le saisit toujours autant à la gorge chaque fois qu'il se rend au sous-sol, alors même que les puits de ventilation sont creusés depuis longtemps. Nichées dans les crevasses, des centaines de chauves-souris sommeillent, têtes en bas, les ailes repliées sur leur corps. Parfois, leurs paupières s'entrouvrent et découvrent alors un œil noir au fond duquel se reflètent les lueurs de sa torche, tandis qu'il s'arrête au milieu des degrés de l'escalier. En contrebas, des anciennes installations, de feu son oncle, ne demeurent plus que les ombres. Çà et là, pendent dans le vide des câbles. Ailleurs, ce sont des tuyaux de cuivres, semblables à ceux d'un orgue, qui étirent leur cou le long des parois. Au-dessus, des pompes éoliennes remontent déjà le liquide précieux des entrailles de la Terre. Stocké, il s'en ira ensuite abreuver, quand les eaux du ciel viendront à manquer, les champs des paysans nouvellement installés.
De peu, le vent manque de lui arracher les fumaisons qu'il tend à Hyo-jin. Assise en face de lui, le visage fermé, elle s'empare de la tranche, qu'elle mâche aussitôt avec conscience, indifférente aux bourrasques. Ses cheveux tenus en une large natte, elle les a rabattus à l'intérieur de sa veste.
— Les Orcades... souffle-t-elle. Pourquoi aussi loin ?
— Mon oncle, après avoir découvert le moyen d'insuffler la vie à des chairs mortes, réussit à assembler une créature surhumaine. Mais horrifié par sa propre création, il prend la fuite. Plusieurs mois plus tard, il la rencontre à Chamonix. Repoussé par le genre humain, dont il est une contrefaçon, il lui demande alors de lui fabriquer une compagne, avec laquelle il vivrait à l'écart de la société. À contrecœur, il accepte et part alors dans un lieu reculé, sachant pertinemment qu'elle le suivra.
— Damsay...
— En effet, Damsay. Une île presque inhospitalière, peuplée de quelques pêcheurs farouches, battue par les vents, fouettée par les vagues et balayé par les tempêtes en hiver. Maintenant, elle ferait presque figure d'Eden, tant les fronts tropicaux se sont élevés, si ce n'était les morsures de la morte-saison, qui nous rappellent que nous ne sommes guère éloignés du pôle.
Une pomme entre les mains, Hugo l'époussette, puis la tend à sa compagne, avant de s'en saisir d'une autre et de l'envelopper de même dans son mouchoir.
— Au fond de son laboratoire, alors qu'il est sur le point d'achever cette seconde création, il prend peur, car il comprend qu'il est en train de donner naissance à lignée monstrueuse, qui pourrait mettre en péril le genre humain. Mais alors qu'il s'acharne à la détruire, sa créature réapparaît et lui jure qu'il fera connaître l'enfer. En fuite, il échoue en Irlande, où il apprend le meurtre de son ami Clerval, forfait dont on l'accuse à tort. Grâce à l'entremise de son père, il est innocenté, alors qu'il est au plus grand mal. Guéri, il s'en retourne en Suisse où il doit épouser sa sœur adoptive Elisabeth. Hélas, la pauvre enfant est assassinée dans la nuit suivant la cérémonie par la créature, qui poursuit ainsi sa vengeance. Désormais seul, mon grand-oncle était décédé entre-temps, Viktor dédie le temps qu'il lui reste à traquer sa création, mais il perd sa trace aux confins du pôle Nord. Par chance, il est recueilli, alors qu'il dérive avec son traîneau sur un morceau de banquise, par le capitaine Robert Walton. Hélas, affaibli, tant par sa chasse que par sa maladie, il succombe, cependant que la créature se présente à eux peu de temps après.
Le regard soudain vide, Hugo suspend son récit ; les yeux baissés il contemple son fruit à demi mangé.
— Qu'est-il advenu d'elle ensuite ? murmure sa compagne, une main tendue vers son visage.
— Ah... Ayant appris le décès de son créateur, sa nature profonde le rattrape et sa vengeance, menée à l'encontre de celui qui lui a donné vie, ne lui inspire plus que du dégoût. Il annonce alors au capitaine Walton qu'il va s'immoler sur un bûcher, puis s'enfuit avant de disparaître dans le brouillard.
***
New Singapor, Malaisie, le 27 février 2067
Un père, mais pas de mère... Un père-mère alors ?
Perdu dans ses réflexions, sa cuve de régénération face au ciel, traversé de vaisseaux à la traîne mordorée. À côté de lui, son majordome, garde du corps, homme à tout faire et à défaire, demeure silencieux, les bras passés dans le dos.
Une mère, mais pas de père... Une mère-père alors ?
Dans sa cuve, il élève sa main.
Celle d'une chimère ?
— Mon frère était une chimère...
— Avez-vous dit quelque chose, monsieur ?
Penché sur sa figure, son visage apparaît comme délavé au travers du liquide de réjuvénation, tandis que des bulles se détachent de ses lèvres.
— Je crois, murmure-t-il.
Une fusée vient de retomber ; une gerbe dorée signe sa rentrée dans l'atmosphère.
— Mon frère était une chimère, assemblage de chair morte et inerte à qui une main humaine a insufflé la vie, avant de s'enfuir, effrayé par la monstruosité à laquelle il avait donné le jour. Comme les choses sont étranges, lui a eu des remords. Moi, non... et je ne me lasse pas du goût amer de la vengeance.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top