Chapitre 42 : Les Fantômes d'un Monde
« Il ne faut avoir aucun regret pour le passé, aucun remords pour le présent, et une confiance inébranlable pour l'avenir. »
Jean Jaurès
Debout sur la jetée, appuyé sur le garde-fou face à l'étendue glacée, dont les vagues s'échouent avec fracas en contrebas, j'observe les silhouettes grises des bâtiments qui s'élancent à l'assaut du grand large. Les années ont passé et le temps m'a rattrapé : les voiles l'ont cédé aux cheminées, les empires se sont étendus, la guerre s'est industrialisée, l'humain n'est plus qu'un rouage dans une machine qui semble le dépasser.
Longtemps indifférents aux soubresauts qui agitaient le continent, terré dans les Orcades à porter le deuil de ma défunte sœur, ce sinistre appel est un évocation douloureuse de la condition de tous ces miséreux que je vois s'entasser sur les navires, tandis que leurs femmes s'en vont prendre leur place dans les usines d'armement. Est-ce là l'humaine condition ? Devenir esclave d'une machine de mort ?
Entre mes doigts, je tiens le courrier signé du ministre de la Guerre, Lord Kitchener : ordre d'appel à tous les volontaires pour s'engager aux côtés de nos alliés français sur le front de la Somme.
Chaque jour, les quotidiens rapportent leurs flots de contre-vérités, leurs annonces mensongères, leurs articles censurés. Néanmoins, il arrive qu'un journaliste, un peu retors, ne réussisse à se glisser entre les mailles du contrôle et nous offre, le temps d'une ligne ou deux, un aperçu de l'effroi qui tétanise le cœur de nos soldats. Trop âgé pour m'enrôler, je me suis porté volontaire en ma qualité de chirurgien. Peut-être est-ce là une manière pour moi de porter le deuil, de me sentir de nouveau utile, au lieu d'errer tel Caliban dans son palais.
Ma sœur est morte en couche, cependant que mon beau-frère a sombré dans la folie, quand je lui ai opposé mon refus de la ranimer. Admis dans l'asile de West Park dans la banlieue de Londres, je me rends, aussi souvent qu'il m'est permis, à son chevet malgré ses crises en ma présence, alors même qu'il me réclame sans cesse. Désormais, cela sera chose impossible. Une dernière fois, j'ai désiré lui parler, lui faire part de ma décision, mais j'y ai renoncé. Sans doute, n'est-ce que lâcheté de ma part. Toutefois, peut-être est-il préférable que je tarisse la source de ses souffrances.
Maintenant que je contemple mon reflet dans le miroir, je me vois tel que j'étais il y a dix ans déjà. Réfugié sur l'île, j'ai vu ses habitants grandir, se flétrir, mourir tandis que je demeurai le même.
À présent, est-ce que je regrette ce présent qu'il m'a offert ?
Je ne saurai répondre. Lorsque j'observe les navires cuirassés qui s'élancent dans la Manche, je m'interroge sur la finalité du Progrès, de la Technique et de la Science. Pourtant, je ne perds pas espoir d'apporter un jour cette lumière qui manque à tous ces cœurs.
Journal de H.F.
Le 9 septembre 1914
New Singapor, Malaisie, le 27 février 2067
Les paupières closes, les bras allongés le long du corps, il écoute le ronronnement assourdi des machines, filtré par les parois du caisson. Une main portée à son front, il sent la mollesse de l'os manquant sous la peau partiellement régénérée, cependant que ses lèvres, dissimulées sous un large masque qui lui dévore la moitié du visage, s'étirent.
— Bravo ! songe-t-il, amusé, comme remonte le souvenir de la balle qui lui a pulvérisé le crâne.
— Monsieur.
Les paupières entrouvertes, la pièce lui paraît baignée d'un bleu glacé. Mais ce n'est là qu'un artifice dû à la réfraction de la lumière dans le liquide. Au travers du hublot, il aperçoit la silhouette floue de son majordome ; sa voix, impersonnelle, résonne à ses oreilles, amplifiée par la densité du milieu. Penché sur lui, son visage grotesque lui évoque celui d'une gargouille de cathédrale, dont la laideur devait repousser les démons. Épaté, le nez semble lui manger l'intégralité de la figure, tandis que ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites luisent d'un éclat mat. Épaisses, ses lèvres s'entrouvrent au gré des paroles qu'il prononce.
— Vous venez vous enquérir de ma personne ?
Collé sur sa gorge, à hauteur de son larynx, il sent la plaque de plastine vibrer, à mesure qu'il s'exprime.
— En effet, monsieur.
Monocorde, le ton de sa voix pourrait être celle d'un automate du siècle dernier, comme si une main avait remplacé ses cordes vocales et son larynx par un gramophone.
— Y a-t-il un désir que vous souhaiteriez satisfaire, monsieur ?
Large d'épaules, son cou est presque inexistant.
— Un désir ? Sans doute... Pourriez-vous amener mon caisson jusqu'à la terrasse ?
Le regard vide, l'homme semble réfléchir ; ses lèvres s'entrouvrent, se referment, mais aucun son ne sort. Lentement, le décor change et les murs aux peintures organiques le cèdent à une baie vitrée qui s'ouvre dans un chuintement feutré.
— Maître Rikisaku !
Haut perchée, trop sans doute, il reconnaît sans l'ombre d'une hésitation l'accent chantant la plasticienne malgache Diavolana Razanadrakoto. À côté de lui, son invité semble mal à l'aise et s'agite ; il s'en amuse.
Avec une lenteur toute calculée, il se retourne. Fluorescente, sa peau prend des colorations variant du jaune le plus éclatant au mauve le plus profond au gré des infléchissements de son humeur ou de son alimentation.
— Hé bien ! Très cher, on dirait bien que votre nouvelle greffe s'est déroulée à merveille.
Mutine, elle bat un instant des paupières, tandis que ses sclérotiques virent au violine.
— N'est-ce pas ! s'exclame-t-elle. Hélas, elle a demandé plus de temps que prévu, quelques cellules étaient devenues malignes et il a fallu plusieurs semaines de purification afin de les éliminer.
— Il eût été dommage de vous contempler sous une bulle, très chère amie, susurre en retour Maître Rikisaku ; son invité s'est esquivé.
À ces mots, elle éclate de rire, puis s'empare d'une coupe qu'elle vide d'un trait ; sous sa peau, ses globules prennent une teinte indigo.
Dehors, le ciel n'est plus qu'une ombrageuse fêlure sur laquelle une main malhabile aurait tenté de coudre une suture. Des étoiles, ne demeure plus que la grandeur, échos desséchés d'une ancienne obscurité, qu'une lune voilée dans un perpétuel brouillard éclabousse de sa lueur blafarde. Saturé, suturé, depuis longtemps le monde s'était refermé.
— Puis-je vous poser une question ?
Comme lointaine, sa voix s'échappe des haut-parleurs fondus dans structure du caisson. Par le hublot, il aperçoit la figure circonspecte de l'homme, si tant est que semblable qualificatif puisse décrire avec justesse la plissure de la peau de son front glabre.
— Je le pense, monsieur.
Les yeux fixés sur la tache couleur rouille incrustée dans la voûte, il se détourne et reporte son attention sur son majordome, dont le regard vide reflète son propre visage.
— Tu fui, ego eris*.
— Avez-vous dit quelque chose, monsieur ?
Surpris, des bulles remontent. Lentes, chaotiques, il en voit les trajectoires tandis qu'elles crèvent à la surface ; en contre champ, l'homme le contemple sans comprendre.
***
Charenton-le-Pont, France, le 3 mars 2067
La paume ouverte, le bras tendu en regard de la lune, dont seul un mince croissant émerge du manteau obscur, il observe la côte déchiquetée qui se dessine à l'horizon. ; le capitaine les a appelés. Rageur, il lance son poing vers le large, avant de retomber le long de sa hanche.
— Docteur ?
À hauteur de la cabine, la silhouette de son compagnon se détache, baignée dans la lueur spectrale de la lampe tempête. De la main, il le salue, puis le rejoint ; les yeux fixés sur les récifs.
— Nous serons bientôt à la limite des eaux internationales, monsieur Caplon. Ensuite...
« Si Allah le veut, alors vous réussirez » , les mots du capitaine résonnent à ses oreilles, cependant qu'ils plongent toujours plus loin dans les étendues glacées. En l'absence de toute clarté, seuls les coraux, méduses et autres créatures nocturnes illuminent les fonds marins. Paresseux, un requin marteau les croise avec indifférence tandis que sa silhouette massive s'enfonce dans les ténèbres. À côté de lui, Totermann poursuit sa route ; à peine s'échappe-t-il des bulles dans son sillage.
— Suivez-moi ! leur avait intimé le capitaine, comme il ouvrait une trappe d'où émanait une forte odeur de poisson.
Quelques instants plus tard, ils plongeaient dans les eaux noires de la mer Rouge.
— Mettez ceci à votre poignet. C'est une boussole mécanique, ainsi vous ne pourrez pas être repéré par les détecteurs d'ondes radio ; votre cap ne sera visible que dans l'obscurité, leur avait expliqué l'homme à la barre, avant de leur indiquer deux ogives de la taille d'une petite torpille.
— Ce sont des moteurs MHD, réglés pour imiter la vitesse et les mouvements d'un requin plongé dans le sommeil, ce qui empêchera les radars maritimes de vous identifier comme une menace.
— Combien de temps nous sera-t-il nécessaire pour rejoindre la côte ?
Totermann avait alors levé le poing, étirant son index et son majeur.
Le moteur fixé à sa ceinture, les mains refermées dessus, Franz observe le récif qui défile sous ses yeux.
Depuis combien de temps nageait-il ainsi ?
Dans une cavité, il entrevoit la gueule à demi-entrouverte d'une murène, dont les battements syncopés des ouïes trahissent la vitalité ; ses yeux grands ouverts contemplent le noir horizon. Mais, déjà, il s'éloigne, laissant le prédateur à ses songes. Paresseux, un mérou sinue entre deux courants d'eaux, mais s'enfuit dès qu'il l'aperçoit. À quelques brassés devant, une silhouette l'attend. Dans le reflet de son masque, il distingue presque son visage éclairé par le plancton phosphorescent.
— Achille...
Comme soudain solitaire, il s'écarte du garde-fou, tandis qu'un vent glacé souffle sur la cité illuminée, faisant vaciller les lampadaires en contrebas.
Peut-être, son ton est-il plus rude qu'il ne l'eut souhaité, mais le doute le ronge et la tristesse l'asservit. Il désire parler, se confier, mais il ne peut, il ne doit ; pas encore.
— Merci... murmure-t-il
Nu, le sexe pendant entre les jambes, Achille le fixe étonné.
— Pourquoi me remercies-tu ?
Rauque, sa voix lui en rappelle une autre, lointaine, des roulements sourds de tambours dans la nuit, un fauve jailli de l'obscurité ; Franz secoue la tête.
— Rien...
Le son qui sort de sa gorge n'est qu'un souffle, un chuintement dans un silence devenu assourdissant ; c'est un mensonge et il le sait.
— Merci de préserver mon secret, se murmure-t-il à lui-même.
Souple, il a plongé dans la pénombre, de lui il n'aperçoit plus que ses prunelles, taches jaunes sur fond noir, tandis que ses crocs se referment sur son cou.
Sur la surface lisse, un nouveau jeu de pantomime défile, ombres chinoises en filigrane.
Combien sont-elles ? Deux ? Trois ? Deux ?
Quelque chose manque, un trou dans la trame du temps, le temps d'un battement, le temps d'un instant. Lentement, ses yeux glissent de l'horizon du monde vers ceux de son compagnon.
— Achille, souffle une voix qui oscille.
Sur le mur, des billes incandescentes brûlent.
— Que contiennent ses yeux de poupées que tu as emportés avec toi ?
Amusé, Achille lui dédit un sourire plein d'ironie.
— Tu sais gâcher les plaisirs, mon être d'amour, lui susurre-t-il mutin.
— Parle pour toi ! lui rétorque-t-il d'un ton suave. Tu désires de me montrer ce qui y est enchâssé.
En face de lui, adossé maintenant au mur, une jambe repliée, Achille le dévisage, les lèvres étirées jusqu'aux oreilles ; un sourire pour nourrir son mystère, mais aussi un sourire pour dissimuler sa colère.
— Des songes et des faux-semblants, bruisse la voix d'Achille, soudainement aérienne.
Une heure ? Deux heures ?
Quelque chose lui attrape le poignet. Au travers du masque, il aperçoit la silhouette sombre de son compagnon dont la main s'est refermée sur son articulation. Quelques minutes plus tard, ils émergent dans une crique aux reliefs déchiquetés. Un doigt sur les lèvres, Totermann, l'air grave, pointe le profil éthéré d'un drone. Rapide, l'engin vole par à-coups, suivi d'autres qui balayent les lieux à la recherche d'intrus. Le visage à peine hors des flots, Franz observe leur sinistre ballet, jusqu'à ce qu'enfin ils disparaissent les lignes de crêtes. Cependant, ce n'est que lorsque son compagnon lui ordonne, qu'il se lève à son tour, avant de le rejoindre dans une grotte, dont l'entrée ne se découvre qu'à fleur d'eau.
***
La Défense, France, le 1er mars 2067
Tac, tac. Tac, tac. Tac, tac. Le heurt des boggies sur les rails, depuis longtemps oublié. Odeur de sueur, de parfum bon marché ou de papier froissé ; odeur froide des réclames sur papier glacé, parfum de frites achetées dans une boutique dédiée ou du café latté à demi-renversé.
Agenouillé sur le quai, la main posée sur les restes d'un panneau publicitaire, il en éprouve la texture : sous ses doigts, les crevasses, les fissures, les fragments tranchant du verre.
Combien de temps ont-ils roulé ?
En équilibre sur le rail central, maîtresse de son engin, ils étaient semblables à une balle de revolver qui aurait traversé le mur du temps. Le phare puissant de sa moto éclairait un tunnel d'échos absents, mais empli de spectres et de ténèbres. Par endroits, de rares lumignons blafards illuminaient des issues de secours, pour la plupart condamnées ou écroulées. Soudain, son allure devint moins vive, les roues tournoyaient dans le vide, n'ayant pour seul rappel que les frictions du caoutchouc sur le métal encore à vif. En vue du quai, elle avait alors remis les gaz à fond. Son engin dressé sur une seule roue, ils s'étaient envolés, si semblables à ces oiseaux qui jadis peuplaient les cieux.
Maintenant ?
Maintenant, il contemple les ténèbres. Descendu de la moto, son casque sous le bras, il l'entend qui tourne la clé et le ronflement du moteur le cède au silence, tandis que la lumière se meurt. Les paupières closes, il prend une longue inspiration. Odeur de poussière, parfum de misère, par vague lui parviennent les remugles des égouts qui refluent, des clochards cafardeux qui ont trouvé ici leur ultime refuge, des exilés miséreux sans espoir de retour. Derrière lui, Saejin, désormais tête nue, le contemple sans un mot.
— Sae...
Mais il n'achève pas sa phrase. Un doigt posé sur ses lèvres, leurs yeux se croisent ; il se noie. Noyé dans son regard, perdu dans ce regard qui lui fut fatal, un après-midi dans un bar de la banlieue parisienne. Entre les rails, une forme noire file ; c'est un rat.
Au fond, quoi de mieux que de se rendre une gare fantôme pour parlementer avec ses démons ?
Des cris lui parviennent.
Enragés ? Hystériques ? Furieux ? Angoissés ?
Le visage tourné vers les éléments déchaînés, les bras tendus le long du corps, les poings serrés, il ouvre la bouche, mais aucun son ne sort. Muet, il contemple le hurlement qui se meurt au fond de sa gorge, pendant qu'une main s'abat sur sa figure. Lentement, il baisse les yeux. Furie furieuse, Éléonore le fusille du regard. Trempés, ses cheveux bouclés se sont plaqués sur sa tête, tandis que sa jupe maculée de boue pend lamentablement, collée à ses chevilles. Sa joue le cuit. En cet instant, il n'a envie de rien, seulement qu'elle le laissât seul au milieu du terre-plein, trompe-la-mort qu'il est.
— Maximilien... articule-t-elle, la main en l'air.
Mais la gifle ne vient pas et son membre retombe mollement le long de son torse.
— Maximilien...
Sa voix couverte par la furie des eaux et des moteurs, il entrevoit tout juste ses lèvres se mouvoir. Sa dextre tendue, il l'attire à lui, puis la serre dans ses bras.
Sera-ce la dernière fois ?
Ses phalanges passées dans sa chevelure poisseuse, il tente de raviver cette flamme qui les avait jadis tous deux animés, en vain. Enlacés, il s'imagine debout dans un désert ; le sable qui filerait entre ses doigts. Par devoir, il ira jusqu'au bout. Pourtant, il sait déjà qu'en prononçant ces mots, c'est un mensonge qu'il énonce.
Odeur de sang, odeur de mort, la main posée sur un mur en faïence, il en caresse longuement la surface lisse, fracturée en certains endroits. À côté de lui, Saejin l'observe.
À la lueur des lampes souffreteuses, ses prunelles ont pris une couleur ambrée. D'un hochement de tête, elle l'invite à poursuivre leur périple au travers d'une station de métropolitain, devenu un no man's land sans fin. Sa main enchâssée dans la sienne, l'esprit hanté par les images de ce film récupéré par Achille, il se laisse guider, tel l'automate de chair qu'il est en cette nuit. De temps à autre, leur chemin croise celui de silhouettes d'êtres. Mutique, Saejin s'en approche, puis leur glisse une enveloppe dans la main, avant de s'éloigner tandis qu'elles s'en retournent parmi les ombres de leurs tanières.
— Qui sont-elles ? s'est-il entendu murmurer.
Mais seul le silence lui a répondu.
— Patience, ont alors rétorqué les prunelles d'ambre.
Main dans la main, ils cheminent. Les couloirs l'ont cédé à des escaliers mécaniques déglingués, lesquels l'ont cédé à des escaliers à demi effondrés. Au détour d'un corridor, il aperçoit des ascenseurs, les cages défoncées.
Combien de temps a passé ?
Dix, vingt ? Non ! Vingt-huit ans...
Saisi de vertige, il se sent tituber, tandis que l'air manque à ses poumons.
— Qu'est-ce que tu regardes encore ?
— Arrête ! réplique l'adolescent, tout en lui donnant un coup de coude dans les côtes. Tu vas me faire tout rater.
Assoupi, Max ouvre un œil puis l'autre. À côté de lui, Francis et Ahmad sont encore en train de se disputer. Un téléphone entre les mains, ils cadrent une femme aux formes généreuses qui somnole dans le fond de la rame.
— Vraiment ! Vous n'avez rien d'autre à faire que de vous rincer l'œil, maugrée-t-il à leur adresse.
Hilare, Ahmad lui dédit son plus beau sourire.
— T'es un vrai casse-couille quand tu t'y mets, Max, le rabroue Francis, dont le doigt appuie, à plusieurs reprises, l'écran.
— Tiens ! Admire, au lieu de nous jouer les pères la pudeur, renchérit-il en lui glissant la tablette sous le nez.
Cependant ce n'est tant pas la femme callipyge qui attirent son œil, plutôt que sa voisine à la figure plus austère et réservé.
— Alors t'en dis quoi, mec ! le presse Ahmad.
Mais Max n'a pas le temps de répondre ; quelque chose lui comprime soudain la cage thoracique. Surpris, il tourne la tête vers Francis. Les yeux grands ouverts, sa tablette s'est échappée de ses mains. Un peu plus loin, des passagers ont la bouche grande ouverte aussi, quand d'autres plaquent leurs mains sur leur visage.
— Ahmad ?
Mais ; aucun son ne sort de sa bouche. Les poumons vides, il est incapable de les remplir. Ahmad est là, devant lui, les mains plaquées sur son abdomen, tandis que ses pieds se sont décollés du sol. Sans comprendre, il tend le bras vers lui, mais déjà quelque chose l'arrache, puis le précipite violemment en arrière.
— Max..., souffle une voix rauque à son chevet.
***
Clamart, France, le 9 mars 2067
Enchâssés dans l'obscurité, ils sont partis, laissant Calypso, Kachiko et Simon s'occuper de la clientèle nocturne. Ému, Hugo a senti son cœur se serrer comme il franchit le seuil ; de l'autre côté, les ténèbres l'engloutissent.
La nuit passée, par la fenêtre, il aperçoit le soleil auroral qui commence tout juste son ascension, dans un ciel voilé par les brumes matinales montées des étangs. Une tasse de café brûlante entre les doigts, il joue, machinal, avec l'espagnolette qui soudain cède, tandis que le battant s'ouvre en grand. Froid, chargé d'humidité, l'air du dehors s'engouffre alors dans la pièce, avant de se lover contre sa chair, qui frissonne à peine. Une main tendue, il contemple au travers les rayons, encore frais, du levant, cependant qu'un bras s'enroule autour de son torse.
— Bonjour, Hugo.
Les yeux embués, il n'ose croiser son regard.
— Ne me fuis pas, lui glisse-t-elle à l'oreille, comme sa senestre se coule vers son visage.
Langoureux, il se penche alors à son cou, tandis que ses doigts s'attardent dans sa chevelure ébène. Dehors, perché sur un rocher en bordure de l'étang, un corbeau trempe son bec dans l'eau stagnante, puis pousse un long cri.
Debout au fond de la grotte, il contemple les bas-reliefs que des femmes et des hommes ont sculptés en des temps que lui-même ne saurait imaginer. Derrière lui, Franz a achevé de hisser leurs combinaisons de plongée, ainsi que les moteurs MHD dans le container.
— Avez-vous fini ? s'enquiert-il sans se retourner.
— Oui.
Silencieux, il s'approche. Le visage, seulement éclairé, par la faible lueur d'une minuscule torche, il paraît fatigué, vieilli plus que de raison, usé. Avec lenteur, il referme alors les battants du coffre.
— À présent, il n'est plus question pour nous de reculer, soupire-t-il.
Son contenu vérifié une dernière fois, il contemple la caisse qui disparaît dans les entrailles de la Terre. Silencieux, Franz relâche la corde qui tombe dans l'obscurité.
— Et maintenant ?
— Maintenant, répète-t-il en écho.
Les yeux tournés vers la voûte, le regard presque vide, les mots s'échappent seuls d'entre ses lèvres.
— Attendre.
Sa tasse à la main, Hugo trempe ses lèvres dans le breuvage noir. Âpre, acre, le liquide lui brûle la langue, l'œsophage, l'estomac. Auréolée des couleurs du levant, Hyo-jin lui rappelle l'une de ses madones qui peuplent les églises au Moyen-Orient.
— Hyo-jin depuis tant d'années que je me suis tu, maintenant que tu as ouvert cette porte derrière laquelle j'ai enfermé mon cœur, il est plus que de raison que je te narre une histoire, mon histoire. Ce ne seront que des fragments, car je ne sais pas où la commencer.
— Quelle importance peut-il y avoir ? lui rétorque-t-elle avec douceur. Nos mémoires charrient nos joies, nos bonheurs, nos douleurs, toutes ces choses qui nous ont façonnés, tout ce qui nous a donné à nous émerveiller ou à tirer de nos corps des larmes amères.
Une main posée sur son épaule, il l'enlace, puis l'embrasse.
*J'étais toi ; tu seras moi. Ce que tu es, je l'étais ; ce que je suis, tu le seras.
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