Chapitre 40 : De l'Autre Côté d'un Miroir

    « L'homme a besoin de ce qu'il y a de pire en lui s'il veut parvenir à ce qu'il a de meilleur. »

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

De nouveau, la migraine se saisit de moi et fait de mon corps sa marionnette, tendre et consentante. Les yeux clos, je pose un linge humide dessus, mais c'est à peine s'il me soulage dans la touffeur de cet été qui n'en finit pas. Encore suspendues, les feuilles des arbres roussissent peu à peu, puis jaunissent, cependant que leurs pétioles se détachent. À leur manière, je me sens comme eux, dépouillé de ma raison, de ma volonté, je ne suis plus qu'un enfançon nu et apeuré. Cette nuit, j'ai approché les carnets de feu le professeur Walton. Mais le courage m'a manqué, ou bien était cette chose, nommée inconscient, qui m'en a empêché. Hélas, je dus annuler toutes mes consultations de la journée, alors qu'ils sont si nombreux à se rendre dans notre hospice, dernier lieu d'humanité dans une ville hantée par le chant des usines, bercé par la marche mécanique de tous ses ouvriers, aux corps usés et fatigués, aux yeux vitreux.

Est-ce donc là le devenir ainsi promis, la liberté obtenue en échange du temps d'une vie ?

Sur ma table de chevet trône un obscur opuscule, jadis écrit par un bourgeois échoué presque prolétaire. Il y a dans ces mots une espérance, un chemin à emprunter, mais ils ne pourront s'élever que s'ils s'approprient le savoir et deviennent l'égal de leur maître.

Sournoise, la douleur me soumet et le délire n'est plus désormais que ma seule expression possible. Mourir n'est plus de ma nature, cependant que la souffrance demeure une compagne bien présente.

Bien sûr, je pourrai la faire taire.

La morphine n'est-elle point une douce et exquise amante ?

Pourtant, je m'en éloigne, parce que la souffrance seule me rappelle encore à mon humaine condition ; non point l'amour. Amour, quel étrange mot pour dire une chose aussi vaste, aussi douloureuse et aussi heureuse ! Mon oncle, vous fûtes amoureux et vous en payâtes le prix, car vous l'aviez négligé ; votre création vous l'avait ravie. À la fin, vous vous laissâtes happer par votre amer chagrin, qui se mua en une vengeance aussi terrible qu'aveugle, laquelle vous consuma jusqu'au bout.

Sans doute est-ce l'effroyable raison qui m'empêche de brûler ces carnets ; ils sont un rappel à vos fautes afin que je ne trébuche point à mon tour.

Par la fenêtre, de nouveau, je contemple le triste spectacle. Jamais je ne l'évoque, chaque fois je le tais. Mais il est des années qui seront toujours comme une plaie à vif dans mon cœur. J'ignore si un jour j'oserai les coucher, tant il me donne à revoir la folie, que je commis, en cette date si funeste, en acceptant de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour sauver ma nièce. La folie est un engrenage terrible, l'on ne sait où il commence ni où il finit. Pour l'heure, la douleur m'accapare et je l'en remercie ; je me sens humain, si humain.

Journal de H.F.

Le 23 septembre 1902


   Paris, France, 1er mars 2067

   Les sensations : la pluie qui tombe en rideau sur la route, les relents fétides des égouts pourrissants qui déversent sur la chaussée leur trop-plein méphitique, l'odeur chaude du bitume mouillé mêlé du parfum musqué de sa compagne. Débordant de son casque, ses cheveux détrempés se collent à sa combinaison.

   Rouler, rouler, rouler et fuir !

   Derrière eux, la Tour Pointue n'est pas encore un souvenir, pas tout à fait un soupir. Pointe élancée dans un ciel noir de gris, sa façade encore blanche semble étouffée au milieu d'un océan terne à la vie lisse et polie. Roulant en direction du pont Alexandre III, dont les statues flamboyantes narguent les flots fangeux, ils filent dans une ville de carte postale où ne demeure, au fond, que des acteurs et des figurants : couples désaccordés, clochards au faciès ravagé par de l'alcool frelaté, fonctionnaires policés et pressés, anonymes cachés au-delà des vitres fumées ; tous sont là, participant d'un carnaval qui a toujours su taire son nom. Le long des quais, les bouquinistes ont depuis longtemps disparu, ne reste d'eux, que leurs étals ouverts à tous les vents, fracassés pour les moins chanceux. Le pied posé sur le macadam, la moto penchée à quarante-cinq degrés, ils prennent le virage et s'engagent sur le pont. Sous les roues, les pavés sont traîtres, à la moindre faute, ils feront le grand saut ; plongée dans les eaux noires et glacées d'un fleuve, dont le nom fut un jour Sequana. Mais sa conduite est sûre, maîtresse de son engin, elle évite les chausse-trappes ; elle se rit de la mort qui, assise sur un banc, les contemple, un sablier à la main. Dans le lointain, l'obélisque de la place de la Concorde se dresse toujours fièrement, sa pointe d'électrum comme un défi à l'éternité. Autour, les fontaines des Fleuves et des Mers se sont tues, témoins muets de leur folie, de leur vie. Devant eux se déploie un monument, une arche de ténèbres, monticule de pierre à la gloire de victoires au goût amer. Plus loin encore, un fantôme, un spectre, les ruines d'un navire qui jamais ne s'élança vraiment, déjà accablé de tourment sa construction achevée. Étoile filante sur les Champs, ils dirigent vers l'Hadès, là où jadis se dressaient les bâtiments les plus fiers, devenus en quelque temps les champs d'une guerre qui maintenant omettrait son nom à jamais.

***

   Évry, France, 8 mars 2067

   Retiré dans son bureau à l'étage, Hugo observe la scène en contrebas. À côté de lui, assise dans le canapé, le regard tourné vers la baie vitrée qui surplombe la salle, Hyo-jin contemple elle aussi la chorégraphie muette des consommateurs.

   — Hugo ! Parle-moi ! N'aie pas peur ni des mots ni des maux et confie-moi tes ombres aussi sombres qu'elles soient.

   Derrière le comptoir, Calypso, une grande brune androgyne aux yeux de biche, officie tandis que Simon, accompagné de Kachiko, s'occupe du service. Dans la pièce, la voix éraillée d'Ozzie Osbourne s'éclipse, remplacée par celle chaude et hypnotique de Bashung :

Madame rêve d'artifices

De formes oblongues

Et de totems qui la punissent

  Penché sur elle, ses mains glissées dans les siennes, des larmes s'échappent de ses yeux indigo. Ses lèvres posées sur les siennes, leur baiser s'éternise.

Rêve d'archipels

De vagues perpétuelles

Sismiques et sensuelles*

   Peu à peu leurs visages s'éloignent, dérivent, s'écartent. Les mots lui collent à l'amer. Dans les reflets de ses prunelles, le passé, les pêchés, les damnés ; les années.

  — Hugo... souffle-t-elle. Quand je te vois, c'est le temps glisse sur toi. Ces années que tu as passées ; patient, tu as sculpté ma chair, ma matière, mes rêves, tu m'as rendu figure humaine et toi, jamais les années ne t'ont fané. Alors, peu me chaut ce que tu es, ce que tu étais, tu m'as toujours veillé, comme chaque jour je me réjouissais d'entendre ta voix. Tu pourrais être le diable en personne qu'il ne m'en importerait pas.

   D'un index posé sur ses lèvres, Hugo lui intime le silence, tandis qu'un sourire mélancolique s'esquisse sur ses traits.

  Nu descendant l'escalier, le regard arrêté, elle fixe d'un œil ferme l'objectif. Ni érotique ni soumise, elle darde ses yeux sur le photographe.

   — Prends la pose, crie-t-il derrière son appareil. Plus à droite, plus à gauche, la tête en arrière.

   Mutique, statue de givre et d'artifices, elle obéit, mais garde la maîtrise ; les prunelles rivées sur l'objectif. Mains posées sur la rampe, elle dépose un pied sur la marche et le fusille.

    Regard dur, elle n'est là que pour elle-même.

  En douceur, son doigt se retire, son visage s'écarte, sa silhouette s'élève. Plongé dans la pénombre, il se détourne, comme pour fuir, une fois encore, ses yeux ; par trop inquisiteurs.

    — Pourquoi fuis-tu ? De quoi as-tu peur ? lui glisse-t-elle à l'oreille, lovée contre son être.

   Mutique, les paupières closes, des larmes roulent le long de ses joues ; son poing heurte le mur ; il se retourne. Face à face, il croit la revoir, image rémanente de son passé, passagère éphémère de ses songes éternels.

   N'est-elle pas son double, son ombre ?

   À bout, il s'effondre.

  — Toutes ces années, je t'ai voilé la vérité. Toutes ces années, je t'ai dissimulé mon identité. Toutes ces années, je t'ai aimé. Sauras-tu encore m'aimer quand je t'aurai tout avoué ?

  — Dois-je te rassurer. Ces années passées, je t'ai regardé, de loin de près, j'ai contemplé tes pensées, ces mots qui parfois t'échappaient, tes rêves dans ton sommeil, tes cauchemars éveillés, mais j'ai patienté ; recueillant chaque fois des fruits, sans doute vénéneux, pourtant magnifiques.

   Recroquevillé, il la laisse le déshabiller, faire de lui, non son jouet ou sa poupée, mais son amant, son aimé, tandis les mots, comme autant de maux, s'échappent de son âme écorchée.

   — De rêves et de matière, j'ai façonné une chair. De chair et de matière, j'ai donné naissance à un rêve. Du rêve et de la chair a jailli une chimère, un homme dont je ne suis ni tout à fait la mère, ni tout à fait le père. Né de ma chair, né de mes rêves, il m'a condamné à vivre dans le tourment. Un seul démon me hante et il n'a pas de nom.

Sick of hanging around your pad

Sick of your mom and sick of your dad

Yeah and Betsy

Its sad but true

Now I'm even sick of you**

   Au rythme de la musique, Hyo-jin se presse contre lui, puis glisse son sexe dans le sien.

   — Ne fuis pas, Hugo. Ton démon n'a peut-être pas de nom, mais il n'en est pas moins pourvu de chair et de sang, mortel comme chacun d'entre nous.

   — Hélas, souffle-t-il tandis qu'il l'enserre, avant de déposer un baiser brûlant a creux de son épaule. Il n'en est que l'incarnation, un être malheureux né d'une folie qui a grandi en mon sein jusqu'au jour où il a ouvert les yeux.

   Dans sa main, la menotte semble si minuscule, si fine, des larmes roulaient le long de ses joues cependant que le vent humide cingle son visage. Chair de son rêve ; rêve de sa chair, il fixe l'horizon où s'étirent les derniers rayons d'un soleil au couchant. Mourant peut-être ?

   — Le verrons-nous, père ?

   Un sourire illumine sa figure tandis qu'il se baisse et hisse le petit d'homme sur ses épaules.

   — Qui sait ? Une maladresse est si vite arrivée.

   Étonné, le garçonnet le contemple un moment sans comprendre, puis se ravise comme son bras se tend vers la perspective embrasée, traversée d'un éphémère scintillement émeraude.

   — Oh ! s'émerveille-t-il. Toutes les choses de la vie sont-elles ainsi, père.

   Les yeux grands ouverts, Hugo observe la face ténébreuse de ce rêve, à qui il a fait don d'un corps de chair.

   — Un jour, elles le seront mon fils, je t'en fais la promesse.

   Ses mains sinuent sur ses formes, suivant les courbes serpentines, s'arrêtant sur les aspérités d'un grain de beauté, ou sur les rugosités d'une pilosité égarée.

   — Hyo-jin. Je ne fuirai plus. Es-tu ma femme, ma compagne ou celle qui œuvrera à mon achèvement ? Je ne sais pas. Je m'étais juré de ne jamais aimer, pourtant quand je te vis, alors même que n'émergeait de ta camisole de chair que ton œil ouvert, je sus que j'avais brisé ce serment, prêté plus de cent ans auparavant. Cent ans...

   Silencieuse, elle prend sa tête entre ses bras et la blottie contre sa poitrine. Ses cheveux viennent lui chatouiller les paupières ; il les chasse, les repoussant sur ses épaules dénudées, enserrant de plus belle son corps de félin contre lui.

   — Hugo, peu m'importe que tu n'appartiennes plus au monde des vivants, que ton existence fût celle d'un mort. Tu aimes et c'est bien là le véritable privilège des vivants, seul l'oubli est celui des morts.

   Un vent humide chatouillait son visage embrasé par les couleurs de l'aurore. Enfermée dans son cocon d'acier, les yeux fermés, c'était à peine s'il percevait le souffle ténu de sa respiration. Encore plongé dans un coma artificiel, il vérifiait de temps à autre sur le moniteur ses constantes vitales, cependant qu'à l'horizon le soleil le cédait aux ténèbres étoilées. Parfois, il surprenait des sautes dans les tracés lisses et alors il déplaçait avec une délicatesse extrême sa chrysalide de manière à ce qu'elle eût toujours la plus belle vue.

   — Un jour, vous réveillerez et de nouveau vous marcherez. Permettez ainsi que ce jour-là, je vous emmène ici et que je vous y chérisse, avait-il murmuré avant de la ramener à sa chambre d'isolement.

***

   Charenton, France, 2 mars 2067

   — Je ne comprends pas, Achille ? Que devais-je voir ? L'assassin ? Ou...

  Noir sur noir, fondu obscur, Achille le fixe. De ses yeux, il ne voit que les abysses ourlés de blancheur. Ses dents luisent dans la nuit, dévoilées par un sourire qui lui rappellerait presque celui d'un personnage de comics américain du siècle passé. Une main tendue vers son visage, il effleure ses lèvres du bout des doigts, puis descend le long de sa joue, de son cou, de son être.

    — Si ce n'était que lui... soupire Achille. Nos chers collègues de l'antiterrorisme auront tôt fait de remonter sa piste ; les masques de Rorschach ne se trouvent pas comme ça sous le sabot d'un cheval.

   Silencieux, Franz acquiesce. Pendant ce temps, le bras étiré, il se saisit de la télécommande puis, quelques manipulations plus tard, la silhouette floue d'un homme poussant devant lui un chariot, dont la figure s'agrandit démesurément. En parallèle, une autre s'affiche, mais à la place du technicien de surface, c'est celle d'un d'importance, en costume, dont le visage arbore la même absence.

   Dans sa poitrine, son cœur manque un battement. Comme lui, comme les siens de son espèce, à cheval sur deux mondes, ils échappent à la raison pure des mathématiques. Son instinct lui hurle un nom ; sa raison le rejette.

   — Qu'est-ce que... feint-il, avant de se raviser.

   En face de lui, Achille acquiesce.

   — Nous serons bientôt arrivés. Déjà, nous pouvons apercevoir le phare.

   Le doigt pointé vers l'horizon, il lui montre le minuscule point lumineux qui clignote dans la nuit ; Eilat.

   — Comment nous infiltrerons-nous ?

   — Vous aimez le poisson ?

   Une vague, un peu plus haute que les autres se fracassent tout à coup sur le flanc du bateau et balaient le pont ; échoué, un poisson aux écailles argentées se débat à la recherche d'un souffle qui n'est plus le sien. D'un pas hésitant, rendu difficile par le tangage violent, il s'en approche puis le saisit fermement entre ses mains. Saisie dans une soudaine tempête, leur embarcation semble comme prise de folie, mais tient bon. Entre ses doigts, il sent la bête qui se calme ; sa bouche ouverte aspire toujours le vide. Autour de lui, il lui semble que les flots se gonflent, que le vent forcit. Déchaînées les vagues s'abattent, scélérates, prêtes à l'emporter avec elles. Mais non, il n'en est rien, seul le roulis du navire, accompagné de la pluie, lui en donne l'illusion. Rendu au sabord, il lâche la créature qui, dès que la mer l'a engloutie, s'enfuit. Derrière lui, son compagnon, les mains accrochées au bastingage, le fixe d'un regard étrange, entre compassion et admiration.

   — Docteur ?

   Le visage humide, ses cheveux poivre et sel plaqués sur le crâne, il semble d'un coup vieilli de plusieurs décennies, malgré la jeunesse de ses traits ; un mince sourire étirait ses lèvres.

  — Je crois que je peux deviner votre question. Je pourrai vous rétorquer que cela ne vous concerne pas, mais je n'en ferai rien.

   Du haut de sa cabine, le capitaine les invite à le rejoindre ; dans un sourire entendu, Franz s'avance. Haut dans le ciel, les nuages se sont dissipés et laissent apparaître les rondeurs exquises d'une lune croissante. Derrière lui, son compagnon hésite ; sa main droite levée vers le ciel se referme en un poing rageur qui retombe le long de son corps.

  Mutique, Franz fixe Achille d'un regard plus dur qu'il ne le souhaiterait, car si l'un est bien, comme il en a la conviction, cet homme qu'il a accompagné dans sa croisade. Alors qui est l'autre ? Le professeur Marionni ?

   — En fait, je crois qu'il n'y a plus de surprise à présent, Achille. Maintenant que je t'ai révélé les secrets de notre espèce ?

   — Est-ce vous, docteur Totermann, que je vois sur ce film ? songe-t-il en son for intérieur.

  Dans sa poitrine, son cœur se déchire, non de colère, mais de peine, comme il revoit ses yeux si mélancoliques, presque saturniens ; un homme qui porterait sur ses épaules le poids de fautes immenses, un Atlas moderne.

   En face de lui, Achille soutient son regard.

   — Tu sembles troublé, chuchote Achille, comme il avance sa main vers son visage.

   — Sans doute est-ce toi, murmure-t-il cependant qu'il embrasse le creux de la paume qui se tend vers lui. Ou alors eux...

   Peut-il seulement lui confier ses secrets, la connaissance qu'il a de cet homme ? Mais plus encore, quel mystère se noue autour de lui et la mort du Professeur Marionni et de son étudiant Aditaya Saranuprabhandh ?

   — Docteur Totermann. Qui êtes-vous ? hurle Franz dans sa tête.

   Dans sa poitrine, son cœur se comprime.

   En fait, que désiraient-ils qu'il fût ? Un témoin, un spectateur, ou bien un acteur ?

   — Ngai ! Olopa ! appelle-t-il dans un souffle.

  Redevenu maître de lui-même, il fixe Achille d'un air grave, tandis qu'il repousse avec délicatesse sa main.

   — Que fait-on alors ? rétorque Franz. Rien ?

   — Rien... On garde ces découvertes pour nous ; nos collègues de l'antiterrorisme n'auront que les dernières visions de la victime. Je ne veux pas que l'on apprenne qu'il est possible de remonter plus de 30 secondes en arrière.

   En face de lui, Franz acquiesce. Impassible, il perçoit pourtant le soulagement dans le fond de ses prunelles.

  Mais il ne l'interrogera pas ; il préfère respecter son secret. Des larmes roulent le long de ses joues, puis s'écrasent sur les draps froissés.

   Des embryons détournés, des femmes fabriquées, des chimères égarées, des clones déifiés ; une humanité détraquée.

    — Vous désiriez la vérité à leur sujet, Achille ?

   Autour d'eux, les cadavres empilés et desséchés n'en finissent pas de les fixer de leurs grands yeux vides, jetés à la hâte comme l'aurait été n'importe quel déchet ménager. Appuyé sur l'épaule de son compagnon, Achille s'en approche de nouveau, non pour les examiner, mais pour les contempler. Troncs, têtes, membres, tous sont emmêlés en une involontaire sculpture de chair. Dans un grognement que lui arrache sa cheville meurtrie, il s'agenouille. Le bras tendu, il effleure du bout des doigts, la joue fanée de l'une d'entre elles ; sa peau à la texture d'un vieux cuir.

  — Achille ! Ce sont des déchets. Seulement... des déchets et comme tout déchet, on s'en débarrasse.

   Plongé dans la pénombre, le visage du capitaine Vrénillac n'est plus qu'un masque de rage et de furie, qui retombe bientôt. Las, il contemple son poing déjà meurtri, le mur défoncé dans sa frénésie aveugle.

   — Des déchets, répète-t-il, la voix gonflée d'un courroux retenu. Des putains de déchets.

   Soudain, les mots dans sa bouche se brisent, tandis qu'il s'agenouille à côté d'Achille. Le poing gauche fermé, taiseux, il caresse de sa main dextre les étranges poupées.

   — Je vais demander à l'équipe un renfort afin que nous les évacuions et que nous leur donnions une sépulture décente ; je connais fort bien l'imam de la mosquée de Madimbada ; c'est un ami sûr et de longue date.

  Sa main s'est arrêtée sur le visage de l'une d'entre elles. Froissé, son œil reflète une lumière devenue tout à coup trop pâle.

   — Depuis quand ? Depuis quand ai-je des soupçons ? se répète soudain Achille. Moi, l'IVR, ce mort, ce fantôme.

   Au fond de lui, sa voix se meurt ; les mots s'entrechoquent dans sa bouche ; les pensées se bousculent dans sa tête.

   — Sûrement... comme toi... songe-t-il. Longtemps... depuis ma naissance...

   Dans sa gorge, l'air se coupe, ses poumons ne se gonflent plus ; il étouffe, la fureur l'étouffe.

   — Achille ! Achille !

   Son nom ! Il l'entend, mais ne réagit pas. Hagard, le regard vide, ses doigts griffent l'air qui n'arrive plus.

   Les corps décharnés et momifiés sont là. Balancés sans ménagement, ils ont été oubliés.

   — Capitaine !

  Dans sa bouche, les syllabes d'entrechoquent, comme si elles avaient été des glaçons. Les mâchoires serrées, il entend ses dents grincer, cependant que des larmes amères de rage ruissellent le long de ses joues.

   — Capitaine, nous traquons des trafiquants d'êtres humains, mais nous demeurons impuissants, devant des êtres plus infâmes encore.

   Une main posée sur son épaule, il raffermit sa prise, avant de lui tendre une petite mallette

   — Rien de tout cela ne doit demeurer cacher. Achille, faites votre travail.

   Étonné, celui-ci le fixe un long moment, avant de reporter son attention sur le boîtier.

   — Que croyez-vous qu'il se passera lorsque les renforts arriveront ; ils nettoieront tout et nous pourrons seulement leur offrir une tombe digne de ce nom, dans le carré des anonymes, lui rétorque Vrénillac. Attention, ce que je viens de vous confier est ce qui se fait de mieux en la matière.

   — Mais...

   Un sourire entendu se dessine sur les lèvres de son supérieur.

   — Pensez-vous que je n'ai point pris mes précautions ?

  Complice, Achille, malgré la rage qui le consume lui aussi, se met à l'ouvrage. Professionnel, d'une voix monocorde, il énonce : nous sommes en présence des corps de treize femmes, d'âge semblable, mais d'ethnies différentes. En premier lieu, j'ai repéré deux sujets d'origine caucasienne, trois d'origine africaine, cinq sud-américaines et une africaine. Seul un examen plus approfondi me permettrait de les identifier correctement, mais je pencherai pour une origine sud asiatique. La mort remonte à plus de deux ans au moins ; seules d'autres analyses, plus poussées, pourraient le confirmer. Les corps ne présentent pas, après examen superficiel, de trauma. On peut donc exclure, a priori, une mort violente. Étant donné leur condition et leur état de conservation, je pencherai plutôt pour une mort par asphyxie, bien qu'aucune trace de lésions ne soit visible, ou par empoisonnement, ce qui serait compatible avec leur statut de bio-objet. Oui par empoisonnement, j'aperçois sur le sujet numéro quatre, d'infimes traces de piqûres au pli du coude. Nous procéderons donc également à une analyse toxicologique poussée avec prélèvement de tissus rénaux et hépatiques.

   Ses gestes sont précis, méthodiques ; le flash silencieux de l'appareil crépite. Les mains gantées, il examine avec soin les corps, sans toutefois les déplacer. À l'aide d'un trocart, il effectue ses biopsies, qu'il dépose ensuite avec soin dans des tubes emplis de paraffine.

  — Capitaine. Pensez-vous qu'il y aurait des pièces métalliques assez épaisses par ici ? J'apprécierais de pouvoir prendre quelques clichés X.

   D'un hochement de tête, celui-ci acquiesce.

   — Ce serait bien le diable, grogne-t-il comme sa main blessée le lance ; une large porte en acier sous le bras.

   — Franz, soupire-t-il. Pourquoi as-tu réintégré le corps de la police judiciaire ?


*Bashung : Madame Rêve

**Iggy Pop and the Stooges : I'm sick of you

Malade de traîner autour de ton appart'

Malade de ta mère et de ton père

Hé oui, Betsy

C'est triste, mais vrai

Maintenant je suis encore plus malade de toi

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