Chapitre 39 : Comme des Éclats d'Outremer

   « La vie ne songe qu'à se reposer le plus possible en attendant la mort. La vie ne songe qu'à mourir. »

Jacques Lacan, Séminaire

Puis-je encore me parer du nom d'homme, lorsque le mensonge nous sert de paravent et le déni comme défense contre notre propre aveuglement ? Je ne vieillis plus depuis longtemps ; un jour, mon horloge a cessé de battre et dans le miroir, chaque jour qui passe, je devine toujours le même visage. Posés sur la table de chevet, les carnets de feu le capitaine Walton.

Que ne les ai-je brûlés, plutôt que de les emporter ? Que ne me suis-je arraché les yeux, plutôt que d'y plonger le regard ?

À présent que le sort en est jeté, il est trop tard pour renoncer. Encore, il m'arrive d'entendre ses paroles : murmures indécents à mes oreilles. Aveuglé, je n'ai pas su voir la malédiction dans sa bénédiction. Désormais, que je penche la tête au-dehors, ce ne sont plus les imprécations et les vociférations des contremaîtres à l'encontre de la bête humaine, mais les hurlements et les stridulations des machines qui commandent à leurs extensions de chair. Alors, comme pour oublier, je ferme les yeux et respire les vapeurs chargées, saturées d'électricité.

Un enfant tient entre ses membres une écuelle ébréchée. Au fond, j'aperçois les restes séchés d'un bouillon de légumes, quelques miettes d'un pain noir et rassis. Agenouillé, je lui tends une main ; il me regarde sans comprendre. Ses prunelles jaunies et purulentes trahissent sa condition, ainsi que son agonie. Le poing serré, je me mords les lèvres pour ne point hurler. Pour un, dont je prendrai soin, combien d'autres mourront, combien d'autres rejoindront les cohortes innombrables de la faucheuse aux mains ivoires ? De dépit, je pose au creux de ses paumes une pomme et lui demande de venir demain à l'hospice avec le reste de sa famille. Trop lourde, elle lui glisse d'entre les doigts, trop faibles pour supporter son poids ; de justesse, je la rattrape. « Merci, monsieur » souffle-t-il d'une voix fluette. Je tente de lui rendre son sourire, tandis que je découpe le fruit en quartiers et les place dans son assiette. Avec lenteur, je le vois qui les porte à sa bouche, avant de les mâcher avec délicatesse, faute de plus de force pour les mordre avec entrain. Encore une fois, je lui fais mes recommandations, puis m'éloigne. Dans la ruelle, mes pas résonnent de manière étrange, comme s'ils étaient le fait d'un spectre.

Mais n'est-ce pas ce que je suis à présent ; une ombre parmi les vivants ?

Je croise un rémouleur dont le dos voûté croule sous le poids de sa meule de pierre, suivi d'un homme à la foulée pressée. J'hésite un instant, mais je me ravise ; aucun d'entre eux ne m'a prêté la moindre attention. Privé de mes atours, je ne suis rien d'autre qu'une silhouette parmi d'autres, un néant dans l'existence, un rouage dans la machine dont j'espère un jour être le grain de sable qui la ruinera.

Journal de H.F.

Le 19 septembre 1903


    New Singapor, Malaisie, 17 février 2067

   Soudain, un jet de vapeur jaillit du sol et emporte avec lui l'emballage graisseux d'une chaîne de restauration rapide. Happé par les brusques bourrasques, il s'envole, tournoie, glisse en direction du grand boulevard où s'agglutine une foule compacte. Dédaigneux, il lui tourne le dos, préférant s'avancer vers le véhicule qui stationne en contrebas ; un aéroglisseur dont la jupe affaissée s'étale sur la chaussée défoncée. Dans un léger bruit de chuintement de pneumatiques fatigués, une large porte s'ouvre et laisse entrevoir un intérieur lumineux, décoré avec goût, pendant qu'un escalier en acier chromé heurte le macadam crevassé. Arrivé à quelques pas de l'appareil, il s'arrête.

   En fond retentissent les notes chaotiques et métalliques d'un orgue à évents. D'un geste, il stoppe l'avancée de l'homme massif, engoncé dans un costume sombre bien trop serré pour lui. Les lèvres pincées, il observe la scène muette. Silhouettes embusquées, elles marchent d'un pas chaloupés, de ce pas, qu'il y a d'autres temps il aurait appelé celui d'un rockloub. Tapie dans un recoin obscur, leur cible à n'en point douter. Recroquevillé contre un amas de vieux cageots, il entend son souffle rauque, émaillé des sifflements de ses poumons fatigués. À l'ancienne, ils vont faire cela. Il sourit un instant, puis secoue la tête ; il s'en désintéresse.

   Entre les doigts, des éclats de métal luisent : des lames de rasoir, effilée, tranchante comme des scalpels diamantés. Elles jaillissent puis s'abattent, cependant qu'un corps s'affaisse dans un bruit mou, renversant les harasses empilées. Assis sur la banquette, la porte se referme doucement dans un chuintement de piston usé.

   — Où désirez-vous vous rendre, monsieur ? À la tour ?

   Le regard dans le vague, c'est à peine s'il distingue les traits de son cerbère, dissimulés derrière ses verres fumés. Le menton posé sur ses poings, il s'interroge : que peut bien voir un homme quand on superpose à sa vision une réalité transformée par la magie des chiffres et des données ? L'est-il encore seulement ?

   — Non, nous n'irons pas à la tour, souffle-t-il. Emmenez-nous plutôt vers la côte. Il y a si longtemps que je n'ai pas contemplé l'océan.

   Il étouffe un rire. En face de lui, le molosse hausse les épaules et obéit. Il ne lui posera aucune question ; il se contentera de transmettre ses désirs. L'océan, une mer organique, gonflée de pétrole et de tous ses dérivés, dans laquelle les poissons et autres espèces complexes ont, depuis des décennies, disparu.

    — Qu'est-ce donc, père ?

    La brise marine agite ses cheveux, tandis qu'une odeur tout à la fois piquante et métallique lui chatouille le nez ; il éternue. Étonné, il plonge sa main dans sa poche, dont il sort un épais mouchoir en lin, avant de l'appliquer sur son appendice humide. Au-dessus de leurs têtes, de grands oiseaux tournoient en poussant de lugubres hululements. Immenses, il lui semble que leurs ailes démesurées pourraient couvrir d'un bout à l'autre les terres du continent. Parfois, l'un d'entre eux se laisse tomber et fend la surface bleutée mouchetée d'écume blanche. Puis, il en rejaillit avec dans son long bec un poisson encore vivant qu'il achève d'engloutir.

    — Ce sont des albatros. Ils ne touchent terre que venu le temps de la nidification, ensuite ils élèvent leur petit dans les régions australes.

    Fasciné par l'étrange chorégraphie céleste, il ne quitte pas des yeux ces oiseaux, dont le vol paraît ne jamais vouloir prendre fin. Certains se disputent, d'autres se cherchent, la plupart semblent indifférents à leurs congénères, poussant, de temps à autre, de sinistres cris déchirants.

    — Pourquoi sommes-nous ici, père ?

    — Devrions-nous invoquer une raison particulière à notre présence en ces lieux ? lui rétorque-t-il. Ne pourrions-nous pas l'être pour notre seul plaisir ?

    La puanteur le saisit à la gorge. À côté de lui, le mercenaire en costume noir ne bronche pas ; ils se sont arrêtés le long de la jetée. Affaissé contre un pilier de béton à demi écroulé, sa jupe avachie, le glisseur ressemble à une bête malade. Las, il fixe un instant son cerbère, puis s'éloigne sans un mot. Lisses, sans aspérité, ses yeux glissent sur son visage glabre terminé par une épaisse chevelure qu'il a noué en un catogan.

    — Monsieur désire quelque chose ?

    Ces mots, il ne les a jamais prononcés. De ses lèvres scellées, aucun son ne s'est échappé et aucun ne s'en échappera jamais. Derrière ses lunettes fumées, ses prunelles roulent dans leurs orbites à l'affût du moindre mouvement suspect. Parfois, il s'interroge ; son regard se coule alors vers le ciel où plus jamais le soleil n'apparaît.

    — Non merci.

    Ces mots, ils sont siens, ils sont soufflés ; il a senti l'air expulsé passé sur sa langue, caressé son palais, chatouillé ses dents.

    — Je désire simplement marcher seul quelques instants.

    Que peut-il penser ? raisonne-t-il encore seulement ? À ces questions, il n'aura aucune réponse ; il ne le souhaite pas. Appuyé sur sa canne, il feint une claudication, alors qu'il chemine le long de la rampe bétonnée. Quelques pêcheurs – fous, sans doute – balancent leur ligne dans les flots mercuriels. Le regard vide, il fixe l'océan morne, au-dessus duquel volent des oiseaux dont les orbites reflètent les eaux mortes ; qu'ils sont loin les albatros et leurs cris perçants.

    Une vague le surprend, cependant que l'écume l'éclabousse ; ses lèvres ont un goût de sel.

    Il ferme les yeux.

*

    Charenton, France, 1er mars 2067

    Mes souhaits ? Mon souhait ? La forêt... Olopa... Ngai... les souvenirs, ils sont comme l'écume quand la mer reflue ; ils demeurent puis s'éclipsent.

    Sur le mur, une ombre fixe le vide. Ce regard, il ne le connaît que trop : celui d'un homme qui a vu trop de choses, vécu trop de choses. Blotti à côté de lui, Achille passe une main qui remonte le long de son échine, avant de déposer un baiser brûlant sur sa nuque.

    Accoudé sur le bastingage, le visage tourné vers les étoiles, il se souvient de lui-même, jeune fille. Une silhouette élégante l'attend. Son frac est impeccable, son pantalon sans pli et ses yeux sont vides ; il sourit. Main dans la main, ils cheminent sur un sentier forestier alors même, qu'à quelques mètres, la fête bat son plein. Mais elle sera de retour pour le bal, il le lui a promis.

    — À quoi pensez-vous ? murmure une voix dans son dos.

    — À des temps qui étaient autres.

    Les yeux baissés, il fixe ses mains devenues soudainement épaisses, malgré leur finesse encore visible ; ni tout à fait celle d'un homme, plus tout à fait celle d'une femme.

    — Les regrettez-vous ?

    Dans le ciel, des nuages paressent et engloutissent bientôt la lune, dont les reflets disparaissent peu à peu.

    — Je ne sais pas. Ils sont moi, même si je suis devenu autre. Les rejeter serait comme m'amputer.

  À côté de lui, son compagnon lui lance un regard presque jaloux, cependant qu'il lui semble apercevoir une larme perler au coin de son visage. Par pudeur, il se détourne ; au fond de sa poitrine, son cœur se serre.

    — Je vous envie Franz... Georges Sand a dit un jour : l'oubli est le véritable linceul des morts.

    Franz hausse un sourcil, mais n'ajoute mot ; en son esprit les paroles résonnent.

   Sur le mur, les images défilent, heurtées, saccadées à la manière des tout premiers films, lorsqu'une main, encore humaine, actionnait la manivelle.

    Les bras croisés sur le bastingage, son compagnon contemple à présent l'océan et les vagues étoiles qui s'y reflètent. Au loin, il aperçoit seulement l'horizon obscur, traversé par instant de quelque phare rougeoyant qui disparaît aussitôt. Pays promis, pays forteresse, encore mieux gardée que jadis la banque d'Angleterre, courtisé par les puissants ; quelle est loin l'utopie qui avait vu sa naissance ! D'une terre de paix, de partage et de prospérité, elle s'était peu à peu enfermée, forclose, décomposée jusqu'à devenir un état inexpugnable et paranoïaque.

    — Achille...

    — Moui... ronronne-t-il, une main sur sa poitrine.

   Il a envie de le repousser. À la place, il ferme les yeux ; dans son poitrail, son cœur sourde une douce et amère liqueur. Sur le mur, la figure figée d'un homme demeure ; ses prunelles, il le devine, sont un lit de douleur.

  — ¨Pourquoi te retiens-tu ? lui susurre-t-il à l'oreille, alors que ses doigts poursuivent une exploration plus profonde de son anatomie.

  Chair contre chair, Achille l'enlace de nouveau, l'enferme dans sa cage faite de rêves et de matière.

    — Vous désirez exaucer mes souhaits...

    Les mots meurent au bord de ses lèvres ; son compagnon lui a lâché la main.

   Muette, elle contemple le paysage qui l'entoure : des arbres aux branches noueuses surplombent sa vue, tandis qu'il lui semble percevoir le bruit d'un ruisseau. En face d'elle, l'homme se fend d'une profonde révérence, cependant qu'une musique douce et aérienne envahit petit à petit l'atmosphère, dont les notes, graves et mélancoliques, infusent peu à peu de leur nostalgie. De sa pipe s'échappe une fumée bleutée qui bientôt les enveloppe tous les deux. Redressée, elle aperçoit ses yeux qui brillent derrière ses verres teintés.

    — M'accorderas-tu cette danse, Nathalia ? lui susurre-t-il comme il s'avance vers elle d'un pas nonchalant ; ses hanches se balançant de droite puis de gauche, de gauche puis de droite.

  Sa voix, chaude, est semblable à une caresse, cependant qu'elle s'abandonne à ses bras immenses qui l'enlacent.

   — Et votre femme ? s'interroge-t-elle, comme elle est entraînée dans un tourbillon d'ombres et de lumières.

    Tout sourire, l'homme éclate de rire.

    — N'aie crainte, tout vient à point à qui sait se montrer patient. N'oublie pas qu'elle t'attendra de l'autre côté de la forêt. Ce n'est qu'à la condition que tu la traverses que nous pourrons alors exaucer tes souhaits, Nathalia.

   — Mes souhaits, soupire-t-elle d'une voix faible.

   — Oui ! Tes souhaits... affirme l'homme au chapeau, dont les pas s'accélèrent sans cesse.

   La tête posée au creux de son épaule, elle observe ce corps qui est le sien, ce corps qui pourrait être le sien.

   La tête rejetée en arrière, Franz pose sa nuque sur son épaule, puis dépose un baiser sur sa joue, cependant que son regard coule vers les veines saillantes de son cou. Détaché, il repousse l'être affamé qui lui fait face.

    — Pourquoi ? sourde la créature.

   Mais il ne répond pas ; un sourire extatique illumine sa figure.

   — Tu le sais, lui souffle-t-il.

   — Oui, soupire l'être, les yeux gonflés de larmes tristes et amères.

  Au loin, un feu gigantesque jaillit de la nuit, accompagné du lourd grondement des tambours. Perché dans les arbres, le jeune homme observait les mouvements dans l'obscurité. Par petits groupes, ils se dirigeaient vers le village où déjà les femmes, seulement habillées de leur pagne, la poitrine nue, s'avançaient. Leurs corps étaient comme secoués de spasmes, tandis que la cadence des frappes s'accélérait. Marchant autour du feu, leurs pieds fracassaient le sol et soulevaient une poussière ocre. À l'entrée, la foule s'agglutinait, avide, vorace ; un grondement naquit dans le fond de sa gorge, cependant que ses muscles roulaient sous sa tunique. Dans le lointain, le rythme des tambours devenait effrené et les femmes heurtaient de plus en plus vite, de plus en plus fort la terre, faisant donner le tonnerre. Autour d'elles, des formes s'éparpillaient puis s'asseyaient, seul l'un d'entre eux semblait hésiter et demeurait sur le seuil. Pourtant il renonça bientôt et les portes se refermèrent sur lui ; dans les arbres, une ombre pleurait.

    — Achille...

   Sous la peau, la vie, la pulsion, le sang qui circule, le cœur qui palpite.

   Sângele e viața, iar eu o am pe a mea. Sângele e cheia la cufărul încuiat al morții.1Telle était la devise d'un homme qui n'en était plus un. La bête est encore là, créature écorchée à qui il refuse de céder. Son mufle tendu vers sa figure, il avance une main en signe d'apaisement.

   — Toi aussi tu l'as reconnue ? murmure-t-il à son adresse.

   Un souffle brûlant jaillit de ses naseaux.

   — Oui, soupire-t-elle.

   Pourquoi ne l'a-t-il pas reconnue ce matin-là ?

   Soulagé, il fixe à présent le visage déstructuré du meurtrier, un homme à la mine composée de l'assemblage de milliers de visages.

  Et Achille ? Que sous-entendait-il par ces mots : « Moi, je suis remonté plusieurs heures en arrière, et même plus loin encore, jusqu'à le trouver. »

   Trouver qui ? Trouver quoi ? Lui ou quelqu'un d'autre ? Quelqu'un d'autre ?

   Tourmenté, Franz contemple Achille. Étendu contre lui, pris au piège d'une extase sans fin, il sourit.

   — Docteur Totermann, songe Franz, le poing serré contre sa poitrine, retenant les larmes qui débordent presque de ses yeux.

*

    Paris, France, 1er mars 2067

   Penché sur sa machine, une authentique Remington de 1945, ses doigts courent sur le clavier, cependant que résonne dans la pièce l'infernal staccato des tiges. Tac, tac, tac, font les lettres de métal lorsqu'elle frappe la feuille de papier. Tic, tic, tic, font les touches lorsqu'elles s'enfoncent. Par instant, il s'arrête ; c'est le chariot qui vient de sauter et il lui faut le ramener. En fond, couvert par les cliquetis agaçants de la mécanique, la voix de Bernie hurle :

Tu voudrais dialoguer sans renvoyer la balle,

Impossible d'avancer sans ton gilet pare-balle.

Tu voudrais donner des yeux à la justice

Impossible de violer cette femme pleine de vices2

  Indifférent, ses doigts frappent la mécanique. Il sait que le bruit des cliquetis agace son voisinage ; il s'en réjouit. Mais qui lira donc sa prose ? Le ministère ? Ses collègues ? Personne, et il s'en moque. Il y a trop longtemps qu'il s'est fondu dans les murs, jusqu'à en devenir invisible, ne se rappelant à leur bon souvenir que, lorsqu'hilares, ils s'en viennent le sortir de sa naphtaline et lui balancent un macchabée sur le plancher. Sa machine à écrire n'est qu'un plaisir comme un autre, une vengeance comme une autre, quand tout part à vau-l'eau.

   La pluie s'écrase, grosse, grasse, noire, de lourdes traînées gluantes filent le long du pare-brise que les balais de téflon ont toutes les difficultés à écarter. Un instant, il se prend à tourner la tête pour contempler la fosse béante qui a remplacé Vitry. Imbibées d'huile de roche, les terres brûlent encore, noyant la région dans des flots méphitiques et toxiques. À l'abri, derrière un dôme construit quelques années auparavant – déjà, il n'est plus que l'ombre de lui-même et der larges fissures laissent dégoûter les eaux irisées, irrémédiablement polluées – le triste spectacle se donne à voir. Mais non, il n'en fera rien, il se contentera, comme tous les autres, de passer son chemin. Les lèvres pincées, sa femme se concentre sur la route qui défile sous leurs yeux.

    — Bien sûr que je le savais, songe-t-il. Hélas, il est toujours trop tentant de vouloir déjouer le sort.

   Sur la machine, son index dérape et se coince entre les touches qui le pincent, comme pour le punir de sa vanité. Rêveur, il fixe le doigt dont l'extrémité rougie vire au violet puis au noir ; une lance de douleur fichée dans le doigt ; sur le papier, sa frappe s'est arrêtée net. Son regard glisse sur les caractères, minuscules, majuscules, des signes de ponctuation, plus rien ne possède de sens. Hagard, il tend une main vers la feuille ; il hésite. Du pouce, il en caresse le tranchant ; sous ses yeux, la tache rougie grandit, il sourit. Dans les airs, la boule froissée vole. Lente, elle décrit cette parabole si chère à Newton, puis s'écrase dans la vieille poubelle de fer. De l'autre côté de la porte, il entend les soupirs de soulagement ; il se retire. Son fauteuil repoussé en arrière, il tend le bras en direction du scanner dans lequel il y glisse la liasse.

   Toujours plus performant, toujours plus rapide, était-il vanté. Toujours aussi peu fiable, ajoute-t-il pour lui-même ; une feuille de papier s'est coincée. Las, il doit se lever, redresser ce corps désaxé. L'index appuyé sur un bouton, la mâchoire de plastique s'ouvre tandis que l'intruse s'échappe ; il recommence. Ses tapuscrits rassemblés, retenus par un trombone en métal, il les glisse dans une pochette, puis dans une enveloppe qu'il déposera en passant. Debout, il pousse un long soupir, comme il contemple les piles de documents étalés un peu plus loin.

   Pourquoi a-t-il mis son nez dedans ?

  Dépité, il secoue la tête puis entreprend de remettre en ordre son bureau. Un instant plus tard, derrière lui, dans un ultime spasme son ordinateur s'éteint, alors qu'il referme la porte. La clé dans la serrure, il écoute les cliquetis aigus du métal qui racle contre le mécanisme. Son Borsalino posé sur le crâne, un imperméable enfilé à la hâte, il s'engage dans le lugubre corridor, éclairé par quelques plafonniers à moitié hors d'usage ; une enveloppe entre les doigts, son porte-documents sous le bras, son parapluie sous l'autre. Les yeux baissés, il ne prête aucune attention aux silhouettes molles qui évoluent autour de lui, coursiers, stagiaires, brigadiers, ils se confondent tous dans une étrange marée humaine. Mécanique, il dépose son rapport au bureau du vaguemestre, qui lui fait signer le registre. Plongeur en eaux glacées, il retient son souffle et s'enfonce, toujours plus loin, toujours plus profond. Devant lui, deux panneaux de métal s'ouvrent : au plafond, une lumière chaotique chatoie. Il pense aux lucioles qui voletaient dans les environs de sa tombe, le pouce fiché dans un bouton jadis nacré, aujourd'hui incrusté de chiures de mouches. Dans un chuintement, les parois d'acier se referment. De l'autre côté, des formes s'agitent, se croisent, parfois échangent ; elles ne sont plus que les spectres amers d'une maison qui n'a plus de prestige que le nom : 36, quai des Orfèvres. Au-dessus de sa tête, les chiffres défilent, anonymes. De temps en temps, ils cessent et les portes s'ouvrent, mais personne n'entre ; il demeure solitaire. Entre ses doigts, son paquet glisse et vomit son contenu : deux cigarettes toujours intactes et une à demi fumée d'où s'échappe une odeur boisée. Las, il les ramasse. Dans le creux de sa paume, elles sont pareilles à leurs semblables, seulement des cylindres de papier, dans lesquels on aura introduit des herbes séchées.

   — Rez-de-chaussée, annonce une voix atone et déformée, cependant que les vantaux s'ouvrent, avec toute la précipitation qui leur est encore permise.

   Du coin de l'œil, il aperçoit l'officier de service et le salue d'un hochement de tête ; il y a bien longtemps que la main au chef a été abandonnée. Maussade, ou bien triste, il lui rend son adieu, en même temps qu'il lui fait signe de fermer son imperméable ; dehors, la pluie a redoublé de violence. Le col remonté jusqu'au menton, son chapeau dégouline d'une eau blafarde qui s'écrase sur les trottoirs défoncés. Mais alors qu'il s'apprête à ouvrir largement son parapluie, le bruit sourd d'une moto le prend au dépourvu. Derrière la visière fumée, une paire d'yeux nacrés l'observent, cependant que les siens se coulent le long du corps de sa propriétaire, soulignant ses courbes pleines, embrassant ses creux.

   — Viens, semble-t-elle lui souffler.

   Il fixe un instant son instrument, puis le replie.

   — Viens me chercher ce soir, lui avait-il glissé avant de s'éclipser ce matin.

  De l'eau s'infiltre dans le col de son vêtement, mais il s'en moque ; elle lui tend une combinaison.

Enfile-là !

  Les larmes aux yeux, il esquisse un sourire. Encore sous le porche, il la voit descendre de sa moto, puis le caler au pied des degrés. Le parapluie largement ouvert, il dépose ses affaires sous le siège qu'elle rabat aussi sec.

    — D'accord, acquiesce-t-il tandis qu'il se retire.

   Quelques minutes plus tard, il ressort un sac passé autour de son épaule ; en bas des marches, elle l'attend.

   — Saejin, murmure-t-il alors qu'il enfourche l'engin couleur nuit, comme ses bras s'enroulent autour de sa taille.

1: Le sang est la vie et je l'en ai fait mienne. Le sang est la clé qui enfermera la mort.

2 : Trust : Antisocial

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top