Chapitre 37 : Des Choses Humaines, si Humaines
« L'insensé reconnaissant sa folie est, en vérité, sage. Mais l'insensé qui se croit sage est vraiment fou. »
Bouddha
Folie ! Ce n'était que folie de ma part, mais la graine était là, enfouie dans le terreau de mon esprit et elle a grandi. Je sens ses racines qui plongent dans mon cœur, l'étreindre ; l'homme peut tuer le porteur, mais non l'idée. Poussée dans mes retranchements, j'avais cédé face à son désespoir. Bien sûr, je ne lui promettais rien, cependant que je savais qu'il n'en serait rien et que je la sauverai.
Je la revois, le visage aussi pâle que de la porcelaine, emmitouflée dans un large manteau de laine. Nous étions en plein été et, malgré la chaleur presque étouffante, ses lèvres avaient pris les couleurs de l'hiver, le sang figé dans ses veines. Dans sa poitrine, son cœur ne bat plus, ou si peu. Presque sans force, elle tendait vers moi sa dextre menue, tandis que sa mère pleurait toutes les larmes de son corps. Alors je me souviens, encore enfant rieuse, heureuse avec cette ombre qui, pareille à un voile obscur, l'enveloppait peu à peu. À côté d'elle, son père, les mains nouées me fixent d'un air suppliant. N'étais-je point savant émérite ? N'avais-je point expérimenté des thérapies audacieuses qui ont eu pour bénéfices de prolonger la vie d'organismes inférieurs et supérieurs ?
En mon sein, deux esprits s'affrontaient, deux facettes du même homme, le fou et le sage ; en fait deux noms pour une même personne. Depuis longtemps ma décision avait été prise. Ce voile ombrageux sur ses yeux, je l'avais vu et je n'ignorai rien de sa signification. Quatre ans, cinq ans tout au plus, la charmante enfant aurait-elle vécu. Aussi quand sa mère s'en vint me trouver, je conçus une joie féroce qui obscurcira à jamais mes pensées et altérera tout autant mon jugement.
« Sângele e viața, iar eu o am pe a mea. Sângele e cheia la cufărul încuiat al morții*. »
Ces mots me hantèrent longtemps. Et maintenant que j'en avais l'occasion, j'allais mettre en œuvre le fruit de mes recherches passées. Hélas, comment aurais-je pu deviner à quel avenir je la condamnais, alors même qu'elle serait ma condition ? Désormais que j'avais accepté ; il m'était impossible de reculer. À l'heure où le remords m'étreint, m'appartient-il encore d'interférer avec sa destinée, la sauver contre son gré ? Non ! Aujourd'hui, je puis l'affirmer, ce fut une erreur que d'avoir pris ma décision dans la confusion, sous le coup de mes émotions.
C'est ainsi que j'appris ce jour-là une cruelle leçon quand, ses yeux plongés dans les miens, elle me supplia de mettre un terme à sa vie.
« Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort », affirme Nietzsche dans le Crépuscule des Idoles. Alors qu'il en soit ainsi ! De la même manière que la petite clé dorée fut irrémédiablement tachée du sang de ses épouses défuntes, mes mains le sont désormais du sang de ma nièce. Par moi, elle surmonta sa maladie, par moi elle périt.
Un jour, peut-être me pardonnerai-je... peut-être.
Journal de H.F.
Le 27 juin 1901
Charenton-Le-Pont, France, 1er mars 2067
Le pays des Merveilles, un monde de vermeil ? Un pied engagé dans l'insubstantiel, elle avait franchi le seuil qui la séparait de l'irréel.
Sa peau sous ses lèvres a la saveur du rêve ; un rêve de chair et de fer. Corps contre corps, ses bras l'enlacent, ses mains le caressent, ses doigts l'explorent ; il en baise les phalanges. Passif, il ne se retourne même pas. Lascif, il rejette sa tête en arrière ; son regard croise celui de l'homme qui, ce soir, est son amant.
Depuis quand ?
— Pourquoi fais-tu cela ? murmure-t-il, cependant qu'il refrène sa nature véritable.
Mais son compagnon ne lui répond pas et l'embrasse, embrase ce corps froid qui est le sien. Les paupières closes, il oublie ses peurs, ses angoisses ; ses doutes, ses interrogations. Les mains agrippées aux pans de tissu, il aperçoit par l'embrasure son reflet fondu dans les cieux d'une ville tentaculaire.
— Tu ne devrais pas... soupire-t-il entre deux étreintes.
— Pourquoi ? ronronne soudain Achille, comme, tout sourire, il enlace de ses bras puissants, sa silhouette en apparence fragile. Sans doute attendais-je le moment, l'instant ? Deviner la faille, entrouvrir la porte...
Les mots d'Achille sont comme autant de ses bonbons délicieux que l'on dévore quand on est petit.
— Depuis quand Achille ?
Ses paroles sont un bruit, un souffle, un murmure traversé de spasmes et de respirations. Consommer l'actée, consumer l'âme ; enivré, Franz se laisse aller ; Achille ne répond pas.
— Est-ce que tu désires ?
Le dos cambré, les bras tendus, les mains agrippées à la tête du lit, il sent les coups redoubler, s'enchaîner, puissants, entraînant.
Dans le miroir, l'homme au chapeau claque ne montre aucun signe d'impatience
— Où est-ce le pays des merveilles ?
— Cela dépend, ronronne-t-il. Mais, si tu ne me suis pas, tu ne sauras pas.
Élégant, bel homme, son regard s'allume dans les ténèbres, derrière ses verres d'ocre et de lumière. En fond, la fête bat son plein, ses amis sont là-bas. Pourtant elle sent irrésistiblement attirée, attirée par cet homme aux yeux si étranges, si brillants qu'on les croirait faits d'argent.
— Est-ce que je vous connais ? l'interroge-t-elle, comme elle s'avance la main tendue vers la surface iridescente.
Derrière, il lui semble apercevoir une clairière, mais il y fait si sombre qu'elle ne saurait l'affirmer.
— Moi ? Non, s'esclaffe-t-il à demi-mot. Tu ne me connais pas, tu ne m'as jamais vu et pourtant tu me suivras, n'est-ce pas ; Nathalia.
Chair contre chair, sueurs mêlées, allongé sur le lit et dévêtu, Franz s'abîme dans la contemplation de l'obscurité. Dans son dos, des choses étranges ont jailli et l'enveloppe à présent. Étendu, près de lui, Achille l'observe depuis son demi-sommeil, un sourire aux lèvres. De l'index, il pointe sa veste jetée à la diable sur le dossier d'un vieux fauteuil en osier.
***
L'Haye-Les-Roses, France, 1er mars 2067
Dans la pièce, le jour se lève. Par les rideaux entrebâillés dardent les premiers rayons du soleil. Toujours enroulée dans les draps, la couverture rejetée à ses pieds, la figure paisible, Saejin dort encore. Assis sur le bord du lit, il caresse d'une main distraite le visage de la femme assoupie, repoussant une mèche qui lui cache les yeux. À son poignet, sa montre lui indique sept heures.
Depuis combien de temps n'a-t-il pas autant dormi ?
Aujourd'hui est un jour comme un autre, l'un de ces jours où l'on se lève et où l'on vaque à ses occupations. Dans une heure, il devrait être au bureau, lire les dernières conclusions d'Achille, le rapport que leur auront, peut-être, remis les services de l'antiterrorisme, à moins qu'ils ne fussent démis, plonger dans les archives, esquiver les coups et les pressions qui viendront d'en haut, car ils voudront jeter une lumière crue sur toutes les zones d'ombres. Rendu à sa famille, le corps d'Aditaya Saranuprabhandh a été renvoyé dans son Pakistan natif, où il a été inhumé selon les rites. Pensif, Max se penche sur la belle-de-nuit toujours endormie.
— Tu vas partir, soupire-t-elle, les paupières entrouvertes.
Silencieux, Max acquiesce ; sa main glissée dans la sienne. Ni regret ni tristesse dans son ton, seulement une affirmation. Des lèvres en rencontrent d'autres, le temps s'efface, un esprit s'égare, l'instant se grave.
— Viens me chercher ce soir. Je sortirai tard, quand il fera nuit noire.
Sur le pare-brise, les gouttes d'eau s'écrasent avec un bruit presque écœurant. Lourdes, grasses, poisseuses elles laissent derrière elle de larges empreintes noirâtres, que l'essuie-glace balaye avec difficulté. Dans le rétroviseur, il aperçoit une voiture qui déboîte, le clignotant enclenché au dernier moment ; il lève le pied de la pédale d'accélérateur. Autour de lui, le flot des images ralentit, alors que la berline le dépasse. Monstre chromé, habillé de gris, elle semble flotter au-dessus des eaux ruisselantes, cependant qu'elle n'en finit pas de s'allonger. Soudain, ce ne sont plus que deux taches carmin dans le lointain, tandis que file sous ses yeux une bande de motards, toutes sirènes hurlantes, dont les engins tracent dans l'écume bitumeuse un sillon liquide. Il peste ; à côté de lui, sa passagère lui jette un regard noir. Une pensée se forme dans son esprit, ses lèvres s'entrouvrent, puis se referment aussitôt ; il s'interroge. Pendant ce temps, les balais de téflon poursuivent, inlassables, leur inutile tâche, alors que s'accumulent sur la vitre les traînées noires.
Noir comme la nuit qui semble ne jamais vouloir finir, noir comme la ville consumée par la laideur et par le vice. Dans le ciel couleur plomb, le soleil se terre tandis que se déversent sur la cité les cataractes d'une eau grise et huileuse. Égarée sur sa table de travail, une enveloppe de papier kraft scellé à la cire a été déposée quelques heures plus tôt, alors qu'il était, le matin, dans les sous-sols occupés à compulser des archives âgées de plusieurs dizaines d'années. Appuyé contre le cadre de la fenêtre, il observe le non-être, les files de véhicules qui paressent dans les rues, les silhouettes aux faces crayeuses qui déambulent. Dernier bureau au fond à droite, au dernier étage de ce qui fut un jour un corps prestigieux. Punaisés aux murs, des portraits, des affiches de vieux films aux tons passés et délavés ; sur une étagère, une pile de vieilles bandes dessinées de science-fiction aux noms improbables : Loan Sloane, l'Incal, Métal Hurlant, Les aventures de Gazoline, Arzach, la Saison de la Coulœuvre, La Femme Piège, Le Piège Diabolique, Transperceneige, à côté d'anciennes galettes de vinyles dont les pochettes aux couleurs criardes lui rappellent celle d'une époque oubliée : le Power Flower. Les yeux dans le vague, il plonge la main dans la poche de son pantalon et en sort un vieux jeu de clés aux éclats mordorés. Entre ses doigts, le métal semble glacial alors même que les radiateurs cassés surchauffent. Négligent, un sourire las peint sur les lèvres, il marque un moment d'hésitation, puis s'avance vers la porte, avant d'enfoncer l'une des tiges d'acier dans la gâche de l'antique verrou ; pied de nez d'un temps oublié à un futur aseptisé ; son poing heurte le chambranle.
Devant ses yeux, la gueule noire du tunnel grossit, grandit de plus en plus, à mesure qu'elle avale le flot ininterrompu des véhicules anonymes. Dans l'habitacle, les haut-parleurs diffusent en sourdine une musique au rythme syncopé et entrecoupé.
— Pourquoi est-ce que tu ne desserres pas les dents ? Tu aurais pu faire preuve de plus de chaleur, tu ne crois pas.
Il eut pu. En effet, il aurait pu ; il n'y arrivait pas. Maladroit, il tentait chaque fois de se recomposer un masque plus aimable, mais ses traits s'affaissaient aussitôt et redevenaient ce qu'ils étaient, ceux d'un visage désabusé, sceptique, dont le sourire affiché n'était là que pour donner le change.
— Peut-être.
Mais les mots ne sortent pas. Concentré sur le défilement de l'asphalte, il garde le silence, comme se rapproche, toujours un peu plus menaçante, la béance vorace. Sur le pare-brise, les gouttes rebondissent, la pluie redouble d'intensité, noyant sous ses flots poisseux le paysage urbain. Au loin, il aperçoit la silhouette ombrageuse de la dame de fer, dont la pointe oscille avec violence. Bientôt, il ne la verra plus, elle cessera d'exister le temps d'une disparition.
— Qu'est-ce qui te déplaît ainsi ? insiste sa passagère.
Les paupières étrécies, il se souvient des techniciens baignés dans la lueur bleutée et glacée de la salle de fécondation, les yeux rivés sur leur microscope. Leurs gestes sont sûrs, précis ; mécaniques, désincarnés ; vie réifiée, vie artificialisée. Quelque chose se brise dans son cœur. Il sent le grain de sable qui entrave la bonne marche de sa routine, en même temps que le regard appuyé de cette dame aux prunelles d'acier. Devant lui, deux feux écarlates s'illuminent soudain. Ses pieds réagissent, son esprit non ; il écrase la pédale de frein. Contre sa poitrine, un ruban de fibre synthétique se tend et le heurte ; il a la respiration coupée. À côté de lui, une femme le foudroie du regard, ses lèvres s'ouvrent, un souffle mauvais en jaillit, tandis que son index pointe le véhicule encastré dans le rail de sécurité. Ventre à l'air, la tôle pliée, froissée, déstructurée, elle a glissé sur la chaussée détrempée.
La scène lui rappelle le nom d'une nouvelle : Crash. Le narrateur provoque la mort d'un homme dans un accident de voiture. Fasciné, il développe alors une obsession pour la tôle froissée. Approché par une communauté passionnée par la reconstitution d'accidents célèbres, afin d'assouvir leurs pulsions morbides ; il se voit initié à une nouvelle forme de sexualité : mariage de la violence, du désir et de la technologie.
Un flot blanc et vaporeux s'échappe d'un tuyau éventré, sur lequel viennent se fracasser les eaux glacées du firmament. Gelée par l'hydrogène liquéfié, la pluie se fige en mince rideau bleuté, percé par les gouttes nouvelles, cependant qu'il croît à mesure que le gaz s'enfuit.
— Je ne sais pas... murmure-t-il, étranger à ses propres paroles. Appelle ça l'instinct du flic.
— On en a déjà parlé !
Mais les mots ne l'atteignent pas. Enfin, il entend les sirènes hurlantes des pompiers et des ambulances. Autour d'eux, le temps s'est arrêté, la scène suspendue. Dans l'atmosphère, les molécules de dihydrogène achèvent de se disperser, sous les regards fascinés de ses spectateurs émerveillés, presque oublieux du danger.
Frénétique, sa main fouille dans sa poche jusqu'à sentir sous ses doigts un petit carré de papier buvard collé contre le tissu. La clé toujours enfoncée dans la serrure, il l'ôte avec une lenteur toute calculée. Le bout de métal à hauteur de son visage, il sourit cependant que sur sa langue l'acide diffuse dans sa circulation sanguine. Négligent, il se détourne ; personne n'ouvrira sa porte ; personne n'y frappera non plus. Il est, à la manière de ces antiques mannequins de cire, glissés derrière quelques méchantes verrières, une relique. Les pieds balancés sur son bureau, avachi dans son fauteuil, il s'est emparé de l'épaisse enveloppe en papier kraft. Déchirée, le sceau brisé, un lambeau de brun pend lamentablement.
À l'attention de l'Inspecteur Defrosse
Strictement confidentielle
Comme lui, Achille ressemble à une relique tout droit sortie d'un passé pas si éloigné. Penché en arrière, il tend le bras, puis l'index, qui enfonce le bouton noir d'une vielle platine déniché au marché aux puces de Saint-Ouen. Un casque posé sur les oreilles, la musique l'envahit, envolées fantastiques aux côtés d'un papillon aux ailes d'acier.
In a gadda da vida, honey
Don't you know that I'm loving you
In a gadda da vida, baby
Don't you know that I'll always be true*
— In a gadda da vida, fredonne-t-il, la tête toujours en arrière, les yeux fixés sur le plafond coloré par les flammes du levant. Bientôt, ses synapses se gorgeront des molécules d'acide lysergique et il délirera.
Balançant ses bras d'arrière en avant, il se redresse et s'empare du contenu de l'enveloppe : une liasse de documents reliés dans un carton couvert de poussière, d'entre lesquels s'échappe un petit cristal opalescent, de la taille d'une boîte d'allumettes.
Étendu sur la table en acier, le corps est dissimulé sous un drap blanc qui en détoure les formes. Translucide, il devine les sillons tracés dans la chair. À côté une scie à air comprimé attend qu'une main experte s'en vienne la manier. Plus loin, c'est un appareil photographique et son objectif achevé par une large bonnette en plastique, rangé dans un sac transparent. Posée dans un haricot en métal poli, une étrange bille noire brille dans la clarté crue des plafonniers. Un peu de sang coagulé accompagné d'éclats d'os forme une flaque brunâtre au fond du récipient.
— Tu crois que tu pourras en tirer quelque chose ?
La main gantée, il effleure du bout de l'index la boule inerte.
— Peut-être, lance-t-il. On ne sait jamais ; je suis plutôt doué pour faire parler les morts.
Le visage éclairé par les hoquets lumineux de son écran, Achille pianote à vive allure sur son clavier, le regard fixe.
You know that it would be untrue
You know that I would be a liar
If I was to say to you
Girl, we couldn't get much higher**
— Come on baby, light my fire. Come on baby, light my fire, fredonne Franz, tout en se déhanchant, les yeux tournés vers une boule à paillettes imaginaires.
Debout, il danse au rythme de l'orgue, cependant que ronronne le ventilateur d'un vieux rétroprojecteur, dont l'intérieur scintille. Projetées, les couleurs d'un fond d'écran s'affichent sur le mur : le bras tendu, épée au poing, une femme en tenue guerrière, chevauche un oiseau, aux yeux démesurés, qui plane au-dessus d'une cité en proie aux flammes. Quelques secondes plus tard, penché sur le bureau, sa souris à la main, il ouvre au hasard l'un des dossiers enregistrés dans le cristal. Un instant l'image de l'amazone tremble, puis disparaît. À la place apparaissent des choses féeriques et psychédéliques. Ombres blanches, lumière noire, les murs de l'institut défilent, silencieux, anonymes. À la manière de l'un de ses vieux films des années dix, 1910, une caméra folle observe des gens : les gestes sont saccadés, les contrastes saturés ; une silhouette aux contours flous se glisse dans le fond ; elle pousse devant elle un chariot. Invisible, comme toutes les personnes de sa condition, il ne lui a pas prêté attention, pas plus qu'elle ne le lui a rendu. Lente, elle s'avance dans un couloir situé à l'opposé, avant de s'éclipser. Fondu noir, la scène reprend quelques minutes plus tard – douze pour être exact, s'il s'en tient à l'annonce apparue quelques secondes en arrière – Max secoue la tête, navré, mais aussi amusé. Pendant ce temps, les images défilent de nouveau, muettes et anonymes, toutes semblables ; il ne se passe rien. En arrière-plan, les paysages changent : des couloirs, des cloisons nues, des portes couvertes d'affiches ou de graffitis, des plans de travail encombrés. Soudain, une ombre jaillit d'entre les murs, éphémère. C'est à peine s'il en aperçoit les contours comme la projection se trouble tout à coup, remplacée aussitôt par un agrandi grotesque et démesuré du visage entrevu. Déstructurée, torturée, la figure est un patchwork de têtes humaines ; un masque de Rorschach.
— Et merde, soupire Max, tandis qu'il griffonne quelques notes dans son carnet.
Au mur, les images se figent, clignotent un instant, puis disparaissent pour laisser place à une fenêtre, dans laquelle s'affiche une demi-douzaine de dossiers. Les yeux enténébrés, il contemple les nouvelles visions qui défilent.
Une neige grisâtre s'abat sur le pare-brise, que les essuie-glaces poussifs n'arrivent plus à balayer, collés qu'ils sont à la paroi vitrée. Dehors, le capitaine de la brigade d'intervention lance des ordres dans un mégaphone, pendant que des hommes en combinaison ignifugée isolante se faufilent en direction du véhicule accidenté. D'une main molle, il coupe le va-et-vient, devenu inutile, des tiges en caoutchouc synthétique. Nerveuse, sa femme se tord dans son siège alors qu'il lui semble sentir le froid envahir l'habitacle. Mais ce n'est qu'une hallucination, elle le sait, car ils sont bien trop loin du réservoir éventré, qui répand toujours son souffle de mort glacé autour de lui.
***
Évry, France, 7 mars 2067
Cette nuit, étrangement le fond de l'air est frais, presque trop en regard de la touffeur accablante de la journée. Vêtu d'un takakat indigo, il a ôté le taguelmoust qui lui couvre la tête ; en face, son compagnon en a fait autant. À l'horizon, il aperçoit les reflets de la lune dans la mer agitée par la brise nocturne, cependant que le ressac des flots sur la plage le berce.
— À quoi pensez-vous, Franz ?
Debout, celui-ci lui tourne le dos.
— Je ne sais pas ; peut-être la route empruntée... ce cheminement qui nous conduit tous deux ici... dans ce coin de désert perdu, sur une côte déchiquetée, attendant qu'un pêcheur s'en vienne nous chercher.
Soudain, le vent se lève et ébouriffe ses cheveux couleur jais. Silencieux, il se retourne ; dans ses yeux se reflètent les échos d'une vie dépassée, les visions d'un monde déjà oublié.
— Ou peut-être la réponse à la question que vous m'avez posée la veille, soupire-t-il, un sourire entendu sur les lèvres. Que ferai-je si j'avais l'éternité devant moi ? Je crois que je voyagerai. Non pour découvrir de nouvelles personnes, de nouveaux lieux, ou goûter de nouvelles saveurs, seulement pour regarder le sentier, observer les bas-côtés, tous ces instants qui filent sans raison aucune et que nous occultons. L'important n'est pas tant de se rendre d'un point à un autre, que le chemin que l'on emprunte pour l'accomplir. Sans doute un point de vue pas si différent du vôtre, docteur.
— Oui.
Ses joues se gonflent, puis se relâchent, expulsant cette affirmation comme il le ferait d'un corps étranger. Au loin, une minuscule silhouette se découpe, éclairée par la lune pleine, une felouque dont la voile enfle par instant, puis retombe. À son bord, il aperçoit l'ombre du pêcheur qui balance son filet dans l'océan. Qu'en remontera-t-il ? Du poisson ? Du poison ? Ou bien, l'une de ces jarres contenant un génie puni et colérique.
— Connaissez-vous la fable du pêcheur et du génie, Franz ?
Derrière lui, son compagnon acquiesce d'un hochement de tête.
— Pourquoi cette question ?
D'une main, il ramasse une poignée de sable fin et souffle dessus. Dispersés dans les airs, les grains s'envolent, emportés par les vents du large.
— Je ne sais pas. Je vois ce pêcheur, au loin sur sa felouque. Je l'imagine remontant à la surface un vase de cuivre, d'où s'échapperait un djinn qui, ayant ruminé sa vengeance, lui proposerait un marché qu'il ne saurait refuser, plutôt que de lui demander comment il souhaiterait mourir. Ensuite, au lieu de mourir, le pêcheur serait gardé en vie par le djinn afin que, chaque jour qui passe, il puisse contempler les conséquences de son choix, ou de ses errements.
Les yeux plissés, il fixe l'embarcation, immobile sur la ligne d'horizon.
Un chiffon entre les doigts, il passe un dernier coup sur le comptoir, dont la surface polie lui renvoie son reflet lisse. À sa gauche, Hyo-jin range les verres d'une main distraite ; ils n'ouvriront que dans deux heures.
— Pourquoi sommes-nous ici, Hugo ? Je pensais que tu aurais préféré t'éloigner quelque temps encore.
Son geste suspendu, il pose une main sur le frêle poignet de sa compagne.
— Peut-être pour ne pas oublier, Hyo-jin. Elles sont si nombreuses, hélas...
Sous la peau ; il sent ses muscles souples et puissants se tendre, cependant que des larmes roulent sur ses joues.
— Oui, soupire-t-elle.
— Mais tu n'es pas seul, Hugo. Ne l'oublie pas, ajoute-t-elle en déposant un baiser sur ses lèvres.
*Iron Butterfly : in a gada vida
Dans le jardin d'Éden, chérie
Ne sais-tu pas que je t'aime
Dans le jardin d'Éden, chérie
Ne sais tu pas que je serais toujours sincère
** The Doors : Light my fire
Tu sais que ce serait déloyal
Tu sais que je serais un menteur
Si je te disais
Chérie, on ne peut pas planer davantage
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