Chapitre 36 - Errance Prismatique
« Toute découverte de la science pure est subversive en puissance ; toute science doit parfois être traitée comme un ennemi possible. »
Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes
Regrettais-je ma décision ? Le devrais-je ?
Je l'ignore toujours, bien que je puisse encore lire la joie qui habite son regard ; ses yeux se plissent, ses joues se rident et elle rit.
Combien de temps encore ?
Un instant, j'oublie mon serment, les doutes qui me rongent, le monstre enfanté ; ce n'est qu'une enfant ; une simple enfant... J'ai toutes les raisons de me réjouir. Cependant...
À ce moment, ayant repoussé mon départ d'une semaine, ma sœur m'en fut gréée. Son accouchement, bien que douloureux, n'en fut pas moins rapide. De plus, il se révéla que sa fille était de bonne constitution. En effet quelques heures plus tard, elle tétait déjà goulûment le sein maternel. Cependant que son père, tout à sa joie, s'en courrait trouver une bouteille de fine champagne. Chemin faisant, nous échangeâmes nos réflexions sur l'avenir radieux qui, pensait-il, s'offrait à l'humanité et sur le nouveau siècle dont on entrevoyait peu à peu les contours. Dans les rues, notre course croisait parfois la route d'engins pétaradants et nauséabonds, qui cohabitaient avec les fiacres et autres charrettes à bœufs ou à cheval, ou encore ces fameux vélocipèdes, dont étaient si friandes ces dames, quand nous n'entendions pas les hurlements des trains à vapeur qui traversaient la ville ; le temps semblait désirer nous prendre de vitesse. Pour ma part, j'étais plus réservé, plus circonspect ; le progrès ne vaut que s'il est partagé par tous, avec intelligence et sagesse.
Hélas, je ne peux ignorer ces nouveaux dieux : résurrection de l'antique Moloch à qui la population sacrifiait ses enfants. De loin, j'apercevais leurs immenses cheminées de briques rouges, vomissant leurs flots obscurs et nauséabonds, détournés de nos quartiers par la grâce des vents dominants. Je les imaginais, gigantesques corps de métal et de bois qui broient les vivants entre leurs mâchoires, déchiquetées les terrés tout au fond des gueules noires. Traités par le mépris, ouvriers, ouvrières, enfants, ils n'ont que leur chair et leur être pour toute richesse, alors même que sans eux, ces corps sans âme demeureraient ce qu'ils sont : des choses mortes.
À notre retour, je la découvre entre ses bras, une petite fille qui se tortille gaiement, habillée à la manière d'une poupée de porcelaine ; elle en a le teint, mais non l'instinct. De dessous son chapeau de tulle, dépassent quelques mèches brunes qui glissent sur son front et la chatouille. J'entends toujours les trilles de ses babillements joyeux. Hélas, que ne pouvais-je deviner ce qui se produirait, après que j'eus entrevu le masque de la mort rouge qui obombrait déjà son délicat visage ? Personne n'aurait été en mesure de le découvrir ; les haruspices ont depuis longtemps disparu. Encore maintenant, que je tiens ma plume ; je tremble.
Combien de temps ?
Journal de H.F.
Le 13 avril 1901
***
Charenton-Le-Pont, France, 1er mars 2067
Pourquoi s'est-il relevé ? Pourquoi l'a-t-il contemplé, visage paisible dans la nuit ?
Maintenant détourné, il s'en est retourné à cette obscure clarté qui illumine sa figure au travers de la fenêtre. Instant figé, temps détricoté, dehors la nuit n'en finit pas de s'étirer. Dans la vitre, il observe son reflet : silhouette mince, visage glabre, vestige d'un autre soi. De l'index, il en détoure les contours ; seuls ses yeux sont demeurés intacts.
Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Est-ce une vertu ? Est-ce un vice ?
— Est-ce que tu as mal ?
Étendue dans une chaise longue à l'ombre d'un vieil albizia, dont les branches pleureuses lui bouchent la vue, elle tourne la tête vers celui qui l'interpelle.
— Je crois, coasse-t-elle, retenant de peu une quinte de toux douloureuse. La thérapie ne fait plus effet depuis plusieurs mois.
Elle tend devant elle un bras décharné constellé de taches brunâtres.
— C'est étrange de se voir ainsi, d'éprouver dans sa chair notre insignifiance face à l'infinité de la vie ; une vie qui se renouvelle sans cesse, invisible à nos yeux, jusqu'à ce que l'un d'entre eux ne nous la révèle. Nous n'avons jamais été les maîtres, alors même que d'autres se le réclament. N'est-ce pas paradoxal ?
Doucement, son bras retombe. Plié sur sa poitrine cachectique, elle effleure ses côtes saillantes du bout des doigts, avec l'envie de jouer comme d'un instrument.
— Est-ce que cela sera douloureux ?
Les poings resserrés autour du pommeau d'une canne en ébène, l'homme secoue la tête en signe de dénégation.
— Non ! Nous te plongerons dans un profond sommeil, puis tu voyageras dans le rêve au cours duquel tu accompliras ta métamorphose, tandis que moi et Olopa refaçonnerons ton corps ainsi que ton âme le désire.
Un faible sourire s'esquisse sur ses lèvres desséchées.
— J'ai longtemps repoussé ce moment. Vous aviez raison Ngai, la certitude ne s'acquiert que lorsque l'on arrive au bout de l'épreuve, peu importe la nature.
En retour, Ngai le lui rend, puis pose une main sur la sienne.
— Vous être prête, Nathalia ?
— Je crois...
Les yeux tournés vers l'horizon, elle contemple le soleil naissant. Les lèvres scellées, elle n'ose formuler sa requête.
— Que désires-tu, Nathalia ? Tes lèvres sont closes, mais ton regard raconte autre chose, bruisse soudain une voix jaillit d'une brume venue de nulle part.
Ombre vaporeuse, une silhouette s'avance depuis le bosquet.
— Olopa, souffle-t-elle, la voix troublée d'émotions.
La main tendue, elle la passe au milieu de sa chevelure devenue rare.
— Bonjour mon enfant.
Sa voix est semblable au murmure du vent dans les cimes des arbres, qui se balance à droite, à gauche, d'avant en arrière au gré des souffles souvent contraires. Plus haut encore, il y a le soleil, le soleil et son cortège de planètes.
— Je... je... je voudrai passer le reste de la journée sur la plage.
En face d'elle, Olopa lui sourit.
— Bien sûr, le temps n'est qu'une route infinie que l'on peut quitter à tout instant.
— Puis-je vous poser une dernière question, Ngai, Olopa ?
— Bien sûr, mon enfant, murmure-t-elle, comme elle prend place à côté d'elle. Mais il se peut que nous puissions te répondre.
— Pourquoi m'avoir choisi ?
Mystérieuses, les deux silhouettes le fixent de leurs yeux insensés.
— Ngai, Olopa, ne parlez pas si vous n'en avez pas le droit ! se reprend-il.
Pour toute réponse, Ngai lui souffle à la figure un peu de sable tandis qu'elle sent ses paupières devenir lourdes, comme si son âme glissait vers un voyage sans retour.
La plage, le crépuscule, la sensation étrange des crocs qui se plantent dans sa chair ; dans son esprit, les souvenirs défilent.
— Est-ce que vous avez mal ?
Un bandage serré à l'extrême lui comprime le torse. Ce qu'elle ressent est différent de la douleur, plutôt une oppression, un sentiment sourd et désagréable. Mais de souffrance, il n'en est pas question. À sa droite, elle aperçoit la tige métallique du pied à perfusion lui infusant le sérum qui la maintient en éveil, tandis qu'une dérivation file en direction d'un boîtier vert contenant une énorme seringue en polyéthylène ; de la morphine, ou du cannabis, suppose-t-elle. L'esprit encore plongé dans un brouillard épais, elle devine avec peine les traits de son interlocuteur, hormis ses lunettes avec leur improbable monture à écailles d'une autre époque. Une barbe noire fournie lui mange la moitié du visage. À côté de lui, une autre silhouette la fixe, sans doute un infirmier ou un interne ; étrangement, son allure lui rappelle la sienne. Dans sa poitrine, son cœur manque un battement, mais la machine ne s'aperçoit de rien, elle sait. Elle veut esquisser un sourire. Hélas, elle est sans force et ses chairs demeurent flasques. La tête lui tourne et ses paupières deviennent de plus en plus lourdes ; elle ne lutte plus, elle s'adonne à son amant ténébreux.
— Tu ne dors pas ?
Dans la pénombre, il distingue avec acuité les détours obscurs d'Achille. Appuyé sur le chambranle de la porte du salon, encore ensommeillé, ce dernier le détaille.
— Pourquoi ne vas-tu pas te recoucher ? Nous sommes encore en plein milieu de la nuit.
Un sourire las illumine un instant son visage sombre et creusé, puis s'efface ; il ne bouge pas. Sa silhouette se dissout presque dans les ténèbres. Troublé, peut-être l'est-il ? La tête posée au pli de son coude, il contemple le reflet dans la fenêtre.
— Cela vaut aussi pour toi, Franz, susurre-t-il d'un ton mi-ironique, mi-amusé.
— Tu as sans doute raison, soupire-t-il.
Dans la vitre, ses traits se confondent avec les contours de la ville ; il se donne l'impression d'être devenu un être de verre et de métal, à l'instar de ces punks, dont il ignore s'ils sont encore de chair et de sang, ou bien de cuivre et de silicium. Comme à regret, il attrape un morceau de l'étoffe et tire dessus ; le paysage n'est plus, son reflet non plus.
— Achille...
Mais les mots meurent au bord de ses lèvres, une chose s'est glissée sur son épaule, délicate, chaude ; il frissonne.
— Est-ce que tu m'aimes ?
Bête, elle regarde le garçon qui s'adresse ainsi à elle. Derrière ses lunettes, cerclées de métal doré, deux prunelles aux irisations couleur mer la fixent. Une main se referme sur sa taille, tandis que l'autre affermit sa prise sur son bras. Elle ne sait que dire. Bien sûr qu'elle se sent tout chose à son contact, son cœur bat plus fort, sa vue se trouble et son corps s'échauffe, mais ce ne sont que des sensations, non des émotions ou des sentiments. Seule la chair parle, non son âme. Recroquevillée sur elle-même, elle voudrait clore les yeux, oublier sa question, ne jamais lui répondre.
— Je...
Les mots se refusent à sortir ; elle préfère se taire, plutôt que de proférer un mensonge, et pose ses lèvres sur les siennes. Tendre, elle se laisse aller, malgré l'étrangeté de l'instant. Détachée, elle observe, spectatrice volontaire, les mouvements de son corps, du sien qui l'enlace ; ce jeu bizarre qui ressemble en tout point à un rite de passage. Des sens l'explorent, vue, toucher, goût, odorat, ouïe. Ainsi mise à nu, elle se donne l'impression d'être devenue une chose abstraite, presque une poupée de chair dont elle tirerait les fils. Les paupières closes, elle s'imprègne des sensations qui traversent son corps ; son corps ou bien le sien. Est-elle elle, ou bien lui ? Troublée, elle n'ose se l'avouer.
— Pourquoi est-ce que tu ne trouves pas le sommeil ? bruisse sa voix dans son oreille.
La main posée sur la surface rêche, il ne se retourne pas.
— Alors est-ce que ça vous a plu ?
À leurs pieds, le feu se meurt peu à peu. Sans répondre, il attrape quelques branches sèches, puis les jette dans les flammes avides qui s'élèvent aussitôt. Le regard fixe, il lève lentement la tête jusqu'à ce que ses yeux croisent ceux de l'homme assis en face de lui. Ainsi couvert de sable et de poussière, son visage ressemble à un masque de terre cuite rougi.
— Oui, souffle-t-il.
— Oui, ça l'était.
Un vent frais s'insinue entre ses épaisseurs et, malgré la chaleur qui a régné pendant la journée, il frissonne.
— Soupou Konkoie ?
— Soupou Konkoye, le corrige l'autre. Vous n'étiez pas loin.
— Sou-pou Kon-ko-ye, répète-t-il en déliant une à une les syllabes.
L'homme le regarde, amusé. Cependant, la lueur qui scintille au fond de ses prunelles ne saura le tromper.
— Il en reste un fond. Désirez-vous la finir ?
La louche en bois flotte au milieu des eaux troubles du bouillon, d'où s'élèvent encore quelques bulles écarlates, avant d'éclater en surface.
— Ce n'est pas de refus.
Dans le ciel, une lune rose et ronde les observe, benoîte. Par instant, il capture les reflets phosphorescents des bêtes sauvages de passage, cependant que leurs silhouettes apparaissent à la faveur des flammes. Un moment, il croit entendre des tambours qui résonneraient dans la savane, mais ce ne sont que les roulements d'un tonnerre lointain.
— Tenez !
Douce, grave, sa voix paraît empreinte d'une ancienne tristesse. Entre ses mains, il lui présente son assiette emplie de Soupou Konkoye. Un mince filet de fumée blanchâtre s'en échappe, avant d'être emporté par le souffle du Zéphyr. D'un hochement de tête, il le remercie, puis plonge sa cuillère dedans ; des morceaux de perche flottent à la surface, enrobée d'une étole épaisse d'épices.
— Je me rappelle, murmure-t-il. La Vallée de l'Afar, Dallol.
La tente est dressée et le feu agonisant ; seuls un minuscule filet de fumée et un tas de cendres et de roches calcinées en trahissent la présence. Posé à côté d'eux, un antique poste à batterie diffuse une vieille chanson qui le projette des années en arrière.
Parched land no desert sand, sun was just a dot
And a little bit of water goes a long way, 'cause it's hot
Three good buddies were laughing and smoking in the back
Of a rented ford
They couldn't know they weren't going far*
— Blue Oyster Cult ? Then came the last days of may ?
En face de lui, son compagnon opine du chef ; impressionné, il hausse un sourcil admiratif.
— En effet, enregistrement pirate de leur concert de 75.
Les paupières closes, il se laisse entraîner par les rythmes enivrants et fascinants de la chanson. Quel âge avait-elle ? 24 ou 25 ans... Pendant ce temps, le poste continue de déverser ce son ancien et inconnu dans la plaine désertique. Bercé par les accents psychédéliques, il en fredonne les paroles comme elles lui reviennent sans peine, mais cessent aussitôt.
— Docteur...
En fond, Éric Bloom poursuit ses vocalises, cependant qu'il ôte les verres qui dissimulent un regard mélancolique.
— Qu'est-ce que c'est Dallol ?
— Dallol ?
Derrière lui, Achille n'a pas bougé ; il lui enserre désormais sa taille. Les paupières mi-closes, il dérive au milieu de ses souvenirs.
— Dallol... le paradis et l'enfer réunis...
D'entre ses lèvres, s'échappe une voix grave, ancienne, lointaine, semblable à celle de celui qui l'a vu naître. Mutique, il trace dans le sable d'étranges arabesques, puis les efface du plat de la main cependant que le vent emporte les minuscules grains. Las, il redresse la tête, esquisse un pâle sourire teinté de tristesse.
— Excusez-moi, je ne vous ai pas répondu. Disons... que cela dépend de vous.
Dans ses yeux, se lit une profonde amertume, le poids d'une faute jamais pardonnée, mais aussi les crêtes déchiquetées, les ombres des cheminées de fée sculptées par les souffles infernaux, les échos d'un enfer aux allures de paradis. Le regard tourné vers le ciel, il contemple la voûte céleste traversée par une comète, dont la queue semble ne jamais vouloir s'achever.
— Qu'as-tu découvert ? murmure une voix à son oreille.
Sombre, rauque, de velours ; il caresse le visage de celui qui ainsi lui parle, cependant que des larmes roulent sur ses joues. Des lèvres se posent dans son cou et des frissons le secouent. Il veut dire non, mais sa raison l'en empêche ; il ne lui appartient pas de décider, lui qui a l'éternité comme horizon.
Le feu s'est assoupi, les braises refroidissent alors qu'un vent brûlant se lève tout à coup et emporte les cendres, qui s'envolent dans un nuage de blanc et d'argent.
— Que sont ces livres de comptes que j'ai volés, docteur Totermann ?
Rougies, ses prunelles s'illuminent soudain pour s'éteindre aussitôt, tandis qu'un sourire se dessine un bref instant sur ses lèvres couleur ivoire.
— Les avez-vous lus ?
Les yeux étrécis, Franz acquiesce d'un hochement de tête.
— Qu'est-ce que cela signifie, docteur Totermann ? insiste-t-il. Que sont ces naissances cachées ?
Silencieux, il ramasse, au creux de sa main, une poignée de sable, qu'il laisse filer entre ses doigts.
— De tout temps, l'homme envie son créateur, sa perfection, malgré les nombreuses mises en garde des mythes et des sages. Mais non, il nous fallait repousser toujours plus loin les limites de notre savoir-faire, nous prouver que nous étions nous-mêmes les ultimes créateurs.
À ses pieds, le monticule s'élève inexorablement à mesure qu'il rajoute du sable, puis s'effondre aussi soudainement qu'il s'était construit.
— Ces naissances cachées, comme vous les appelez, n'en sont pas, monsieur Caplon. J'entends par là que les enfants qui ont vu le monde dans cette clinique ne sont nés ni d'une mère ni d'un père.
— Que voulez-vous dire ? Ce sont des clones humains ?
La tête rejetée en arrière, le regard tourné vers la constellation de la lyre, il pousse un long soupir.
— Hélas, et vous me pardonnerez ces mots malheureux, si tel était le cas, il n'y aurait là rien d'extraordinaire.
De l'index, il trace un chemin parmi les étoiles, depuis la lyre jusqu'à Orphée, au destin si tragique, décapité par les ménades. Sur ses joues, des larmes dévalent sa peau ensablée et y creusent des sillons.
— Monsieur Caplon ?
Sa voix n'est plus qu'un murmure à peine audible.
— Que feriez-vous, si vous aviez l'éternité devant vous ? Seriez-vous enclin à goûter tous les aspects du monde, ou bien demeureriez-vous spectateur de son évolution, à moins que vous ne décidiez d'en être acteur ?
Les sourcils froncés, il fixe l'homme qui ainsi se perd dans la contemplation des constellations.
— C'est une bien étrange question, docteur Totermann.
Le regard de biais, ses lèvres s'étirent en un pâle sourire. En cet instant, il paraît avoir mille ans.
Contre sa chair, il sent la chaleur d'Achille, l'odeur musquée de sa peau contre la sienne, sa bouche qui se presse qui le cherche.
En a-t-il le droit ? Est-il acteur ou spectateur ?
Les deux à la fois...
Dans le ciel, la lune les observe, grosse, blanche, constellée de cratères qui sont tout autant de mers.
— Docteur... je vous retourne la question. Quelle serait votre place dans ce monde ?
Un voile obscurcit ses yeux, son sourire devient plus amer encore. Machinal, il balance une poignée de sable sur les braises, qui étouffe les dernières traces de leur feu.
— Peut-être chercherai-je un sens à ma vie ? Pourquoi la désirer, si chaque jour qui passe vous terrifie un peu plus, si chaque fois que vous ouvrez les yeux vous avez l'impression d'évoluer dans le même cauchemar ? J'ignore pourquoi je me confie ainsi à vous, Franz. Peut-être parce que vous êtes une ombre...
Vif, il plonge soudain la main dans l'une des poches intérieures de sa veste, puis en sort une flasque aux reflets argentés qu'il lui tend.
— Le souvenir d'une vie antérieure, murmure-t-il comme Franz hume, en fin connaisseur, les fragrances qui s'en échappent ; odeurs de sous-bois et de sapins.
— Qu'est-ce que c'est ? s'enquiert-il en la portant à ses lèvres.
Dans sa bouche, la liqueur l'enflamme, appelle en lui d'autres souvenirs ; soupirs.
— Achille...
— Pourquoi ?
Lové contre lui, ses mains lascives l'enserrent, l'enlacent.
Depuis quand ne l'a-t-il sentie ? Depuis quand n'a-t-il pas goûté la chair ?
— Qu'y a-t-il ?
La figure détournée, assis dans le canapé, les jambes croisées, il fixe un point médian par la fenêtre. Le bras replié, le poing glissé sous le menton, la lassitude souligne ses traits.
Pourquoi poser la question quand on connaît déjà la réponse ?
Pourquoi retenir quand tout file ?
— C'est pas toi... soupire-t-il.
Pourquoi mentir quand l'évidence se lit ?
— C'est moi... cherche pas, Franz. C'est moi... poursuit-il, comme il se relève, avant de déposer un baiser sur ses lèvres.
Mais le cœur n'y ait pas, alors Franz feint et lui rend son dessein. Seul ! ce soir, il dormira seul ; il le sait déjà.
Dans sa poitrine, son cœur s'embrase, s'emballe, l'excitation couvre son regard d'un voile d'écarlate. Ses bras s'étirent et ses doigts griffent le vide, alors même que sa nature se révèle, puis reflue.
— ... aller.
La voix d'Achille n'est plus qu'un murmure indistinct, un son mêlé de bruit, une respiration.
De loin, elle aperçoit la façade avec ses couleurs criardes qui s'ourlent d'orangé à cause du jour qui décline. Un peu plus, une foule peinturlurée, habillée de larges chemises pailletées et de pantalons pattes d'eph se presse devant l'entrée ouverte en grand, d'où s'échappent les accords saturés des Sex Pistols. Dans sa main, le timbre paraît minuscule ; carton barbouillé à l'effigie d'une starlette de dessin animé en noir et blanc.
— Qu'est-ce que tu attends ? Tu veux pas décoller ? marmonne une voix dans son dos.
Les yeux hagards, pleins d'images qui n'appartiennent qu'à lui, un géant hirsute, dont les cheveux lui tombent jusqu'au creux des reins, la contemple en souriant bêtement. À côté d'elle, Marion en a fait autant, coincée sur le bout de sa langue, un petit Jésus en sucre fond, cependant qu'infusent en elle les molécules d'acide lysergique. Déjà, elle n'est plus là. Ses bras s'agitent en une curieuse pantomime tandis que ses jambes suivent une musique en rien semblable aux rythmes effrénés balancés par les gigantesques baffles. Mais elle hésite toujours, comme si elle redoutait quelques révélations ; dans le creux de sa paume, Betty Boop danse le swing.
— Pourquoi tu ne viendrais pas avec moi, bébé ?
Tout sourire, un nègre, aussi grand qu'il est mince, lui tend la main. Posées sur son nez, d'immenses lunettes aux verres fumés dissimulent des yeux qu'elle devine phosphorescents. Vêtu d'un costume queue de pie, une canne en ébène dans l'autre membre, il est coiffé d'un élégant haut de forme. Piqué dans le ruban de soie, une plume de faisan dépasse largement.
— Et où m'emmèneriez-vous ? s'enquiert-elle ; Betty Boop n'est plus là, la danseuse aux bas de soie a disparu.
— Peut-être au pays des Merveilles. Qui sait ? lui rétorque-t-il d'un ton énigmatique.
Son sourire s'étire un peu plus et dévoile des dents blanches, dans lesquelles se reflètent les spots qui balayent les pistes de danse.
— Est-ce que je peux connaître votre nom ?
— Pourquoi le désirerais-tu, Nathalia ? Dis-moi.
Douce, éthérée, hypnotique, sa voix s'insinue dans son être, dans sa chair ; elle n'est plus elle, elle est lui.
— Parce que... je suis curieuse, ânonne-t-elle d'une voix pâteuse, avant d'éclater de rire.
— Alors, suis-moi, petite Nathalia... lui susurre l'étranger noir.
— Où çà ? réclame-t-elle, tandis qu'elle titube et manque de peu de rouler dans l'herbe folle.
— Je te l'ai dit, au pays des Merveilles.
Devant elle se dresse un miroir, le singulier nègre l'attend de l'autre côté, appuyé sur sa canne et le chapeau bas.
*Blue Oyster Cult : Then came the last day of may
Terre aride, désert sans sable, le soleil n'est qu'un point
Et un peu d'eau le long du chemin, parce qu'il fait chaud
Trois copains riaient et fumaient à l'arrière
D'une ford louée
Ils ne pouvaient pas savoir qu'ils n'iraient pas plus loin
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