Chapitre 34 : L'Ève Future

    « Si l'homme n'est pas conscient de ses propres limites, son intervention démesurée déchaînera un désordre dont il sera la première victime. »

Bernard Charbonneau, Totalitarisme industriel

Les journées passent. Sont-elles semblables ? Je l'ignore.

Dehors, un blanc manteau s'est emparé des faubourgs de Londres et de sa campagne. Puis-je m'en réjouir, lorsque grelottent dans leurs taudis ces misérables que la maréchaussée, autant que ces grands hommes méprisent ? À table, tandis que nos repas s'éternisent, que nos conversations s'épuisent en de vains sujets, je tente, du mieux qu'il m'est permis, d'afficher une mine satisfaite, malgré les tourments qui ne cessent d'agiter mon âme.

Si les premiers jours de mon séjour dans notre cottage, mon humeur maussade le céda à un abord plus joyeux plus convivial qui, hélas, s'est assombri fort vite, malgré mes efforts pour partager avec sincérité le bonheur de ma sœur, quant à son futur enfant.

Est-ce la honte qui me ronge ainsi ? La honte de vivre dans l'opulence et l'apparat du fait de notre bonne naissance ? Le remords de manger à satiété et plus encore, quand d'autres n'ont que de l'eau tirée de la pompe et du mauvais pain pour toute pitance ? La repentance, parce que je peux jouir de mon existence sans participer à la vie de la cité, sans partager le labeur ? Je pense à ces pêcheurs à qui j'ai promis d'investir dans leur projet de conserverie. S'il en est ainsi, alors je prendrai part à leur travail, à hauteur de mes savoirs, sans que je ne leur sois ni inférieur ni supérieur.

En fait, il me répugne de l'avouer, mais je ne me sens nullement à ma place ici. Mes réflexions sur la condition de nos contemporains les plus misérables, mes lectures fiévreuses des internationalistes, tout cela bouillonne en moi et m'éloigne, chaque jour, un peu plus de mon univers familial. Marx parle de la dictature du prolétariat qui, une fois qu'elle aura achevé la révolution communiste, devra s'effacer, car alors les ouvriers auront repris la main sur les moyens de production et s'autogéreront. Il doit en être de même pour cet être que je nomme prophète. Sitôt ses idées semées, il devra à son tour disparaître, son rôle sera d'emblaver, puis de sa dépouille, ainsi qu'il en fut du Christ, transformée en terreau fertile, germeront les arbres de la connaissance dont chaque homme et chaque femme s'emparera. Il ne sera qu'un guide qui entrouvrira le rideau des possibles, à l'humanité de s'en saisir.

Journal de H.F.

Le 29 décembre 1894

***

    Charenton-Le-Pont, France, 28 février 2067

    Toujours adossé au mur, Franz baisse la tête, puis s'avance de quelques pas en direction du canapé. D'un geste machinal, il approche sa main de l'extrémité incandescente. Sa peau grésille ; un peu de fumée âcre s'élève. Achille ne bouge pas, il ne bouge plus. Les yeux vitreux, il croit voir, mais il est aveugle. Penché sur sa nuque, il se vide ; bientôt ne demeura plus que son enveloppe dépourvue de vie. Avec amour, Franz abaisse ses paupières et pleure. Dans le creux de sa paume, le mégot achève de se tordre.

   — Tu vois, lui susurre une voix.

    Lovée contre lui, la présence s'enroule autour de son corps frissonnant. Dans le canapé, la tête renversée en arrière, Achille se meurt.

    — Souviens-toi, il arrivera un jour, où cette part d'ombre que tu nourris viendra s'abreuver à toi. Accepte-la, ne la repousse pas, ou alors elle te détruira.

    — Oui, je vois, murmure Franz. Pourquoi me montres-tu ça ?

    — Parce que tu dois savoir, lui chuchote la silhouette tandis qu'elle s'échappe.

    — Écoute-la, connais-la, mais n'oublie jamais qui tu es quand tu l'accueilleras, et tu la transcenderas.

    Dans l'appartement, le temps reprend sa marche, la présence s'est retirée. En fond, la chaîne passe la mazurka en do dièse mineur de Frédéric Chopin ; immobile Franz observe Achille.

    — Achille ?

    Un instant, ses paupières papillonnent, mais ne bouge pas.

    — Ah, soupire Franz qui se détache du mur. Il revient quelques secondes plus tard, une lourde couverture entre les bras, dont il enveloppe le dormeur. Debout devant la fenêtre, Franz contemple une nuit qui semble ne pas vouloir finir, percée des illusions humaines.

    — Bonne nuit, Achille, chuchote-t-il tandis qu'il s'éloigne, avant d'entrer dans sa chambre.

    Sans doute, demain sera un autre jour. D'un cadre, il retire le carton. Derrière, dissimulé dans une niche aménagée, il en tire une photographie déchirée aux couleurs passées qu'il pose sur sa table de nuit.

    — Docteur Totermann, ajoute-t-il dans un murmure.

    — Bonjour Professeur Weiner. Puis-je examiner vos papiers d'identité, ainsi que votre visa et votre permis de séjour ?

    Immobile face à l'œil électronique, la paume collée au terminal ; c'est à peine s'il sent la piqûre au bout du pouce. Pendant ce temps, l'opérateur compulse les données stockées sur ses serveurs.

    — Tout est en ordre ! Vous pouvez y aller, professeur. L'autocar vous attend à l'embarcadère E.

    L'homme s'incline, récupère les documents que le préposé lui tend, puis s'écarte sans mot dire, le visage impassible ; il est encore loin de sa destination.

    De sa poche, il en tire une autre, puis la place à côté.

    — Que deviens-tu, à présent, Saejin ?

    Par la fenêtre, il aperçoit un véhicule qui passe, toutes sirènes hurlantes, avant de se perdre dans le dédale obscur de la ville.

    — À quoi pensez-vous ?

    Mutique, la mâchoire serrée, appuyé contre le bastingage, il fixe l'horizon teinté de pourpre ; l'odeur du mauvais kérosène colle encore à ses habits, à moins que son nez trop sensible ne le trahisse.

    — Docteur Totermann...

    Mais il n'achève pas sa phrase, trop de fiel, trop de colère lui scelle les lèvres, il renonce ; sa main crispée autour d'une feuille de papier froissé.

    — Avez-vous jamais entendu parler du projet HGP2 : The Human Genome Synthesis Project ? Professeur... Weiner.

    Rageur, l'homme le fusille du regard, mais s'apaise aussitôt.

    — Pardon, je ne devrais pas m'emporter ainsi.

    À côté de lui, l'homme acquiesce.

    — Qu'est-ce que c'est ? se reprend-il.

    Violent, le vent manque de les arracher à leur précaire contemplation.

    — Un délire d'apprentis sorciers : la création d'un génome humain synthétique. Mais il fut rebaptisé HGP-write ; Testing Large Synthetic Genomes, soi-disant le premier aurait été trop ambitieux.

    Son interlocuteur étouffe un rire nerveux.

    — Trop ambitieux, dites-vous. Changer le nom, le fond demeure le même.

    Le dos contre le garde-fou, Totermann opine du chef.

    — La marchandisation du vivant, le rêve du contrôle total. Enfin, que l'on ait ou non créer de toute pièce un génome humain, puis dérivé une cellule fonctionnelle, par la suite un clone ; si tant est que tout cela fût possible. Aucune législation n'aura permis que l'on brevette l'humain né de cette folie.

    — Détrompez-vous, Franz. Comptez donc les espèces animales ou végétales brevetées ! Alors un humain ? Les choses ont été tournées de manière plus subtile, c'est tout. Tout n'est qu'une question de temps, après tout. Oui, de temps...

    Le bruit du moteur couvre leurs paroles, personne n'aura entendu de nom. Sombre, Franz fixe son compagnon. N'a-t-il pas compulsé des liasses et des liasses de documents, remonté des filières entières de traites d'êtres humains et de trafic biotechnologiques ? Doit-il vraiment s'en étonner, quand la course au profit est devenue la religion dominante ?

    — Enfin docteur, personne n'autoriserait à dépôt un brevet sur un humain, à moins que...

    Silencieux, Totermann soutient toujours son regard, le regard d'un homme qui a plongé dans le vide, qui a plongé dans l'abîme.

    — Oh si, car pour satisfaire le marché tout doit devenir possible, même l'impossible, murmure-t-il.

    Sa main amicale se pose sur son épaule. En d'autres temps, en d'autres circonstances, Franz l'aurait repoussée, mais pas cette fois ; car il voyait pour la seconde fois.

    — Combien sont-elles ?

    Le ton est sec, violent, comme ses prunelles sont dures, inflexibles.

    — Hélas...

    Le vent avale ses paroles, tandis que le soleil au couchant embrase l'horizon de ces couleurs d'automne.

    Soudain, le bruissement d'un pas sur le parquet le tire de son demi-sommeil. Enveloppé dans une large couverture, une silhouette patiente sur le seuil. Grands ouverts, ses yeux dardent un regard incandescent sur sa personne.

    — Tu n'as pas achevé ton récit, Scheherazade, susurre-t-elle.

    — Et tu t'es endormi, lui rétorque son écho.

    — En effet, mais est-ce une raison pour le laisser en suspens, ronronne la présence, comme elle s'avance dans la pièce en direction du lit.

    La main tendue vers le chevet, une douce lumière envahit tout à coup la chambre, éclairant soudain l'intrus. Redressé, Franz dévisage un long moment Achille, puis l'invite à s'asseoir, tout en lui indiquant une penderie où il trouverait de quoi se vêtir plus confortablement.

    — Franz, lance Achille alors qu'il se saisit d'un pyjama. Que contenaient donc ces documents ?

    Le visage fermé, Franz darde sur son compagnon un regard plein d'amertume, avant de pousser un profond soupir.

    — Des ordres de mission, mais ce n'était pas tout. Par inadvertance, j'avais copié d'autres fichiers sans rapport avec la demande de mon client. Toutefois, la lecture de ces simples courriers aurait suffi à sceller mon pacte avec lui. L'entreprise que j'avais cambriolée était une « start-up » israélienne spécialisée dans la vitrification des tissus biologiques à haute température, couverture parfaite pour le trafic international de gamètes et d'embryons. Avec ces seuls ordres de mission, un journaliste aurait décroché le prix Pulitzer, mais ça aurait été passé à côté d'autre chose : les noms des contractants ; les noms et les sommes. Je pense que cela te rappelle certaines événements, n'est-ce pas.

    Le bas du pyjama passé, le haut entre les bras, Achille acquiesce d'un hochement de tête.

    Achille achève leur examen superficiel. Ainsi que le lui a prédit le capitaine Vrénillac, il n'a trouvé ni empreinte palmaire, ni yeux, ni dents ; rien qui ne puisse permettre une quelconque identification.

    — Vous vous agitiez encore dans vos langes, Achille, et moi je bûchais mes examens de fin de cycle quand l'annonce fit l'effet d'un séisme dans l'actualité. En 2010, un groupe de chercheurs réunis autour du professeur Burch a fait le pari de synthétiser un génome humain entier en dix ans. Beaucoup s'étaient ri d'eux, mais d'autres, plus nombreux encore, s'étaient élevés vent debout contre un projet que rien n'aurait su justifier d'un point de vue médical ou éthique. Bien sûr, cela fut un échec retentissant, si retentissant qu'il en fut assourdissant. Alors il ne fut plus question que de synthétiser des chromosomes, mais le défi était lancé et certains, en secret, allaient le relever.

    — Mais ce n'était là que l'écume d'un océan nauséabond. Le monde peut mourir à petit feu quand l'argent est le nouveau dieu et l'accumulation son prophète, tout devient possible comme je le découvrirai. Ce n'était qu'une question d'années avant que quelqu'un ne brise le tabou ultime, de tentatives en tâtonnements. Tous savaient, tous feignaient ; personne ne désirait être le premier tout en le souhaitant, alors on usa de subterfuges, de demi-vérités et de manipulations, mais ni les guerres, les convulsions géoclimatiques, les épidémies n'en eurent raison ; certains avaient depuis longtemps fait sécession. Et moi qui évoluais dans les ombres, j'entendais les rumeurs bruire, frémir, sourdre ; je tâtais le pouls d'une société qui tentait de se prolonger, de surnager à la surface du chaos.

    — Quand en eus-je connaissance, Achille ? Dans quelles circonstances ? Je ne sais plus, tout était si confus, comme cela l'est encore d'une certaine manière aujourd'hui. Hélas, il n'y avait plus de religieux pour mettre à l'index les savants. Et quand bien même, leurs paroles n'avaient depuis bien longtemps plus aucun poids, dans le monde sans esprit surgi de la révolution industrielle. En fait, c'était là même le contraire, puisque nombre d'entre eux étaient accueillis avec les honneurs par Israël, avec le soutien tacite des évangélistes Washington et des néo-confucéens de Pékin. Cependant, ils ignoraient que l'Europe, que tous regardaient avec dédain, avait profité du désordre pour avancer ses pions, au point de devenir un partenaire privilégié de l'État d'Israël, plus encore que ses alliés historiques.

    — Sans doute, y avais-je ajouté ma touche. Car ne crois pas que ma métamorphose fut une mer de tranquillité. Je t'ai dit, il y a toujours un fond de vérité dans les mythes et chez les Ashantis, les asanbosams sont des créatures maléfiques, cruelles, vicieuses. Transformé en 1994, j'ai erré une quinzaine d'années avant de reprendre pied. Bien sûr, je n'avais pas perdu contact avec le milieu, puisque j'avais ouvert mon agence de détective privé. Je traversais des pays, des continents en quête d'un but qui m'échappait. Parfois, je perdais le contrôle de moi-même, alors je laissais derrière moi une traînée de désolation. En ces moments, je songeais à m'immoler, incapable que j'étais de me regarder en face. Mais il m'avait fait ce don, car il avait confiance en moi, aussi poursuivis-je ma marche. Enfin, je le rencontrais dans des contrées abandonnées du Japon suite à la catastrophe de Fukushima en 2011 ; la nature avait montré de quoi elle demeurait capable et avait condamné les hommes à s'exiler.

    — Voyez Achille, j'avais soutenu avec brio devant le jury mon mémoire, un boulevard s'ouvrait. Pourtant, je doutais ; je contemplais avec dégoût ces mots couchés sur ces pages blanches, reliées entre elles par une pièce de tissu. En cet instant, je crois que je l'aurais volontiers immolée, avant de partir et de disparaître. Au fond, c'est la route que j'ai choisie, puisque j'ai emprunté la carrière militaire. Toutefois, las du cynisme et de l'hypocrisie de nos gouvernements, je demandais à opérer sur les théâtres extérieurs, sous mandat onusien, la lutte contre le trafic d'êtres humains m'offrait un certificat de bonne conduite. Cependant, un jour, on me donna un ordre de mission très curieux : je devais accompagner un détachement qui s'occuperait de la sécurité d'un convoi diplomatique en partance de la France vers Israël. Je ne réfléchissais pas et obéissais, malgré les doutes qui m'assaillaient ; c'était en 2040.

    — J'ignore toujours tout des raisons qui avaient conduit mes pas jusque dans ces lieux de désolation. Sans doute était-ce une forme de pèlerinage, une pénitence ? Car je me recueillais dans le seul temple de Kannon encore debout. C'est en ce lieu que je le revis ; il n'avait pas changé, il était le même que dans mes souvenirs. Nous avons eu une longue discussion, puis il s'en est allé comme il était venu. Je suis demeuré quelque années sur ces terres infectées, partageant le temps d'une saison le sort des ouvriers du chantier de décontamination de la centrale. Mon contrat achevé, je retournais en Europe. Je laissais filer les mois, puis fermais ma boutique, pour réintégrer le corps de la police judiciaire, alors que le milieu n'avait jamais autant brui de rumeurs de toutes sortes. Je restai une dizaine d'années, puis je suis parti, écœuré par la soumission et l'obéissance aveugle, jusqu'à ma rencontre avec lui. En fait de rencontre, il cherchait à me recruter parce qu'il savait ce que j'étais, j'en suis désormais persuadé, car aucune autre personne n'aurait été en mesure de remplir cette mission. Non, personne... sinon lui et moi.

    — Nous devions conduire un groupe de civils à travers le désert de Néguev, du port d'Haiffa jusqu'à la ville de Dimona ; plus exactement la station militaire. Bien des rumeurs couraient sur cet ancien complexe nucléaire, reconverti depuis en centre de recherche médicale. Mais je n'y prêtais guère attention, car les dangers étaient multiples dans cette région et, bien qu'Israël fût l'un des pays les plus surveillés au monde, rien ne nous mettait à l'abri d'une attaque de rebelles ou de miliciens. Un soldat doit obéissance aux ordres, mais rien ne l'empêche d'observer, de recueillir et de penser sans s'en ouvrir. Affecté au corps de garde rapproché, je reconnus dans le minibus blindé qui nous transportait plusieurs des pontes de la biologie mondiale, quelques ministres, dont celui de la santé ; ce qui ne manqua pas de m'interroger. Pour autant, le plus étrange était à venir. Pour le malheur des personnes que j'accompagnais, j'étais polyglotte et, bien qu'ils s'exprimassent en hébreu, je pus saisir quelques bribes de leur conversation avec leurs homologues sur la terrasse du bâtiment. Une expression revenait, comme un leitmotiv : l'Ève Future.

    — Nous collaborions depuis maintenant presque cinq ans, collectant des preuves, remontant des filières pour mieux les démanteler. Hélas, pour une officine qui se fermait cinq autres rouvraient, mais chacune était un coup de plus donné à l'édifice. Cependant, nous n'abandonnions pas, nous étions tous deux habités par la même rage ; la rage du désespoir. C'est alors qu'un jour, il m'invita pour effectuer une randonnée dans le désert de l'Afar. Comment le décrire ; il est tout à la fois l'enfer et le paradis réunis ; des paysages aussi magnifiques que mortels. Nous avons ainsi remonté depuis la frontière érythréenne jusqu'au lac l'Abbé, avant de suivre le fleuve Aouache, en compagnie des tribus Afars qui font commerce de la potasse. Arrivés dans les plaines à hauteur du lac Gamari, nous nous sommes séparés. C'est là, sur les rives d'un autre lac, le lac Afambo, autour d'un feu de camp, qu'il me parla pour la première fois du projet Ève Future et de son aboutissement.

    — Bien plus tard, l'on m'affecta de nouveau au Moyen-Orient, une mission classée secret défense. Au cours de sa préparation revinrent des noms, des visages et des mots, des mots que j'avais gravés dans ma mémoire : Projet Ève Future. Habilité temporairement, j'ai alors mené une enquête sur ses personnes, sous couverture d'assurer leur sécurité. Bien sûr, je ne pouvais creuser plus loin sans me compromettre. Ma mission achevée, mes habilitations retirées, les filatures terminées, je suis retourné fréquenter les universités, surtout leurs bibliothèques. Rien n'était explicite, mais une fois les pièces assemblées, tout devenait limpide.

  — Quelle était l'origine du projet Ève Future ? Un simple constat, des embryons surnuméraires qui s'entassaient dans les congélateurs, des demandes d'ectogrossesses de plus en plus nombreuses, des promesses qui demeuraient à l'état de mirage, des finances publiques exsangues par des décennies de crise et d'application méthodique d'un modèle, des lois de bioéthiques toujours plus infâmes, des mafias toujours avides de plus de profit, des gens opportunistes. Tous les ingrédients étaient réunis.

    — Néanmoins, il fallait au début des cobayes, des choses dépourvues de statut, le temps que le projet arrive à maturité. Les lois étaient devenues bien trop lâches pour empêcher quoi que ce soit. Bien sûr, tout cela s'était mis en place, au nom de la science, du progrès, se maintenir dans la course, mais aussi découvrir, comprendre ; quand bien même l'intérêt serait pour le moins spécieux, grotesque même. Ainsi donc, petit à petit, on ouvrit de plus en plus largement la porte. Qu'allait donc devenir toutes ces choses entreposées dans de fûts d'azote liquide, sinon qu'elles seraient vouées à l'incinération, à la destruction, considérées comme des déchets biologiques. Où commence la vie ? Où finit-elle ? Je laisse cette interrogation aux philosophes. La véritable question serait plutôt où devions-nous nous arrêter. En fait, aurions-nous dû seulement commencer ?

    — Israël est le lieu le plus favorable alors pour que pareil projet puisse être mené ; les lois y étaient encore plus permissives que partout ailleurs dans le monde. C'est ainsi, dans l'ancien complexe de recherche atomique de Dimona, que vit le jour de la première génération de ces créatures appelées synthoïdes ; des femmes issues d'embryons surnuméraires qui furent élevées dans le seul but de servir de mère porteuse. Ensuite, elles furent améliorées dans le but d'augmenter le taux de réussite des implantations et de l'arrivée à terme des fœtus, comme on le ferait d'un programme quelconque ou d'une machine ; des machines humaines qui se reproduisent, dont les meilleures vitrifiées dans un premier temps, clonées par la suite. L'ecto-utérus n'a jamais été rien d'autre qu'un mirage, coûteux de surcroît.

   — Désormais, ce sont elles que nous contemplons là. Des femmes qui n'en sont pas, des femmes-machines sans identité, orphelines, propriétés de leurs créateurs, que l'on jette quand leur date arrive à expiration ; des synthoïdes qui, peut-être, un jour ont rêvé de moutons synthétiques.

***

    Clamart, France, 28 février 2067

    Étendu sur le lit, nu et sans défense, il pleure. Les larmes troublent sa vision. Une main au-dessus de lui, il découvre au travers de ses doigts écartés la figure pâle et illuminée de sa dame.

    — Hugo, si tu es Dante, alors je suis Béatrice. Pourtant, tu sembles cheminer à l'inverse. Depuis le paradis, tu n'as de cesse de t'enfoncer toujours plus profond dans les enfers. S'il en est ainsi, peut-être serait-ce à moi de venir et t'entraîner à ma suite, non vers un paradis qui ne serait qu'artifice, mais vers la vie. Non ton corps ou ton esprit, mais ton âme, Hugo ; Hugo Totermann. Mais est-ce là ton nom véritable ? Que sais-je de toi ? Tu me supplies, mais tu t'esquives. Tu m'invites, mais tu t'éclipses. Tu me convies, mais tu t'enfuis. Libère-toi de ces ombres qui t'entravent et confie-moi le fruit vénéneux de tes entrailles.

    — Hyo-jin, murmure-t-il d'une voix faible. Oui, je fuis, je m'esquive, je m'éclipse et je me réfugie dans les ombres pour ne plus voir, pour ne plus savoir.

    Les mains posées de part et d'autre de ses épaules, Hyo-jin se coule contre lui, écoute le cœur froid battre dans sa poitrine.

    — Qui es-tu, Hugo Totermann ? Ou plutôt devrais-je dire l'Homme Mort ? Pourquoi ? Dis-moi, soupire-t-elle en embrassant ses lèvres de chair.

    Baigné de la clarté de la lune, les corps vont et viennent, silhouettes découpées dans les ténèbres.

    — Pour moi, la vie n'est plus qu'une nuit sans fin ; une nuit qui ne connaîtra plus jamais de fin. Pourquoi ce nom ? Pourquoi Totermann ?

    Sa voix n'est plus qu'un souffle, infime murmure perdu dans l'obscur. Détaché de la chair de son amante, il se redresse et se tourne vers la fenêtre grande ouverte par laquelle s'engouffre le vent.

    — Un jour, comme je te l'ai confié, j'ai fait un serment. Hélas, aveuglé par mon orgueil, guidé par une âme damnée qui m'avait remis son secret, j'ai emprunté une voie que seul un fou, ou un homme ivre de vengeance oserait arpenter. Je désirai libérer l'humanité, mais je l'ai enchaîné. Zeus condamna Prométhée à avoir chaque jour le foie dévoré par un aigle. À l'image du titan qui souffre mille maux pour avoir volé le feu aux dieux, je suis condamné à vivre jusqu'à l'éternité dans le cauchemar que j'ai contribué à édifier. Quand je l'ai compris, j'ai pris ce nom : Totermann.

    Derrière lui, Hyo-jin enlace son corps de ses bras et frissonne.

    — Hugo, alors que tu me croyais dans le coma, mais sans doute l'étais-je, car cela ressemblait à un rêve, un nom m'a frappé.

    Entre ses lèvres, les mots se figent, coagulent, puis s'échappent.

    — Le tien, Hugo, Hugo Frankenstein, soupire-t-elle comme elle se glisse devant lui.

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