Chapitre 33 : Les Synthoïdes Rêvent-ils de Moutons Synthétiques
« Le temps ressemble à un hôte du grand monde, qui serre froidement la main à l'ami qui s'en va et qui, les bras étendus, embrasse le nouveau venu. »
William Shakespeare, Troïlus et Cressida
Alors que je devrais être en compagnie de ma sœur et de mon beau-frère, me voici qui erre à nouveau dans les ténèbres. J'ai fui leur présence bienvenue. Suis-je un lâche ? Peut-être. Et tout à l'heure, est-ce un ange que j'ai aperçu dans la rue ? Je crains que cette question ne demeure à jamais sans réponse. Eussé-je dû le revoir, que je ne saurai quoi faire !
En son domicile, ma sœur m'a reçu avec chaleur et j'en ai conçu une grande joie, malgré les doutes qui m'assaillaient. Je ne pouvais oublier son visage.
Où l'avais-je déjà vu ?
Soudain, sur le pas de la porte, alors que je m'apprêtais à pénétrer à l'intérieur, je me figeais de terreur. Il était deux figures qui se superposaient, le sien et celui d'une femme qui avait vu le jour dans les entrailles d'une certaine île des Orcades. Fou, je me précipitais dans la rue avec le fol espoir de la revoir. À plusieurs reprises, je manquais de choir, chaque fois que mes pieds glissaient dans la neige. Hélas, le jour se mourrait, l'obscurité étendait ses rets et je dus rebrousser chemin, bredouillant une vague excuse à mes hôtes. Dans le lointain, les falotiers étaient déjà à l'œuvre et illuminaient la nuit. Pourtant, je crus, l'espace d'un battement de cœur, apercevoir une figure pareille à la sienne. Mais non, ce n'était qu'une enfant égarée que sa mère, éplorée, appelait.
Toutefois, les agapes et l'annonce de la grossesse de ma sœur eurent bientôt raison de mon humeur maussade. En dessert, mon beau-frère nous servit un sabayon à la fine champagne, accompagné d'oranges en provenance de la lointaine Sicile. Mais alors que je le dégustais, me revenait en mémoire les visages hagards de tous les miséreux, qui hantent notre magnifique cité. Pâle, je prétextais une légère indisposition, avant de me retirer dans la chambre qui m'était allouée. À l'intérieur, l'obscurité était dense, seulement transpercé par la lueur mordorée d'une flammèche. Une petite fille m'attendait ; tout sourire. Dans ses doigts, elle tenait une allumette enflammée. Tiens ! semblait-elle me dire, comme elle étirait son bras vers moi ; je fermais les yeux. Quand je les rouvris, elle avait disparu, mais non l'odeur si caractéristique du bois calciné.
Enveloppé dans une épaisse robe de chambre, j'ouvrais alors en grand le double battant de la fenêtre et m'enivrait des faveurs de minuit. Au loin, j'apercevais la frontière entre nos mondes ; là où la lumière devenait rare, tout n'était que misère.
Dans ma main, je tenais l'une de ces allumettes à deux sous ; encore quelques secondes et la flamme me brûlerait les doigts.
Sângele e viața, iar eu o am pe a mea. Sângele e cheia la cufărul încuiat al morții.(1)
Journal de H.F.
Le 25 décembre 1894
***
L'Haye-Les-Roses, France, 28 février 2067
— Max ?
La voix rauque de Saejin résonne dans le silence de sa chambre. Plongé dans la pénombre, les poings brandis en l'air, il demeure immobile, telle une statue de cire.
— Qui vous a retrouvé ? marmonne-t-il dans l'obscurité.
Au travers des volets, les minces rayons de lumières d'une lune artificielle dessinent sur le mur d'étranges arabesques. Debout, Saejin coule la paume de sa main dans la clarté zébrée. Un à un, elle referme ses doigts, puis les rouvre.
— Qui ?
Sa voix n'est qu'un soupir ; un cri étouffé et douloureux.
— Ne parle pas, lui murmure Max, comme il se penche vers son bracelet, avant de le lui tendre.
Habillée de nuit, elle se glisse entre les fentes lumineuses, puis s'en empare. Sa main s'égare, s'attarde ; elle frissonne. Max n'a pas bougé, le bras toujours raide, la paume ouverte, il la fixe. Ses yeux ne sont plus que deux puits noirs dans un néant presque total.
— Est-ce que ma voix te serait désagréable ? s'enquiert-elle d'une voix de plus en plus faible.
Des larmes roulent sur les joues de son amant.
— Non ! rauque-t-il. Mais tu te fatigues ; elle est si belle.
Sa main toujours dans la sienne, elle hésite, puis se retire. À plat ventre sur le mur, le visage plongé dans la pénombre, elle esquisse un sourire.
Merci !
Puis se retourne, offrant au regard son corps dénudé de cette manière dessiné.
Max ?
Le mot s'illumine quelque part au milieu de la pièce. Même ainsi, peint seulement par quelque méchant mécanisme holographique, il en devine l'émotion, la pesanteur ; la saveur. Un instant, il hésite, puis s'avance. Mais elle l'arrête d'une geste, la paume de la main tendue vers lui, l'autre posée sur son sein.
J'ignore tout de la personne qui nous a retrouvés. Je me rappelle seulement un visage, son visage. C'était celui d'une femme qui n'en aurait pas été une. Mais surtout, il y avait son regard ; un regard si... bizarre... si... étranger...
Lent, Max s'avance. Sous ses pieds, la moquette étouffe le bruit de ses pas. Maintenant blottis l'un contre l'autre, tête contre tête, Max, les yeux ouverts, les mains posées à plat sur le mur, il respire le parfum de sa peau luisante. La nuit semble ne jamais finir, le temps ne coule plus, Saejin ne bouge plus.
— Quand était-ce ? chuchote-t-il.
Ses doigts s'égarent sur son visage. Du bout de l'index, il dessine les courbes de ses joues, s'attarde sur ses lèvres.
Quand ?
Ses paupières papillonnent, renvoyant les éclats de l'obscurité. Le visage tourné vers la fenêtre, elle contemple les ombres qui dansent par-derrière le volet. Dans les ténèbres, sa main mime le vol silencieux d'un papillon de nuit.
Quand ?
Cela me paraît si lointain et si proche à la fois
Ses doigts se plient puis se déploient, semblables à une araignée qui tisserait sa toile ; une fois, deux fois, puis un index.
J'avais vingt six ans. Enfin, c'est ce qu'il me confia.
Oui, vingt six ans... 2058
— Qu'est-ce que c'est, coasse-t-elle, tandis qu'elle découvre le bracelet que le médecin lui tend.
— Ne parlez pas tant, lui murmure-t-il. Vos cordes vocales ont été sévèrement brûlées par les fumées et j'ignore si jamais vous retrouverez votre voix ; de même que vos tympans, mais nous y avons déjà pourvu.
Le regard doux, il ressemble soudain au titan Atlas portant le poids du monde sur ses épaules. Derrière lui, une baie vitrée donne à voir un jardin d'automne, dont les tons fauves contrastent avec la blancheur austère de la pièce.
C'était l'automne. Je me rappelle encore des couleurs. C'était si beau. C'était la première fois que je découvrais le monde.
La main tendue devant elle, elle déploie de nouveau ses doigts et attrape le vide comme elle se saisirait d'un rêve.
Il m'a pris sous son aile, pas tout à fait un père, pas tout à fait une mère. Il était là pour moi, pour nous.
— Comment te sens-tu aujourd'hui ?
Assise dans un fauteuil sous une pergola couverte d'une glycine en fleurs, la jeune fille referme son livre et le pose à côté d'elle.
— Mieux je crois, coasse-t-elle.
Négligente, elle triture le bracelet passé à son poignet.
— Ne bouge pas ! lui enjoint-il comme il s'empare de sa main, avant d'examiner l'objet coupable.
— Voilà ! Fais donc un essai !
Comme... à
En face d'elle, l'homme hoche la tête. Un sourire triste se dessine sur ses lèvres ; il n'est pas seul, une autre personne est avec lui, en retrait. Elle tend une main vers son visage, mais renonce et la repose.
Max la lui prend ; elle est brûlante. Au-dessus de leur tête, les mots s'affolent, puis se calment.
Puis, un jour. Je me souviens, c'était le printemps, je venais d'avoir 27 ans. Les glycines étaient en fleurs et sentaient délicieusement bon. Je lui demandais pourquoi il m'avait appelée « petite fille ». Je me rappelle encore de ses larmes qui coulaient sur son visage, ensuite de ses mots et de ce nom : Pandore. Je trouvais cela beau comme nom : Pandore. Alors il m'a expliqué et, à mon tour, j'ai pleuré. Mon livre était souillé de ma tristesse, mais je n'ai pas fui, car je savais que je pouvais avoir confiance en lui, et puis il y a avait l'autre...
— L'autre ? Qui était-ce ? murmure Max, le regard perdu dans les ténèbres.
L'autre ?
Dans l'obscurité, les lettres mordorées tremblent.
— Est-ce que tu es fatiguée ? s'inquiète soudain Max.
Saejin secoue la tête.
— Les émotions, rauque-t-elle.
Oui, l'homme qui m'avait amenée. Il demeurait toujours en retrait, le visage dissimulé par les frondaisons ; je ne voyais que ses yeux.
Et toi, Max ? Qu'as-tu vu ce jour-là, la morgue ?
— Que vois-tu, Maximillien Defrosse ?
La voix grinçante d'Achille s'insinue dans son esprit, tel un serpent qui se loverait contre son cœur. Boum, boum, dans sa poitrine, l'organe ralentit au rythme d'un tambour imaginaire tandis que son cerveau, irrigué des molécules d'acide lysergique, perd le fil.
— J'ai vu une femme qui n'était pas à sa place.
Elle est en retard par rapport aux autres. Sans doute a-t-elle oublié quelque chose, car elle court pour les rattraper, alors qu'elles pénètrent dans une salle. Devant la porte, un homme, la mine sévère, les surveille du coin de l'œil. Arrivée à sa hauteur, raide, elle se penche en avant, puis entre à son tour.
— Quelle formation suivent-elles ? demande Max.
— Traumatisme et épigénétique. Le saviez-vous, monsieur Defrosse, mais notre patrimoine génétique ne contente pas de transmettre de génération en génération son programme, mais également ses expériences. Elles sont inscrites, non dans les gènes, mais dans le squelette de l'ADN et de ses protéines de structure, les histones : méthylation, sumoylation, acétylation, phosphorylation, ubiquitination.
Mais déjà il n'écoute plus ; ses oreilles bourdonnent.
— Pourquoi suis-je ici ? l'interroge-t-il.
Les enfants sont là, immobiles, le regard impassible. Sur le sol, étendu, froid, le visage de glace, il contemple le cadavre. Il a la même figure, la même allure, les mêmes yeux ; à côté de lui, un gros ballon bleu en caoutchouc avec deux poignées, en forme de tétines gonflées. En fond, une voix, la logorrhée d'une femme, qui semble ne pas vouloir connaître de fin. Derrière, une porte se referme.
— ... notre centre, en pointe en la matière, l'une de nos équipes a découvert à l'occasion de l'attentat de 38 que le geste même s'inscrivait dans l'épigénome, expliquant par là une part non négligeable de nos échecs.
La femme se tait, enfin.
— Ai-je répondu à toutes vos interrogations, monsieur Defrosse ?
— Je crois bien. Je vous remercie, marmonne-t-il, comme il étouffe la terreur qui l'emplit.
— Bien, susurre-t-elle. Je pense que nous allons pouvoir passer dans mon bureau à présent. Votre femme ne saurait tarder.
Il hoche la tête ; des taches colorées dansent dans ses yeux, le centre a disparu. À sa place, il y a un mur en faïence blanche et, dans un fauteuil, un homme à la mine négligée, un joint entre les doigts. De l'autre côté, alignés sur les tables en acier chromé, dissimulés par des draps immaculés, des corps mutilés.
— Suis-moi, Maximilien Defrosse, car il te faut voir à présent ; voir et comprendre.
Dans la chaise, la silhouette automate parle ; ses gestes sont saccadés, tout comme sa démarche lorsqu'il se lève.
— Est-ce que les synthoïdes rêvent aussi de moutons synthétiques ? murmure-t-il.
En face, l'automate lui sourit, un sourire mécanique lui aussi, puis fronce les sourcils.
— Où as-tu entendu ce mot ? lui demande-t-il.
— Je ne sais pas. Seulement, existe-t-il ?
Perdu, Max suit l'homme mécanique. Autour de lui, des femmes l'entourent ; elles sont mortes.
— Qui sommes-nous ? murmurent-elles.
— Je ne sais pas. Je ne détiens pas la réponse.
— Je suis désolé, ajoute-t-il comme il éclate en sanglots.
Alors une à une, elles font la ronde autour de lui, se penchent et le saluent.
— Plus tard...
— nous reviendrons...
— lorsque tu auras vu...
— la vérité.
Un visage le couvre, des doigts le caressent, le rêve s'efface. Agenouillé au pied du lit, il serre Saejin dans ses bras et pleure à chaudes larmes. Sa paume sur ses lèvres, il retient de justesse un haut-le-cœur, puis se précipite dans les toilettes. Un liquide vert et nauséabond s'échappe de sa bouche. Pâle, il contemple un instant le fond de la cuvette, pendant qu'il appuie sur le bouton d'évacuation ; l'eau gronde ; elle emporte avec elle les restes de sa pestilence. Dans le miroir, au-dessus du lavabo, une vision d'effroi lui fait face. Son visage n'est plus qu'une falaise de craie, dans laquelle un sculpteur fou aurait, à la force de son burin, détaillé ses traits. Appuyé sur les rebords, il sort de la minuscule salle d'eau en titubant. Sur le seuil, Saejin l'attend un verre à la main ; dans ses yeux se reflète l'image d'un homme qui a ouvert une porte sur les ténèbres. Silencieux, il s'en empare et le vide d'un trait. Il demeure un moment stoïque, puis la recrache dans le lavabo qui avale sans mot dire l'infâme breuvage.
— Max...
— Il y avait une femme ; l'une de tes sœurs, Saejin. Achille avait placé son corps à part des autres, car il savait ; il savait que je l'avais déjà rencontrée, murmure-t-il, les mains agrippées sur le rebord.
Sa voix est lointaine, détachée ; elle raconte des choses qui n'en sont pas, des noms, tronqués, sont prononcés ; ses sons, inarticulés, sont lancés ; des mots, inachevés, sont balancés.
— Les choses que tu vois n'existent pas, ainsi en a-t-il été décidé. Ils les ont incinérées, enfin le pensaient-ils puisque je les ai trompés. Hélas, il me faut me taire, sceller ce secret et toi aussi tu le devras, si tu ne veux pas te retrouver six pieds sous terre. Aucune trace, sinon des phrases de circonstances, ce qu'ils veulent entendre dans mon rapport.
Tout à coup, jailli de son fauteuil, il se précipite vers lui, géant à la figure noire, puis se penche à son oreille. De syllabes en paroles, la vérité lui est confiée. Pétrifié, il écoute sans comprendre, il contemple sans voir ; un seul mot franchit ses lèvres :
— Non...
Le géant le toise, ses yeux brillent dans la pénombre soudaine.
— Je me rappelle encore de ses paroles, infâmes, terribles. Des paroles que je n'ose encore prononcer, déclame-t-il d'une voix blanche.
Calme, Saejin s'est approchée, puis a murmuré au creux de son oreille.
***
Paris, France, 28 février 2067
Les yeux plongés dans ceux d'Achille, Franz reprend le fil de sa narration :
— C'était une gargote, où se réfugiaient tous les expats, le crépuscule entamé ; un lieu parfait pour ne pas dépareiller, aussi un nid d'espions et de contractants.
Son récit suspendu, un voile paraît obombrer son regard.
— Pourtant, au milieu de toute cette faune d'interlopes, je le reconnus de suite. Était-ce son allure si semblable aux autres ? Son regard si lointain ? Ses habits ? Je l'ignore. Je me suis seulement assis en face de lui. Longtemps, nous sommes demeurés silencieux, puis il m'a glissé un papier, avec griffonné dessus le nom d'une entreprise, dont une succursale se trouvait en Érythrée. Je devais y voler certains dossiers – un boulot tout à fait à ma portée – à la suite de quoi je le retrouverai à mon retour. Cependant, il avait ajouté une clause à mon contrat, une clause étrange.
Il fait chaud ce soir-là et l'atmosphère est saturée d'humidité. En fond, la radio diffuse le bulletin d'information ; il y a longtemps qu'il n'y prête plus attention. Affalé sur un tabouret de bar, les jambes croisées, il se figure un personnage sorti d'un mauvais polar de gare. Des affiches, par dizaines, sont punaisées sur les murs comme autant de trophées : homme ou femmes dénudées ou délurées, il y en a pour tous les goûts ; surtout mauvais, mauvais comme la bière qu'il boit en ce moment. En face de lui, un homme au regard fatigué, à la barbe entremêlée, lui tend une enveloppe jaunie.
— Vous acceptez ? Je sais que ce n'est pas le lieu le plus hospitalier de la terre et qu'il est également parmi les plus dangereux.
Le ton de sa voix est morne, las, dépourvu de la moindre étincelle de vie ; il hausse les épaules, peu lui importe. D'un geste vif, il entrouvre le pli et d'un coup d'œil estime l'épaisseur des coupures. D'un hochement de tête, il acquiesce, puis se lève. Mais l'homme l'arrête ; au fond de ses prunelles brille une lueur inhabituelle.
— J'ai encore une condition. Quand vous aurez retrouvé ce que je vous ai demandé, prenez le temps d'en examiner le contenu. Seulement alors vous reviendrez me voir, ajoute-t-il d'un ton lugubre.
Silencieux, il se contente de le fixer avant de s'en aller ; le prochain vol pour Assab décolle dans cinq heures.
— Et c'est là que tu as découvert la vérité à leur sujet, dans ces fameux documents que tu avais volés, murmure Achille.
Rêveur, Franz tourne sa tête vers son compagnon, un étrange sourire sur les lèvres.
— Non... Mais ce que j'ai vu a scellé ma collaboration avec lui, Herr Totermann, jusqu'à ce qu'un jour il disparaisse, comme évaporé de la surface de la Terre.
— Mort ?
Franz secoue la tête.
— Cela m'étonnerait...
Grave, Achille le dévisage. Avec des gestes d'automate, il s'empare d'une cigarette dans le paquet posé à côté de lui et l'allume. En cet instant, la flamme jaune du briquet devient le centre de son attention.
— À quoi songes-tu, Achille ?
Sévères, ses yeux fixent le point lumineux qu'est devenue l'extrémité incandescente de sa cigarette. Porté à ses lèvres, il tire longuement dessus, puis recrache un jet de fumée bleutée qui monte aussitôt vers le plafond.
— À cette mission, Franz... Cette putain de mission.
La chute est rude. Fort heureusement, elle est amortie par une pile de draps moisis qui se déchirent sous son poids.
— Achille ! Vous m'entendez, Achille ? lui crie une voix au-dessus de sa tête, tandis qu'une lampe torche l'éblouit.
Le bras levé, il agite la main en signe d'apaisement ; la lampe se retire tandis que lui parviennent des bruits de chutes de pierres, suivis de grognements.
— Auriez-vous croisé un chat noir ou brisé un miroir, il y a peu Achille. ? l'interroge à brûle-pourpoint son supérieur, qui ne peut retenir un sourire.
— Pas à ma connaissance. Mais ne sentez-vous pas comme une odeur de renfermé ? C'est étrange, car l'atmosphère me semble sèche.
La torche à la main, le capitaine Vrénillac balaye la pièce. Dans le fond, amoncelées, entassées les unes sur les autres, plusieurs silhouettes, semblables à des mannequins, contemplent l'obscurité.
— Qu'est-ce que...
Mais il n'achève pas sa phrase ; sa torche se fracasse sur le sol nu.
— Achille !
— Capitaine !
Mais le son de sa voix se perd dans l'instant. Ralenti, le poing se referme, se fracasse ; le mur en pierre gémit sous l'impact.
— Achille ! Je vous jure que je ferai la peau à ses salopards ! gronde-t-il. J'espère me tromper, pourtant... Ah... Cette pièce n'a pas été ouverte depuis des années ; nul doute que ces mafieux de bas étage, à qui nous avons eu à faire, n'en ont jamais eu connaissance, pas plus qu'ils n'ont su voir la valeur de ce que contenait le coffre.
Appuyé sur les gravats, Achille s'avance comme il peut vers la vision de cauchemar. Nus, desséchés, des corps de femmes ont été balancés dans un coin.
— Qui sont-elles ? murmure-t-il, comme il les examine à la recherche de quelques indices pour les identifier.
— Encore une fois, j'ai l'espoir de me tromper, même si je crois la chose vaine.
Sur le mur s'étale une tache écarlate. Molle, sa main pend le long de sa hanche.
— Des Pandores, Achille. Voilà ce qu'elles sont. Comme dans le mythe, elles ont été créées, non par des dieux, mais par des démiurges, pour qui la science n'est qu'un instrument de puissance et de pouvoir.
— Des Pandores ?
— Lui aussi a utilisé ce mot, pardon ce nom : Pandore. J'étais revenu de ma mission, réalisé sans beaucoup de difficultés, sinon un gardien trop curieux, dont j'ai, hélas, donné le corps en pâture aux requins de la mer Rouge ; ce n'était pas là mon premier pêché.
Mutique, Achille relève la phrase, mais n'ajoute rien.
— Inutile de vous acharner, Achille. Vous ne trouverez rien qui nous permette de les identifier, si elles sont bien ce que je pense.
Penché sur les corps, une lampe à la main, Achille retourne une à une les mains, examine les visages et les bouches.
— Laissez-moi deviner, elles n'ont ni empreintes ni dents, encore moins d'yeux. Vous pourriez bien procéder à des relevés biologiques, vous ne retrouveriez rien dans les bases de données, aussi contestables soient-elles. Achille, si ces femmes sont des synthoïdes, mais je préfère les appeler Pandore, alors elles n'existent pas.
— Que voulez-vous dire, capitaine ? s'enquiert Achille d'une voix blanche, toujours occuper à les examiner.
Il hausse les épaules :
— Rien de plus que ce que je n'ai dit, Achille. Elles ont été créées dans des boîtes de pétri, de la même manière, ou presque, que l'on synthétise la viande dans des bioréacteurs aujourd'hui.
Debout, il se penche, puis ramasse sa torche. Dans le faisceau, les corps ressemblent à des poupées de terre d'ocre calciné.
— Et puisque nous sommes seuls au cœur de ce dédale, je n'ai aucune raison de me taire. L'équipe ne sera pas là avant deux bonnes heures ; le temps de tout déblayer et de tout consolider. Nous n'aurons qu'à empiler quelques-uns de ses matelas pour nous confectionner des sièges. Qu'en pensez-vous, Achille ?
Les yeux étrécis, Achille fixe son supérieur.
— Quelle ironie, Achille ! Je venais d'ouvrir la boîte de Pandore et même s'il a aujourd'hui disparu, il me hante encore... Docteur Totermann...
Songeur, Franz contemple un instant le plafond et son lustre qui lui renvoie les rayons de lune.
— Pardon, je m'égare encore. Mais cette histoire est comme une pelote de laine qui serait composée d'un nombre innombrable de brins, tires-en un et tu ignores quel écheveau tu dévideras. Au fond, il ne m'a pas seulement permis d'accomplir une œuvre de justice, il m'a également m'a offert une rédemption, en tournant le dos à mes pêchés passés...
— Ah... Mes pêchés passés, répète-t-il dans le vide, avec les ombres pour seules spectatrices.
1 : Le sang est la vie et je l'en ai fait mienne. Le sang est la clé qui enfermera la mort.
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