Chapitre 32 : L'Ombre d'un Homme Mort

    « Si la science un jour règne seule, les hommes crédules n'auront plus que des crédulités scientifiques. »

    Anatole France, L'Hypnotisme dans la littérature

Londres est sous la neige ; un épais manteau blanc recouvre la ville, mais ce n'est pas lui qui me réchauffera le cœur, encore moins celui des miséreux qui ont envahi les rues. Déjà à la gare de King's Cross, ils sont innombrables ; certains se faufilent entre les gens à la recherche de quelque aumône ou d'un peu de nourriture qu'une main généreuse leur octroierait, quand d'autres jouent les tire-laine. En fait, personne ne les voit, ou alors seulement pour leur intimer l'ordre de déguerpir et de ne plus importuner les bonnes gens. À côté de moi, mon beau-frère se fraie, comme il peut, un chemin au travers de la foule agglutinée, ne manquant jamais une occasion de donner à tâter de sa canne à l'un de ces petits gavroche, comme l'on dit dans la langue de Molière. Parfois, je me surprends à tendre le bras vers lui pour l'arrêter dans son élan, mais je renonce chaque fois. La peur, la lâcheté... le jugement ? J'ai honte. Dans la rue, la cohue, les gens se pressent, se bousculent, se disputent. En cet instant, je me surprends à regretter ma venue ; le calme me manque, mon île avec ses oiseaux, qui crient dans le ciel, et ses tempêtes qui se fracassent sur ses rives. Soudain, je l'aperçois, semblable à un ange, une petite fille en guenilles, chaussée de sabots en bois. Grelottante, elle tend aux chalands des boîtes d'allumettes que tous refusent, certains plus brutaux que d'autres. Je veux la voir, l'approcher, hélas le flot m'emporte et m'en éloigne. Quelqu'un la bouscule et renverse son plateau, mais elle ne pleure pas, aucune larme ne s'échappe de son visage ; il est n'est plus qu'un masque de cire. Compulsive, je la devine qui ramasse une à une ses précieuses marchandises. Mon beau-frère marche devant moi, il m'oublie, je m'esquive ; je l'esquive et m'en vais la voir. Pourquoi elle, plutôt qu'un autre ? Je n'ai pas de réponse, ils sont si nombreux. Je lui prends une de ses boîtes et lui tend une pièce en échange, mais elle secoue la tête ; elle ne peut pas me rendre ma monnaie. Alors j'insiste et craque l'une des allumettes. Sa figure s'illumine. Un instant, elle n'est plus la poupée de porcelaine aperçue de l'autre côté de la rue. Entre mes doigts, la brindille s'étouffe, puis meurt ; son sourire fugace n'est plus qu'un souvenir. J'attrape dans ma poche un mouchoir de laine et le lui donne, avant de m'éloigner, la boîte d'allumettes entre mes doigts. Plus haut dans la rue, mon beau-frère agite les bras à ma recherche ; je brandis ma canne. Je le rejoins. Comme il m'interroge sur les raisons de notre séparation, je prétexte les salutations d'une connaissance. La foule a happé la petite marchande ; elle n'est plus qu'une silhouette parmi les autres. Pourtant, je jurerai avoir croisé le chemin d'un ange.

Journal de H.F.

Le 21 décembre 1894

***


Paris, France, 28 février 2067

     Face à face, Achille contemple Franz. Dans ses prunelles diaphanes luit un feu étrange ; des flammes dansantes. Dans la salle, la musique se meurt, le temps s'étire et les noctambules s'épuisent. Éparpillés sur la table, les bris de verre scintillent. Un à un, Franz les ramasse, puis les dépose au fond du cendrier, dans lequel fume encore un mégot mal éteint. La main tendue, il ramasse la fausse pièce de monnaie, puis la glisse dans l'enveloppe en compagnie de la lettre et de la clé ; de même Achille range la microcarte, dans son portefeuille.

    — Achille...

   Mais Franz n'ajoute rien, la main de son compagnon s'est refermée sur la sienne ; il hoche la tête.

    Qu'ajoutera-t-il ? Sinon de la confusion à l'instant.

    Suspendu le temps n'existe plus. De l'autre côté, la salle s'est vidée ; ne demeurent que quelques serveuses et une femme derrière le comptoir.

    — Viens, souffle Achille.

    — Sans doute, laisse échapper ses lèvres entrouvertes.

    Grave, Franz le regarde se lever, déployer son corps obscur dans la ténèbre épaisse. En cet instant, il paraît un géant, un être démesuré qui se serait soudain révélé.

    Et lui que serait-il ? Une ombre dans la nuit ? Une silhouette à minuit ?

    — J'arrive, murmure Franz, comme il se redresse à son tour.

    Assis sur le rebord en pierre sèche, une cigarette entre les lèvres, il contemple le reflet de la lune dans les eaux noires de la mer Rouge.

    — Quelle sera ma mission cette fois ?

    Lentement, il inspire la fumée, puis la recrache. Bleuté, le jet s'élève un instant, puis se disperse pris entre les courants contraires ; quelqu'un lui tend une enveloppe.

    — A-t-on ajouté quelque chose ?

    Derrière lui, la présence s'éloigne ; son mégot entre les doigts, il le fixe un instant, puis l'expédie au milieu des mouvances.

    — Pourquoi ne dégusteriez-vous pas un Skoudehkaris ? Ils servent le meilleur au Kobeb.

    Silencieux, il regarde la trajectoire désordonnée de son mégot qui s'échoue alors sur un rocher. Une main dans sa poche, il sort sa blague et se roule une nouvelle cigarette, qu'il assaisonne de guimauve. Dans le ciel, une comète s'élève, sa traîne glacée derrière elle.

    — Un Skoudehkaris ? Pourquoi pas ? soliloque-t-il comme il ouvre l'enveloppe avant d'y mettre le feu, ainsi qu'à la photographie contenue dedans.

    Le bras tendu, il regarde les flammes dévorer le papier.

    — Franz ?

    Interdit, il cligne un instant des yeux, comme la voix d'Achille le ramène à la réalité. Dans son dos, la lumière ambiante lui donne l'allure d'un ange.

    — Excuse-moi, murmure-t-il, un sourire en coin.

    Debout, son gilet jeté sur les épaules, son panama enfoncé sur le crâne, les mains plongées dans les poches de son pantalon, il marche en direction de la vieille ville, tandis que lui parviennent les accents d'une chanson du moment.

    Passés au comptoir, Franz a réglé la note malgré les protestations de son compagnon. Dehors, une chape glacée s'est soudainement abattue sur la ville, enragée par une pluie fine, mais continue.

    — Je t'aurai bien proposé de rentrer par le chemin de ces dames. Hélas, il semblerait que le temps se joue de nous. Taxi ?

    À l'abri sous un porche, Achille acquiesce, tandis qu'il regrette de ne pas avoir pris un parapluie, à défaut un imperméable. Quelques instants plus tard, ils s'engouffrent dans une Renault-Tesla hybride qui aura connu de meilleurs jours.

    — Je vous emmène où ? les interroge la conductrice ; une femme à la coupe iroquoise, dont la crête naissante touchait déjà le plafond de sa voiture.

    — 28 rue Paul Eluard à Charenton-le-Pont, lance Franz.

    À ces mots, Achille s'apprête à protester, mais s'abstient ; inutile de donner plus de grains à moudre aux mouchards dont est truffé l'habitacle. La tête en appui sur son poing, le coude sur le rebord de la fenêtre, il regarde la vie nocturne défiler au rythme de la conduite, parfois fluide, parfois saccadée, souvent syncopée ; la plupart du temps, ce ne sont que des ombres heurtées. Garçons désabusés, filles sans joie, camés aux yeux caves, clochard sans voix, ils sont les crève-misères des temps modernes, ce qu'autrefois certains appelaient les songes de Jack. À côté de lui, Franz a les yeux fermés. La figure toujours tournée vers la fenêtre, Achille s'interroge, alors qu'ils s'engagent dans le boulevard Poniatowsky. Son ami lui a avoué son secret. Et lui ?

    Passé les tabliers du périphérique, route des Fortifications, voici le bois de Vincennes et ses ombres qui, à la lueur d'une torche ou d'un briquet, tente le chaland. Habillé de courts et de fanfreluches, de paillettes et fausses dorures, il les aperçoit dans la lueur du phare, visages trop maquillés pour masquer les coups ou la fatigue, corps fanés par la chirurgie et la fatigue. Adossées contre des piliers, la jambe repliée, elles sont semblables à ces articles que l'on découvre dans les rayons des supermarchés. Parfois, une voiture s'arrête et en sort alors une silhouette, d'autre fois plusieurs. Mais déjà elles ne sont plus qu'une rumeur, remplacée par la jungle urbaine, de verre et de béton, de l'avenue de la Porte de Charenton.

    — 35 euros, lâche la femme à l'adresse de Franz qui lui tend en échange un billet de 100.

    Immobile à côté de l'automobile rangée sur le bas-côté, Achille patiente, les yeux tournés vers la voûte céleste au fond de laquelle ne brille qu'une lune obèse.

    — Viens, lui ordonne Franz, comme la porte claque dans la nuit ; derrière le taxi file.

    Immeuble bâti au cours des années 10, rénové au tournant des années 40, déjà il accuse le poids des ans, comme tant d'autres comme lui. Le seuil franchi, Franz invite Achille à le suivre, tandis qu'il s'engage dans l'escalier aux murs défraîchis.

    — Il n'y a pas d'ascenseur ? s'enquiert Achille.

    — Tu préfères y dormir le reste de la nuit, lui rétorque Franz, un rien amusé.

    Les lèvres pincées, Achille esquisse une moue. Pourtant, la chose ne lui déplairait pas, malgré l'exiguïté du lieu, tant que ce serait avec lui. Dans la cage, leurs pas résonnent, brisant le silence. Arrivé à un étage, un bébé pleure, suivi des hurlements d'un père en vérité dépassé, puis d'une mère qui tente de le calmer. Sur le palier, Franz échange un regard navré avec Achille, qui secoue la tête de dépit. Enfin ils s'arrêtent, une clé tournée dans une serrure, Franz l'invite à entrer, tandis qu'il referme le panneau derrière lui.

    — Fais comme chez toi ! lance-t-il à Achille. Tu as un placard sur ta droite, pour y ranger ta veste et tes chaussures.

    Immobile, il fixe les ombres qui se découpent sur les murs de son appartement, éclaboussés par les lumières orangées des lampadaires. Pendant ce temps, Achille s'est déshabillé et s'en est déjà allé occuper le canapé.

    Pourquoi hésiter ?

    La main sur la poignée de la porte, il la relâche d'un mouvement lent, puis s'avance en direction du salon. Sa dextre et sa senestre plongées dans ses poches, il fixe Achille dont les yeux luisent. Soudain, des lèvres se plaquent sur les siennes ; il ne proteste pas, il acquiesce.

    — À quoi tu penses ?

    Détaché, Achille plonge ses prunelles dans celles de son compagnon.

    — À quoi je pense ?

    Étendue sur le lit, lascive, le tissu est tombé, laissant entrevoir un bout de chair rosée. L'index sur le bouton de l'appareil, elle l'écarte puis pose le reflex sur la commode en chêne.

    — Pourquoi tu t'arrêtes ? minaude la femme sur la couche.

    — Peut-être parce que cet instant fait partie des moments qui ne doivent demeurer que dans nos mémoires.

    En face d'elle, la femme esquisse une moue, puis part d'un grand éclat de rire.

    — Au passé, murmure Franz, comme il s'approche de son piano, avant d'en enfoncer quelques touches. Mais tel n'est pas le sujet de notre précédente conversation, n'est-ce pas.

    De nouveau assis dans le canapé, les bras étendus sur les coussins, Achille darde sur lui un regard équivoque.

    — Non...

    Le regard vague, Achille, malgré lui baisse les yeux. Quelque chose au fond de lui l'empêche d'aller plus loin, d'avouer ce secret qui, s'il ne lui pèse pas, l'indiffère. En face de lui, Franz n'a pas manqué de relever ce souffle inachevé.

    — Achille...

    Sa phrase suspendue, il contemple son souffle interrompu, puis en reprend le fil.

    — J'ai vu tant de choses, humains, que vous ne pourriez imaginer... Des navires de guerre en feu, surgissant de l'épaule d'Orion... J'ai vu des rayons C briller dans l'obscurité, près de la Porte de Tannhäuser... Tous ces moments se perdront dans le temps... comme... les larmes dans la pluie... Il est temps de mourir. »

    À l'écran la silhouette se fige, la tête penchée en avant, et la pluie, la pluie qui n'en finit pas. En face d'elle, Decker, encore sonné, prend alors conscience de sa nature ; si le doute lui était encore permis.

    Est-ce cela que Achille semble taire. La main tendue, Franz recueille un peu de cette poussière lunaire qui flotte dans les airs.

    — Comme ai-je découvert leur existence ?

    Dans la semi-clarté, son poing se referme, puis se rouvre laissant s'échapper la magie prisonnière. Silencieux, il se lève puis se dirige vers le fond de la pièce. Penché dans la pénombre, il sent sur lui pointer le regard d'Achille ; il s'en amuse tandis qu'il ouvre les panneaux d'un placard et en tire une paire de verres, accompagnée d'une bouteille de cognac hors d'âge.

    — Pourquoi ne pas accompagner cette merveille de ces choses dont tu as le secret, murmure Franz, comme il se retourne.

    Sourire en accroche-cœur aux lèvres, Achille exhibe deux sticks roulés de manière exquise.

     — Ce serait fort mal me connaître, mon cher, susurre-t-il dans un sourire.

    Bientôt la liqueur s'écoule dans les tulipes, les verres tintent, les pupilles s'étrécissent, les lèvres s'étirent. Mutique, Achille admire les affiches, certaines sont enfermées derrière des barrières de verre, autant de souvenirs ramenés d'un passé trépassé.

    — Comment est-ce ? soliloque-t-il soudain.

    — Quoi donc ? rétorque Franz.

    Son sang gorgé des substances, son cerveau inondé de psychotropes, il n'a pourtant rien perdu de sa vivacité, encore moins de sa lucidité. Le visage tourné vers la fenêtre, il contemple le luminaire muet, dont la clarté ombrageuse plonge la pièce dans une atmosphère dantesque.

    — L'éternité.

    — T'aurait répondu un cinéaste mort il y a plusieurs décennies de cela. En fait, je l'ignore, ou plutôt je ne le sais pas encore. Je me souviens d'une bande dessinée américaine, Sandman. Elle parle de créatures, qui sont une incarnation de la vie. Il y a le Rêve, la Mort, la Destinée, la Destruction, le Désespoir et Désir, à l'origine un seul être et Délire, autrefois Délice. Un jour, un homme, Robert « Hob » Gadling, déclare, un soir d'ivresse : « Je suis décidé à ne jamais mourir ! » Exaucé par Death, à la demande son frère Dream, il traverse les siècles, presque insouciant, jusqu'à ce qu'il prenne conscience de ses actions passées. Pourtant, quand Death lui demande s'il veut enfin mourir, il refuse. Sans doute suis-je encore trop jeune pour te donner une réponse.

    — Mourir, répète Franz, son verré élevé dans les ténèbres.

    D'un orange presque écarlate, la liqueur tournoie dans les airs, renvoyant par là même les éclats diurnes de la lune nocturne.

    — Ne plus mourir... murmure Achille, les yeux dans le vide.

    — Le privilège des morts. Quelle ironie... achève-t-il, comme il porte sa tulipe à ses lèvres.

    Hors d'âge, il l'est comme ce cognac dont il déguste les dernières larmes.

    — Alphaville ? le questionne Achille.

    Surpris, Franz hausse un sourcil, puis sourit.

    — En effet.

    — Quel est votre nom ?

    La voix rocailleuse, presque asphyxiée, de la machine résonne dans la pièce. Suspendus depuis le plafond, des microphones se déplacent de gré à gré, passant devant le visage de l'homme assis.

    — Yvon Johnson.

    En face, un ventilateur tourne, s'arrête, repart, s'épuise.

    Les yeux dans les yeux, Franz et Achille s'affrontent en un duel muet.

    — C'est une bien étrange passion, tu ne crois pas.

    Aussitôt un large sourire illumine la figure sombre d'Achille, dévoilant ses dents ivoire, tandis qu'il se projette hors du canapé, déployant son corps damné.

    — Chacun d'entre nous ne possède-t-il pas son secret ? susurre-t-il, comme il s'approche à grandes enjambées de la silhouette immobile. Toi ! Tu étais autrefois une femme, devenu homme et immortel. Max s'est séparé de son épouse après avoir refusé l'ectomaternité. Et moi ? Moi ? Que devrais-je dire ?

    — Oui ! Que devrais-je ajouter ? Quelle pierre, dois-je apporter à l'édifice ?

    Stoppé net dans son élan, sa figure n'est plus qu'à quelques pas de celui de l'ombre assise devant le piano. Comme s'il hésitait, Achille se redresse, puis s'avance vers la fenêtre, tandis que les rayons de lune illuminent sa peau ébène.

    — Te souviens-tu de l'année 2021, Franz ?

    Le visage fermé, Achille le fixe d'un regard empli d'une tristesse, presque amère.

    — Tu veux parler des premières chimères homme-singe. Des macaques rhésus si ma mémoire ne me fait pas défaut.

    Silencieux, Achille acquiesce d'un hochement de tête, puis reporte son attention sur la faune nocturne qui déambule en contrebas. Soudain, quelqu'un l'enlace, puis l'embrasse.

    — L'armée a été pour moi ma seule famille, après que j'eus percé le secret de la mienne, soupire-t-il, tandis qu'il sent le corps ferme de Franz s'écraser sur lui. Bien sûr, j'ai joué la comédie, mais la majorité atteinte, j'ai disparu, de faux papiers en poches, monnayant à droite à gauche mes talents, au cours de mes années de médecine, avant d'être repéré par un vieux briscard de l'armée de terre, qui avait ses entrées dans les réseaux. Capitaine Vrénillac... Était-il un père, mon supérieur, un ami ? Je l'ignore toujours, alors même qu'il a disparu sans laisser de traces, sinon un message à mon adresse.

    Doux, les baisers de Franz sont précis, langoureux.

    — Des yeux ? souffle-t-il. Des yeux de poupées, n'est-ce pas.

    — Oui... des yeux de poupées, soupire Achille.

    Dos à la fenêtre, les bras croisés sur la poitrine, la tête penchée en arrière, Achille contemple les rêves qui s'y dessinent.

    — Il est la seule personne, avec toi, désormais à connaître mon secret. Un jour, le dernier, il m'a invité et m'a offert une poupée, pourtant, je ne m'en étais jamais ouvert à lui. Ce sont ses yeux que je t'ai montrés tout à l'heure.

    Silencieux, Franz n'ajoute rien, tandis qu'il caresse son visage.

    — Peut-être serait-il temps que je te réponde, tu ne crois pas.

    Presque lointaine, sa voix ne paraît n'être plus qu'un murmure, alors même qu'il n'est qu'à quelques pas de lui. Dans la pénombre, quelque chose se déploie, puis s'efface.

    — Il semble... susurre Achille, comme il s'échappe de l'étreinte hypnotique de son compagnon.

    Assis dans le canapé, son verre à la main, les jambes croisées, il déguste la liqueur ambrée. Plongé dans un rayon de lune, son visage dans l'obscur, Franz prend une profonde inspiration, tandis qu'il tire les rideaux, enfonçant un peu plus la pièce dans les ténèbres.

    — Achille...

    Les mots suspendus. Pourquoi hésite-t-il ?

    — Au risque de te surprendre, ma réponse ne tiendra qu'en quelques mots. Je les ai trouvées, parce que je les cherchais. Mais laisse-moi remonter le temps, de quelques années, à la fin du siècle dernier. En 1987, lors d'un banal contrôle, on a découvert que j'avais contracté le SIDA, l'ONU venait de voter une résolution invitant tous les états et les agences onusiennes à coopérer pour endiguer l'épidémie, dont on apercevait juste les prémices. À l'époque, seules l'AZT et quelques autres molécules étaient disponibles, les effets secondaires nombreux ; cela dura ainsi sept ans. Mais je m'éloigne, pardon. En 1994, le virus avait pris le dessus et je voyais ma vie s'achever ; c'est alors qu'il est revenu.

    Suspendu à ses lèvres, Achille écoute, les yeux grands ouverts, la figure grave.

    — Il est venu et il m'a transformé. Quand je suis revenu, j'étais celui qui se tient devant toi. Mort, il me fallut organiser mon décès et renaître ; chose facile pour quelqu'un de notre milieu. Quelques années encore, j'ai exercé dans la même maison pendant la seconde décennie du XXIe siècle, truquant le jeu autant de fois que nécessaire. Puis, au milieu des années 20, après la répression sanglante des manifestations de citoyens crevant la faim, la dérive plus que manifeste vers un régime policier, j'ai contemplé le vide et j'ai vu le monstre au fond de l'abysse ; je suis parti. Quand l'épidémie de Covid a déferlé, les premières d'une longue série, j'étais déjà loin, passager d'un navire de commerce, en route pour le Chili. Là-bas, je me suis mêlé aux dernières tribus qui habitaient la Terre de Feu et j'ai regardé de loin le cours des événements. Peut-être y suis-je demeuré cinq ou six ans, puis j'ai remonté le continent le long des fleuves pendant deux ans, avant de partir pour l'Afrique centrale ; la terre de ceux que je pourrais appeler mes ancêtres.

    — Tes ancêtres ? l'interrompt Achille.

    Sentencieux, Franz éclate de rire, puis poursuit.

    — Sans doute est-ce un peu prétentieux, voire présomptueux. Néanmoins, la vérité est que cet homme, enfin cet être habite un monde dont la porte s'ouvre au cœur de ce continent meurtri. Dans les mythes Ashantis, ils sont nommés asanbosams. Pourtant, nous n'avons rien de comparable avec ces créatures, mais qui sait ; il y a toujours un fond de vérité dans chaque histoire. C'est ainsi que de flic, j'étais devenu voyageur, puis pêcheur, maintenant nettoyeur. J'excellais dans cet art et ma réputation n'était plus à faire. Nombreux furent ceux qui tentèrent de m'abattre, tout aussi nombreux étaient ceux qui tentaient de me corrompre ; à la fin, tous abandonnaient, quand je ne les expédiais pas six pieds sous terre. J'aurais pu être l'un de ces chasseurs de prime, comme il en pullulait dans les années 40, dans les défunts États-Unis d'Amérique, qui presse la gâchette pourvu qu'on y mette le prix. Mais non, je n'avais seulement pas oublié ma vocation première : faire ce qui est juste, même s'il me fallait me salir les mains.

    Soudain, il s'interrompt. Quelques instants plus tard, un air des années 1970 emplit l'atmosphère des échos de flûte traversière et de guitare sèche, narrant l'amoureux transi qui jamais ne l'avoue. Son verre à la main, tournoient les dernières larmes ambrées d'un alcool fin, qu'il avale d'un trait.

    — C'était une période bien étrange. Un siècle, à quelques années près, nous séparait de la guerre la plus meurtrière que l'humanité ait jamais connue, pourtant elle en enfanta une autre plus terrible encore, car elle allait anéantir l'essence de notre singularité. En fait, j'étais un fantôme, une ombre qui s'agitait dans les coulisses du monde. Mais un jour, je le rencontrais et tout changea. Je m'étais chargé d'une mission dans la corne de l'Afrique, dans la région de Djibouti. Achevé, je m'octroyais un peu de repos bien mérité, malgré la pesanteur de l'inactivité. En touriste, j'avais pris le parti de quitter la capitale pour visiter Doumeira, non loin de la frontière de l'Érythrée. Parvenu à Moulhoule, une ville côtière, alors que je n'y étais guère que depuis quelques heures, un gamin des rues m'a remis un pli. À l'intérieur, une main avait glissé une photographie argentique, une date et heure figurait au dos.

    — Un rendez-vous, oh ! Professionnel, je suppose, susurre Achille.

    — Mais ce que tu es un vilain garçon, cher ami ! Et si je suspendais maintenant ma narration, pour la reprendre demain.

    — Et depuis quand Shareazade ? lui rétorque-t-il.

    — Alors, cesse donc de m'interrompre.

    Vexé, Achille esquisse une moue, puis éclate de rire.

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