Chapitre 31 : Irgendwo in unseren Träumen*
« L'homme n'est pas une chose, mais un être vivant, pris dans un processus continuel de développement. À chaque point de sa vie, il n'est pas encore ce qu'il peut être et que peut-être il sera. »
Aimer la vie - Erich Fromm
***
Je n'ai eu aucune difficulté à rejoindre Thurso, malgré les tempêtes qui se sont succédé. Là-bas, j'ai immédiatement envoyé un câble à Crooks qui m'a répondu le lendemain. Enthousiaste, il m'a néanmoins fait part des réserves de Maxwell quant à mes théories, mais cela n'est que parole rapportée ; je ne doute pas que je saurai le convaincre. Comme il me tarde de revoir ma chère Londres, pourtant un sombre pressentiment m'anime. Je n'en connais ni n'en devine la nature ; une brume qui s'en viendrait ronger les âmes des innocents. Encore ce matin, alors que je prenais la direction du bureau des postes, elle m'a regardé ; ses yeux hagards paraissaient jaillir de ses orbites, comme deux gros globes de verre qu'un médecin dément aurait placé dans les cavités. La sclérotique jaune, traversée de veinules écarlates ne me donnait que peu d'espoir quant au sort de cette femme, dont l'alcool frelaté lui tient de boisson. Bien sûr, je pouvais glisser une pièce dans sa main crasseuse, ou encore une miche de mauvais pain acheté deux pennies chez le boulanger. Pourtant, je n'ai rien fait ; je l'ai seulement regardée comme si elle avait été mon reflet dans un miroir. Sa bouche édentée s'est alors élargie en un sourire hideux et je l'ai revue. Ce n'était ni un rêve ni une hallucination, plutôt une vision surgie d'une dimension inconnue. Lui aussi était là, en retrait, observateur obscène d'une scène à venir. Ses lèvres remuaient, des mots s'échappaient, mais je ne les entendais pas ; j'étais devenu sourd, comme j'avais également perdu la parole, mais non la vue. Stupéfait, je demeurais incapable de m'en détacher, malgré l'horreur que je devinais. Lentement, je le regardais s'approcher de la malheureuse ; ses chairs retroussées dévoilaient sa dentition de carnassier qu'il plantait ensuite dans son cou amaigri. Et moi, je restais là, impassible, immobile, terrorisé, en même temps fasciné par l'idée qu'il m'avait insufflée. Ce furent les cris d'un cocher, qui me tirèrent de ma torpeur, alors que je m'apprêtais à traverser la rue encombrée. J'étais de retour à Thurso et la foule se densifiait ; bientôt il serait impossible de circuler sans craindre de heurter quiconque. Soudain, un gamin me bouscula, mais je fus plus rapide que lui et le saisit par le poignet ; il tenait entre ses doigts habiles ma montre gousset. J'eus pu le dénoncer à la maréchaussée toute proche, mais je n'en fis rien à la place, je lui glissai une pièce en échange. Il ne l'eût pas tôt fait disparaître qu'il s'était éclipsé au milieu de la populace. Je lui souhaite seulement qu'il ne l'apportât point à quelques souteneurs des bas-quartiers. Cependant, je ne peux me départir de la sensation de malaise qui me saisit lorsque nos regards se croisèrent. Était-ce dû à mes préoccupations ou bien à cette vision ? Je ne saurai dire ; je demeure troublé et inquiet.
Journal de H.F.
Le 15 décembre 1894
***
Paris, France, 27 février 2067
Le temps passe. Sont-ce des minutes, des heures ; des jours ? Dans le fond de la salle, les chansons se suivent, inlassables. Le rock succède au folk ou à l'électro, parfois des paroles d'un autre temps s'invitent et l'univers bascule alors. Plongé dans une bulle de silence, Franz se figure David Bowman dans sa capsule, pendant sa course sans fin en direction du monolithe ; lever de soleil sur Jupiter, Europe en contre-jour, tandis que la voix de David Gilmore s'élève lancinante, désincarnée.
Overhead the albatross hangs motionless upon the air
And deep beneath the rolling waves in labyrinths of coral caves
The echo of a distant time comes willowing across the sand
And everything is green and submarine**
En face de lui, Achille l'observe complice, un sourire en coin, malgré la gravité du moment.
- Ai-je eu tort ?
Les yeux tournés vers le plafond, Franz contemple le lustre, dont les éclats reflètent les lumières du lieu.
- Est-ce si important ? lui rétorque-t-il évasif, un sourire peint sur les lèvres.
Soudain, sa main plonge dans sa veste ; l'instant d'après son portefeuille repose sur la table.
- Je ne sais pas. Ce matin... pourquoi ? Je l'ignore, sans doute une souvenance... je me suis rendu dans le quartier Tolbiac ; il y avait du brouillard sur le pont, une ombre marchait, mais je ne l'ai pas suivie. À la place, j'ai cheminé vers la bibliothèque. Il était encore tôt, trop tôt, et j'ai rencontré un homme...
Soudain devenu silencieux, Franz baisse les yeux. Les mains croisées, le menton posé sur le dos de ses paumes, il demeure ainsi une longue minute, puis poursuit :
- Ce fut un moment étrange... Ensuite... Ensuite, je me suis rendu à la bibliothèque et j'ai revu... un ami.
Entre ses doigts, le disque noir tournoie.
- Il m'a remis une lettre, une clé et une photographie, où était caché ceci, soupire-t-il, comme il pousse devant lui l'objet ; semblable à une ancienne pièce de cinq francs.
- Oh. Voilà qui est fort singulier, murmure Achille, comme il l'examine. As-tu remarqué ?
En face de lui, Franz hausse un sourcil, cependant que son compagnon l'incline dans la lumière rasante.
- Toutefois, il serait plus sage de l'ouvrir dans un lieu approprié. De même que les yeux que je t'ai amenés sont loin d'être innocents. Oh oui ! Bien loin...
- En fait... rien n'est innocent... Non... rien n'est innocent.
Grave, Franz a planté ses yeux dans les siens. Sans un mot, sans un son, des choses s'échangent dans le silence.
Silence mes anges
Se réconcilient
Si on se taisait
Silence je pense
Et puis non
aurait chanté Bashung en cet instant.
Soudain, leurs paumes se rencontrent, leurs doigts se mêlent, s'emmêlent, s'écartent.
- Achille...
Mais il ne finit pas sa phrase, son esprit, suspendu entre ses désirs et ses peurs, s'est arrêté.
- Oublie, soupire-t-il, chassant du plat de la main sa pensée inachevée.
Mutique, il contemple son verre, intact. Où est le vrai ? Où est le faux ? Distingue-t-il encore le réel de l'illusion ? Ses sens l'abusent-ils ? Il veut croire que non ; il sait que non.
- Et maintenant, que fait-on, Achille ? murmure-t-il à l'adresse de son complice. Transmet-on nos découvertes à la section antiterroriste, ou bien gardons-nous ces secrets pour nous ?
Du bout des doigts, il caresse les rebords de son verre qui rend soudain un son cristallin et aérien, avant de se briser, pareils aux élans de l'amant qui se fracassent sur le mur implacable du temps. Dans les yeux d'Achille danse une flamme mystérieuse.
Est-ce une haine, une colère vaine, ou bien une volonté étrangère qui aurait pris possession de son être ?
- À ton avis, ricane Achille d'un ton rogue. Ont-ils partagé avec nous la moindre information, sur l'existence d'un réseau d'agents dormants des Tsadiqim ? Qu'ont-ils fait de nos conclusions quant à la mort de cet étudiant ? Sans parler du directeur de l'IVR ! Qu'ils se débrouillent donc avec ces fanatiques ! Ils ne sont que le symptôme, non la cause !
D'un trait, il achève le reste de son cocktail. La liqueur brûlante descend depuis sa gorge, cependant qu'il savoure les arômes incandescents. Lorsqu'il le repose, il découvre une micropuce, à peine plus grosse que l'ongle d'un pouce.
- Est-ce que tu reconnais cette chose ?
Le visage fermé, les lèvres pincées, Achille contemple son ami ; au fond de ses prunelles éclate une fureur contenue. Entre l'index et le majeur, il examine le minuscule morceau de plastique. Bien que très endommagé, il distingue encore fort bien les petits caractères : Samsung Micro SD 4To. De l'autre côté, il devine les pattes métalliques couvertes de dépôts vert-de-gris.
- Où l'as-tu découverte ? demande-t-il d'une voix lointaine.
Les mâchoires crispées, Achille se roule un nouveau joint et l'allume. Le spliff entre les doigts, il disparaît bientôt derrière un épais brouillard ; seuls ses yeux incandescents traversent encore la brume.
- En un lieu qui n'aurait jamais dû exister, gronde-t-il. Franz ! C'était une abomination...
- Oui... Une abomination... répète-t-il d'une voix blanche, suivi d'un bruit de verre brisé.
Le poing fermé, Achille enserre son verre ; il éclate. Dégoûte alors sur la table une liqueur écarlate.
- Comment va votre cheville ?
Penché sur lui, Vrénillac examine le pied enflé de son subalterne.
- Une simple foulure, je pense, maugrée Achille, les dents serrées. Mais ça fait un mal de chien ! J'ai de l'élasthanne dans mon sac à dos, vous n'avez qu'à les donner, je m'en débrouillerai, Capitaine.
- Comme vous voudrez, obtempère-t-il, les mains glissées sous les épaules de son subordonné, pour mieux le débarrasser de son lourd et encombrant fardeau. Quelques minutes plus tard, il lui tend un rouleau de bande élastique, de même qu'une poche de timbres anti-inflammatoires.
- Merci, Capitaine. Je crois que je devrais être en mesure de me débrouiller seul.
Mais il n'est déjà plus là. Debout dans la pénombre, une main posée sur les ferrailles mortes, il devise :
- Bien sûr, nous sommes bien dans une ancienne ferme. Pourtant, quelque chose ne colle pas.
Le visage fermé, il examine la baie électronique, tout en prenant bien garde de ne pas se prendre les pieds dans les câbles qui traînent un peu partout sur le sol, lorsque son regard est attiré par un éclat métallique, incongru en ces lieux. Incrusté dans le mur, le coin d'un coffre depuis longtemps éventré. Sans doute quelques pillards à la recherche de valeurs l'auront-ils forcé. En vain s'il en juge par la minuscule boîte qu'il découvre à l'intérieur. Sûrement est-il en plomb, s'il en croit par l'épaisseur et le double feuilletage. Nul doute que son contenu était suffisamment précieux pour avoir été scellé ainsi. Preste, il s'en saisit, puis revient vers Achille qui a achevé de bander sa cheville blessée.
- Achille, rappelez-moi quand vous êtes né, je vous prie.
Surpris, il obtempère néanmoins :
- En 2026. Mais pourquoi cette question, capitaine ?
- Disons que c'est un test, murmure-t-il, un sourire en coin.
Murés dans le silence, c'est à peine si leur parviennent les bruits étouffés des foreuses. La main tendue, Achille s'empare de l'objet. D'aspect banal, un petit bout de plastique, pourvu d'étranges lames métalliques ; de l'autre côté gravé dans la matière des caractères, maintenant presque illisible.
- Où l'avez-vous trouvé, capitaine ? s'enquiert-il, devenu soudain pâle.
- Dans un vieux coffre-fort, derrière les baies.
Le front barré de rides, il contemple, un long moment, les yeux étrécis, le minuscule morceau de plastique, puis le replace dans son étui plombé.
- Capitaine ! Montrez-moi le coffre, s'il vous plaît, grogne-t-il comme il tente de se lever en prenant appui sur un moellon de béton. Hélas, celui-ci s'effondre sous son poids et l'engloutit dans les ténèbres.
- Achille ? Achille !
Une main le secoue. La voix étouffée lui semble familière, empreinte d'inquiétude.
- Achille !
Le ton est ferme, presque autoritaire. Au bout de ses doigts, le mégot achève de se consumer. Penché sur lui, Franz le dévisage.
- Désolé, marmonne-t-il. J'ai parfois des absences.
- Wenn ein einziger Mensch träumt, so ist das kein Traum ; aber wenn viele Menschen gemeinsam träumen, so ist dies der Beginn einer neuen Realität***, murmure Franz, les yeux dans le vague, posés sur son verre désormais vide.
- Qu'est-ce que tu viens de baragouiner ?
Du regard, Franz observe la salle qui s'offre à ses pieds ; il ne demeure plus que quelques noctambules aux sclérotiques rougies et aux paupières bouffies. Derrière le comptoir, une femme s'agite mollement. Il esquisse un mouvement, puis renonce ; Achille est encore humain, lui non.
- De l'allemand moderne : Lorsqu'une seule personne rêve, ce n'est qu'un rêve, mais si beaucoup de personnes rêvent ensemble, c'est le début d'une nouvelle réalité. Le langage est capable de bien étranges transmutations, de bien singulières métamorphoses, poursuit-il. Träumen, trauma... À quoi rêvais-tu, Achille ?
La main ouverte, il ôte, sans y prendre garde, un à un les fragments de verre qui la constelle, puis les pose dans le cendrier. Dans la salle, les notes aigrelettes d'un piano électronique tintent, emplissant la pièce d'une atmosphère lourde et vénéneuse.
- Elles étaient là, Franz, sourde-t-il. Putain ! Elles étaient là ! Innombrables, les yeux vides ; leurs bouches édentées nous contemplaient. On leur avait brûlé le bout des doigts à l'acide et au chalumeau pour empêcher leur identification.
- À quoi bon prendre des empreintes génétiques, si elles ne figurent nulle part ? Je te le demande ! crache-t-il.
La préfecture de police nous fait part du nouveau bilan des manifestations qui ont lieu depuis ce matin. Partie des Champs-Élysées dans le calme, la manifestation a commencé à dégénérer lorsqu'un groupe de quelques milliers de personnes s'en est détaché, avant de partir en direction du palais de l'Élysée, où ils ont fait face aux brigades CRS et de la Brav-M. Les agents de la vigilance et du maintien de l'ordre ont dû procéder à plusieurs centaines d'arrestations, ainsi qu'à la dispersion sans heurt des manifestants. Malgré tout, on déplore quelques jets de projectiles improvisés. Fort heureusement, la police avait procédé à de nombreux contrôles d'identité au sortir des gares parisiennes, confisquant au passage des dizaines d'objets susceptibles de devenir une arme par procuration, afin de prévenir tout débordement. Pendant ce temps, la foule, rejointe par les mutins du Faubourg Saint-Honoré au niveau de la rue Royale, poursuivait sa marche en direction de la place de la Concorde, où elle a longé les berges par la cour de la Reine et traversé ensuite le pont. Toujours calme, malgré quelques insultes lancées à l'adresse des forces de sécurité et la chute d'un drone de vigilance - nous ignorons toujours quelle en est l'origine - la manifestation avançait vers son point de convergence avenue Duquesne, devant le ministère de la Bienveillance et de l'Hygiène, où elle devait demeurer jusqu'à la dispersion prévue pour 18h. C'est alors que l'un des porte-parole annonça la fin du mouvement, au grand soulagement des policiers déployés pour l'occasion. Ce qu'il se produisit ensuite demeure encore confus, tout juste sait-on, qu'à 16h05, alors que les gens se dirigeaient vers les stations de métro, survînt une gigantesque panne électrique ; les groupes électrogènes ayant mystérieusement refusé de fonctionner. Depuis, le parquet, saisi par la préfecture, a ouvert une enquête pour rébellion, sabotage et entrave à la bonne marche de l'état. En effet, à 16h23, la police signalait des attroupements suspects aux abords du Palais de l'Élysée. Toujours selon la préfecture, les troupes de CRS, pas plus que les Brav-M, n'avaient reçu aucune autre consigne, sinon de protéger le gardien de nos institutions. À 16h31, les portes du Palais présidentiel étaient enfoncées et la foule haineuse, malgré la défense héroïque de la garde parisienne, envahissait les jardins, sous les applaudissements des badauds.
À l'heure actuelle, la préfecture de police déplore 5 policiers grièvement blessés et 12 plus légers. Les arrestations se comptent par milliers parmi les rangs des manifestants, tandis que les scènes de chaos se multiplient un peu partout entre l'Arc de Triomphe et la place de la Concorde.
Rappelons qu'ils répondaient à un appel lancé par l'ensemble des ONG défendant les droits sociaux et environnementaux contre la loi Darnanin relative à la sécurité.
Encore une fois, nous ne pouvons que déplorer la confusion qui règne au sujet de ce projet de loi, pourtant essentiel, de lutte contre l'écoterrorisme.
Ivre, Achille lève son poing et l'abat sur la table. Pourtant, il ne ressent rien ni douleur ni terreur ; Franz l'a arrêté dans sa course.
- Qu'as-tu vu ? insiste Franz, le regard dur.
La mâchoire serrée, sa main tremble de rage.
- Ce que nous n'aurions jamais dû découvrir, l'ultime tabou, si jamais ce mot possède encore un sens. Je ne sais plus combien il y en avait. Oh ! Franz, c'était obscène ! On... on aurait dit qu'elles avaient jetées là, comme de vulgaires ordures, de vieux objets usés qui auraient été mis au rebu. Desséchées, elles ressemblaient à des momies à qui on aurait ôté leurs bandelettes. Elles gisaient au milieu d'un capharnaüm. Tout donnait l'impression qu'on les avait balancées là, faute de temps pour s'en inquiéter, ou de place. En fait, nous nous situions à un niveau inférieur par rapport à celui que nous occupions. Le plancher avait depuis longtemps été sapé par les remontées capillaires et le sel avait rongé le béton ; l'explosion a fait le reste. Quand je me suis appuyé sur le mur, quelque chose a cédé derrière et je suis tombé. Par bonheur, ma chute a été amortie par une pile de couvertures usées jusqu'à la corde ; le capitaine Vrénillac n'a eu aucun mal à me rejoindre. Heureusement, avec ma cheville foulée, je n'aurai guère pu aller loin. En tout cas, nous avions la certitude que ce niveau était inconnu des occupants d'alors, car toutes les issues qui auraient pu y conduire avaient été condamnées. Sans doute, les commanditaires pensaient qu'il leur serait possible de revenir sur les lieux de leur crime et de faire disparaître les preuves. Mais cela aussi, nous le découvrîmes plus tard.
***
L'Haye-Les-Roses, France, 27 février 2067
- Bonjour, petite fille.
Petite fille ? Elle le regarde avec étonnement ; elle est presque aussi grande que lui, enfin se le figure-t-elle depuis le lit où elle est étendue. Les traits fins, presque émaciés, de grands yeux gris lui dévorent presque la totalité du visage. En dessous, son nez, de même que ses lèvres et ses joues sont dissimulés par une barbe soigneusement taillée.
- Pourquoi, petite fille ? s'efforce-t-elle d'articuler avec difficulté. Mais, de sa bouche ne jaillit qu'un borborygme indistinct.
- Pourquoi, petite fille ? Je lis sur les lèvres. C'est ce que vous avez dit ?
Elle hoche la tête avec difficulté. Sa nuque est raide et douloureuse, comme si un insecte venimeux l'avait piquée. Au-dessus d'elle, l'homme se retire, puis murmure quelques mots à l'adresse d'une silhouette en retrait.
- Entendu, docteur Totermann, lui répond-elle comme elle quitte la pièce.
Dans un soupir, la porte se referme. L'homme tire une chaise, puis s'assoit à côté du lit.
- Comment vous sentez-vous ?
Sa voix, semblable au frôlement d'une main sur la soie, lui semble lointaine, comme étouffée.
- 'Ai mal, coasse-t-elle, la main tendue vers le visage penché sur elle. Où... où... ont les autres ?
***
Paris, France, 27 février 2067
Achille contemple sa main blessée ; du sang colle à son vêtement et des éclats de verre dépassent encore des chairs. Silencieux, les bras croisés, Franz ne l'a pas quitté des yeux.
- Au début, nous pensions qu'elles n'étaient que de pauvres filles vendues par leur famille pour servir, dans je ne sais quelle clinique, de mères porteuses. D'après mes premières conclusions, elles avaient toutes entre 18 et 35 ans. Elles ne présentaient pas de traces de strangulation ou de coups, rien qui ne puisse évoquer une mort violente. Pourtant, quelque chose nous intriguait... quelque chose dans leur physionomie que même la mort et la dessiccation n'avaient pu leur ôter.
Soudain taiseux, Achille tente de se saisir de son verre, mais sa main se referme sur le vide.
- Elles étaient... magnifiques, Franz ; des beautés surhumaines, glapit-il. Mais nous ne faisions qu'entrevoir alors la vérité... enfin moi...
- Franz, ces filles ce n'était pas que de simples mères porteuses. Oh non ! Elles étaient bien plus que cela... gronde-t-il tandis que ses yeux brûlent d'une rage sourde.
- Ne me dis rien, Achille ! l'enjoint Franz, comme il attrape son poing entre ses mains.
Farouche, il soutient le regard de son compagnon où la colère se succède au courroux.
- Ils y avaient des synthoïdes, n'est-ce pas ?
Dans sa paume, le corps d'Achille devient mou ; livide.
***
L'Haye-Les-Roses, France, 27 février 2067
Elle sent la main de l'homme se refermer sur la sienne. Aucune parole, aucun n'échange, toute voix est devenue superflue.
- Combien étiez-vous ?
La main levée, elle écarte quatre, puis trois doigts.
- Sept ?
Dans le lit, la silhouette hoche la tête. Silencieux, l'homme sort un objet de sa poche, tapote dessus, puis le range, visiblement satisfait.
- Sept, répète-t-il.
Entre les draps, la jeune femme acquiesce.
- Pardon de vous avoir bousculée. Hélas, celles que nous avons découvertes non loin de toi sont encore plongées dans le coma. Nous ferons notre possible pour retrouver les autres, murmure-t-il d'une voix douce et posée.
Des larmes roulent sur ses joues tandis que les sanglots s'étouffent dans sa gorge.
***
Paris, France, 27 février 2067
- Oh oui ! Oui, elles l'étaient...
Sa voix s'étrangle dans sa gorge, Franz s'est retiré.
- Tout tenait dans ces minuscules morceaux de plastique, trouvés dans une boîte en plomb. Des noms, des dizaines, des centaines de noms et des chiffres, innombrables ; des sommes faramineuses, Franz. Et des dates, de naissance, de décès, ou alors le nombre d'enfants portés. Bordel, Franz ! Ce que nous avons découvert ce jour-là était une abomination. Ces femmes ! Elles étaient là depuis au moins une dizaine d'années, la dernière ligne mentionnait le 25 mai 2053. Seulement, l'affaire a été étouffée, puis classée avec une étonnante célérité. J'ai été mis en retraite anticipée et mon capitaine promu. Mais il préféra démissionner, avant de disparaître, plutôt que d'accepter les honneurs en échange de son silence. Nous nous sommes revus quelques années plus tard, évoquant à demi-mot cette ultime mission. Depuis, j'ai perdu sa trace.
Le corps secoué de tremblements, il s'adosse dans le fond de la banquette.
- Et toi, Franz ? Oui, toi ! Franz Caplon, femme mystère ! Comment l'as-tu découvert ? ricane-t-il la figure tournée vers l'immortel.
La figure tournée de trois quarts, les yeux levés, Franz demeure silencieux. La main tendue, il dessine des ombres chinoises sur les tentures.
- Sans doute l'endroit n'est pas le mieux choisi, Achille, lâche-t-il, tout à coup, dans un soupir.
* Quelque Part à l'Intérieur de nos Rêves
** Dans le firmament, l'albatros se tient immobile dans les airs
Et tout en bas, sous les vagues
Dans les labyrinthes des grottes coralliennes
L'écho d'une marée loitaine
*** Dom Helder Camara
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