Chapitre 29 : Par-delà le Bien et le Mâle

    « J'aime ceux qui ne cherchent pas, derrière les étoiles, une raison pour périr ou pour s'offrir en sacrifice ; mais ceux qui se sacrifient à la terre, pour qu'un jour la terre appartienne au Surhomme. »

    Nietzsche, Ainsi Parlait Zarathoustra

Aujourd'hui, une chose étrange s'est produite. Était-ce le vent qui s'en allait filer dans les tours à demi écroulées, ou bien était-ce l'écoulement des marées, dans les grottes souterraines à flanc de falaise, dont les évents communiquent avec les étages inférieurs ? Encore ce soir je n'ai aucune réponse. Mais je remémore parfaitement le long gémissement qui s'est soudain élevé, dans le silence consommé de ma méditation. Il était si pur, si lugubre : le chant d'une âme. Est-ce là le secret qu'il m'aura confié ? Pour Platon l'âme est « ce qui se meut soi-même », pour Aristote elle est « la cause du mouvement vitale chez les vivants », à la création Dieu insuffla à l'homme la « neshema », le Veda définit l'atman comme la conscience pure, mais il est aussi le souffle vital, prāṇa et vāyu ; l'essence de toute vie, végétale, animale... Les Égyptiens situaient dans le cœur le siège de la conscience, par là s'échappe le Ka, ce double vital de l'homme. Le cœur, organe essentiel, par qui circule le fluide sans qui la vie ne serait pas.

Sângele e viața, iar eu o am pe a mea. Sângele e cheia la cufărul încuiat al morții.(1)

Ses paroles ne me quittent plus, elles me hantent, me terrifient, m'obsèdent, me fascinent, en même temps qu'elles me rassurent, me bercent. Qu'elles me procurent un délice, aussitôt j'entrevois le supplice. Qu'elles m'apportent le réconfort et alors j'aperçois la trahison à mon genre ! Oui, je trahirai ! Je trahirai, mais ce ne sera qu'un faible prix à payer en regard de la renaissance de cette figure de Lumière, obscurci par l'esprit entreprenant et la noirceur des mines. La honte m'emplit chaque fois que je croise le regard de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui n'ont plus, dans les yeux éteints, que les ombres d'une vie humaine. En cet instant, je reprends les paroles d'un sage :

„J'arriverai à la vérité par bien des chemins et de bien des manières : je ne serai pas monté par une seule échelle à la hauteur d'où mon œil se perdra dans le lointain. Et c'est toujours à contrecœur que j'aurai demandé mon chemin, – cela m'aura toujours été le contraire ! J'aurai toujours préféré interroger et essayer les chemins eux-mêmes. Essayer et interroger, ce sera là ma démarche : – et, en vérité, il faut aussi apprendre à répondre à de telles questions ! Car ainsi sera mon goût :— ce ne sera ni un bon ni un mauvais goût, mais ce sera mon goût, dont je n'aurai ni à rougir ni à me cacher.« Voilà quel sera à présent mon chemin – où est le vôtre ? » répondrai-je à ceux qui m'auront demandé « le chemin ». Car le chemin n'existe pas.(2)"

Journal de H.F.

Le 9 octobre 1894


    Paris, France, 27 février 2067

    Sur le seuil, les mains dans les poches de sa veste, il contemple le ciel chargé, lézardé par endroit. Le vent fouette sa figure tandis qu'il reprend sa marche et s'engouffre entre les tours de verre. Ses doigts passés sur son crâne, il repousse en arrière les cheveux qui se sont abattus sur ses yeux. Sur les dalles de béton fissurées, leurs ombres fatiguées s'étirent et engloutissent quiconque s'en approche. Il avait désiré ces tours magnificentes, des tours semblables à une moderne Notre-Dame, un écrin detransparence et de métal qui, tel un fier navire, traverserait les siècles. Hélas, déjà la décrépitude s'en est emparée ; par endroit, les fentes mettent les fondations quant à d'autres, ce sont les panneaux de verres qui ont disparu, remplacés par quelques murailles de béton ou plaques d'aggloméré aux éclats mordorés ; le grandiose paquebot s'en est devenu nouveau Titanic. D'un bond, il esquive une brèche que personne n'a pris le temps de réparer, encore moins de dissimuler. Plus loin, ce sont les lames de bois qui émergent d'un écrin de minéral qui se désagrège. Adossé contre les contreforts en granit poli, il les aperçoit : silhouettes étiques et faméliques en quête d'une réalité qui, désormais, leur échappera à jamais. Il ne presse pas le pas ; le temps a depuis longtemps cessé d'exister, fixés qu'ils sont dans une félicité autant illusionnée que fantasmée.

    Seule dans sa chambre, devant le miroir, elle contemple sa silhouette ainsi que ses formes naissantes, à la lueur de la lune. De sa poitrine jaillit l'ébauche de seins encore immatures quand, au niveau de son sexe, une touffe soyeuse et noire dissimule une anfractuosité qu'elle n'ose nommer. Du bout de l'index, elle éprouve la fermeté de cette chair en cours de métamorphose.

    — Qui suis-je ? Que suis-je ?

    Les mots s'échappent d'entre ses lèvres. En face d'elle, le reflet ne lui renvoie que cette autre vision d'elle-même, fausse et irréelle.

    — Est-ce seulement moi-même ?

    Sa voix n'est qu'un murmure, un souffle dans les ténèbres ; d'un geste, elle les referme. Dans la psyché, son image se trouble, puis disparaît. Balancés sur son lit, ses habits gisent en désordre. Machinale, elle attrape une culotte de coton blanc, qu'elle enfile, puis un pantalon patte d'eph', enfin un haut percé de trous. Par la fenêtre, elle observe l'obscurité, plus d'étoiles, plus de lune incarnate, rien, sinon le noir ; les nuages ont tout voilé et dissimulent désormais l'horizon. Soudain, elle croit entendre un cri étouffé, mais ce n'est que l'écho de sa propre respiration.

Strangers passing in the street
By chance two separate glances meet
And I am you and what I see is me
And do I take you by the hand
And lead you through the land
And help me understand the best I can*

    fredonne-t-elle, au travers de la fenêtre entrouverte, une main refermée sur son rideau, tandis que le souffle de la nuit s'insinue sous ses habits.

    Entre ses doigts, le temps file, le temps court, le temps jamais ne s'arrête. Pour ses presque semblables, il est un fil qui se rompt et que l'on raccommode sans cesse. Les sourcils froncés, il observe la marche immobile de la file qui s'étire à l'horizon.

    Pourquoi est-il venu ? Qu'est-il venu chercher ?

    Les doigts plongés à l'intérieur de sa veste, il en sort un ouvrage à la tranche délabrée, les pages jaunies par le passage des ans. Dans son esprit, les questions se bousculent. En retour, il n'obtient qu'une réponse : le silence. Perdu, ses yeux s'attardent, s'égarent sur les immenses tours, qui l'écrasent de leur hauteur, en même temps qu'il serre entre ses mains son livre à la couverture racornie : Choses humaines, bien trop humaines.

    Un sourire naît sur les lèvres ; il sait. Du bout des doigts, il explore l'intérieur, des générations de lecteurs qui l'auront effeuillé, plié, griffonné, annoté sans jamais en soupçonner le secret. En page de garde, une dédicace d'un père à sa fille. En sa poitrine, son cœur soudain se fige.

    Prendre conscience, c'est transformer le voile, qui recouvre la lumière, en miroir(3).

    Autour d'eux, la foule se bouscule. Tous veulent l'approcher, avoir la primeur de sa déclaration ; lui dont le nom a fait tourner plus d'une tête, dont chaque prise de parole est un défi lancé à la face de l'humanité. Un sourire glacé illumine son visage, alors que ses yeux gris acier semblent transpercer l'assemblée pour qui il ne paraît avoir que mépris ; du bétail humain.

    — Mesdames, messieurs. Chers amis. C'est avec une immense joie que je me tiens devant vous ! En tout premier lieu, je tiens à remercier madame la Première Ministre pour son invitation, mais plus particulièrement, surtout chaleureusement, monsieur Emmanuel Macron, Président de la République Démocratique de France, sans qui ce projet ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui. Je ne peux que saluer son entrain, son enthousiasme, alors qu'il n'était encore que simple ministre des Finances, lui qui, déjà visionnaire, avait vu sortir de terre le centre tel que celui devant lequel nous nous tenons. C'est avec émotion, que je me remémore la pose de la première pierre, de ce qui, nous ne pouvons le nier, est désormais le fer de lance de la future révolution biotechnologique, tous ces entrepreneurs, ces innovateurs qui ont relevé le défi de faire de ce lieu le nouveau Parthénon. Laissez-moi vous rendre hommage, Monsieur Emmanuel Macron, vous qui avez su prendre les bonnes décisions, vous que vos contempteurs, ont moqué pour votre naïveté, devrais-je dire votre ingénuité. Ce projet désormais les fait taire. Je n'oublie pas de rendre également hommage à toutes ces femmes, à tous ces hommes qui, de par leur énergie et leur courage, auront permis que surgisse, des entrailles fécondes de la Terre, ce magnifique temple du savoir et de la sagesse des temps modernes. En outre, je loue Monsieur André Syrota, président-directeur général de l'INSERM, et Madame Elsa Cortijo, présidente du pôle recherche fondamentale du CEA pour leur discernement et leur audace. En effet, ils ont su soutenir et porté une vision qui dépasse, transcende oserai-je soutenir, les archaïsmes d'une pensée conservatrice, qui imprègne encore beaucoup trop d'esprits. L'avenir est à l'agilité, à la prescience ; à l'hyper-innovation pour paraphraser notre hôte. Voyez ! les formidables avancées, les bouleversements qu'ont connu la biologie ! Il n'est plus loin le jour où la maladie ultime qui nous afflige, la mort, ne sera plus qu'un souvenir évanescent et où l'humanité s'arrachera enfin à la finitude de sa condition !

    — Sommes-nous tenus de rester, commissaire ?

    L'homme hoche la tête, navré.

    — Hélas...

    Sur l'estrade, l'orateur poursuit, sa logorrhée semble ne vouloir jamais prendre fin ; à côté de lui, la Première ministre est tout sourire. À quoi pense-t-elle ? À sa place future dans le superbe édifice lorsque les élections seront passées ? Et lui ? Aux bénéfices qu'il engrangera par la grâce publique ? Au cours de l'action de sa société ? Et eux ? Tous ! À quoi songent-ils ? Rêvent-ils de puissance, ou bien de transcendance ?

    Il détourne la tête, écœuré par tant de mépris et de suffisance, d'orgueil, d'hubris.

    Avec délicatesse, il referme son livre, l'enveloppe entre les doigts : une lettre, une clé, une photographie, dont les reflets se détachent en arrière-plan. Soudain, la foule s'agite, elle se meut, puis se disperse ; il lève les yeux. Mais rien, il n'y a rien dans le ciel ; seulement les nuages qui assombrissent un peu plus la plaine céleste. Scélérat, le vent manque de lui arracher le cliché des mains. Sur la surface du papier glacé aux couleurs délavées, il devine un visage aux traits creusés, presque cachectiques, des orbites soulignées de cernes épaisses et des cheveux fins aux pointes cassées. Du bout des doigts, il la caresse, découpe la silhouette, cependant que des larmes roulent le long de ses joues.

    — Z'auriez pas une pièce ou deux, m'sieur ?

    Lourde, pâteuse, la voix le prend au dépourvu. À quelques pas de lui, une femme, à la mine rouge et vérolée, l'observe à la dérobée. Ses yeux bistre roulent dans ses orbites, cependant qu'elle tente d'esquisser un sourire, dévoilant une bouche sans dent, d'où s'échappent de violents relents d'alcool. Franz fouille dans la poche de son pantalon, d'où il tire une poignée de piécettes, qu'il glisse dans la main avide. Aussitôt refermée sur son trésor, la silhouette s'enfuit. Du regard, Franz la suit ; il la voit qui court en direction de la passerelle, mais aussi l'automobile ; l'automobile qui la fauchera bientôt. Il voit, mais n'agit pas. Il voit, mais ne la retiendra pas ; il ne l'avertira pas. Les paupières closes, il écoute ; il écoute le silence qui précède l'instant.

    Pourquoi lui, plutôt qu'elle ?

    Bruit de heurt et de tôle froissée, mais le véhicule ne s'arrêtera pas ; il ne freinera pas, car il ne la verra pas, il ne la voit plus ; la ville est devenue une ogresse qui un à un dévore ses enfants.

    Il, elle. Elle dans son corps, il dans sa tête. Dans le miroir, son reflet se trouble, ses formes se brouillent et se dédoublent, ses chairs se confondent. Elle n'est plus un homme, il n'est plus une femme ; il est une ombre.

    — Nathalia ! Le dîner est prêt !

    La voix est là, si égale, si semblable, comme toutes les autres fois.

    Nathalia... L'écho de la voix résonne dans sa tête.

    — Qui est Nathalia ? murmure l'enfant à son regard.

    De l'autre côté, la silhouette esquisse les mêmes gestes, les mêmes grimaces, les mêmes mimiques. Une main sur le visage, l'autre posée sur la surface glacée, elle en dessine les contours, les atours.

    Le visage levé vers le ciel, il regrette l'absence de l'augure, de l'obscure ; trop de clarté, trop de luminosité. Las, il range la photographie dans son portefeuille. Son manteau fermé, il fuit, il s'enfuit en direction de la zone, là où jadis s'élevaient de fiers navires amiraux. Ses chaussures martèlent le macadam dans un bruit infernal. Parfois, des quidams tournent la tête vers lui ; il s'en désintéresse.

    Nous ne pouvons encore donner un bilan, mais les disparus se comptent déjà par centaines. Fort heureusement, les tunnels étaient vides à cette heure tardive ; les équipes de nuit travaillaient plus loin. Cependant, les autorités assurent que tout sera mis en œuvre pour sécuriser les autres ensembles immobiliers, en attendant les conclusions définitives de l'enquête, qui s'annonce déjà fort longue et délicate. En effet, aucune solution, même temporaire, de relogement n'est envisageable pour le moment. Rappelons-nous des violentes manifestations, ainsi que des émeutes qui eurent lieu, lorsque fut décidé le transfert d'une partie des errants du quai Branly, dans l'un des immeubles appartenant au groupe LVMHK, suite à sa réquisition par le TGI du 7e arrondissement.

    Au pied de l'abîme, où s'entremêlent tiges d'acier rouillé et autres gravats, il tend la main. Dans le vide, la photographie se tord soudain tandis que des flammes percent la surface. Dans le vent, les cendres s'envolent, se dispersent ; au creux de sa paume ne demeure plus qu'une minuscule cartouche noircie, à peine plus épaisse que l'ongle d'un pouce. Du bout des doigts, il s'en saisit et la glisse dans une fente de son portefeuille.

     — Pourquoi seulement maintenant ? murmure-t-il à l'adresse des ruines.

    — Peut-être sais-tu qu'on ne peut mener seul une croisade, semble soupirer le vent.

    — Tu as sans doute raison, ou alors était-ce ma lâcheté ? rétorque-t-il dans le vide.

    Un rire cristallin tinte à ses oreilles :

    — Imbécile !

    Entre ses doigts, le papier glacé s'effrite tandis que la cendre s'envole.

    — Adieu, Nathalia, murmure Franz, comme le souffle de Borée achève de lui arracher les dernières bribes de son souvenir.

    Douloureux, il retient les larmes qui montent.

    — Pourquoi pas maintenant ?

    En face d'elle, l'homme aux yeux de verre ne dit rien, pourtant son regard aveugle parle pour lui. Il ne sourit pas. Avec lenteur, il étend un bras vers l'horizon sanglant. En contrebas, la rumeur enfle, se répand, se meurt comme ils se dispersent. Mais ils reviendront, elle en est certaine.

    — Je suis trop jeune, n'est-ce pas ? ajoute-t-elle.

    L'homme rit, mais ne se moque pas.

    — L'âge ne se mesure pas aux nombres d'années, ni même à l'orée du savoir. Gnothi seauton, jeune fille.

    Les mots se sont échappés de ses lèvres entrouvertes semblables à un souffle égaré.

    — Gnothi seauton ? répète-t-elle, égarée.

    — La connaissance de soi, soupire-t-il dans un sourire, tandis que sa présence s'efface.

    La figure soucieuse, face au gouffre qui a englouti son souvenir, il s'interroge ; ses doigts caressent sur la surface organique de son téléphone. En dessous, l'abîme l'appelle, comme elle le contemple de son œil aveugle. Mais il se détourne et, l'oreille collée contre l'appareil, il écoute la tonalité aigrelette ; certaines choses ne changent pas. Au-dessus de sa tête, les drones vont et viennent, indifférents à la fourmilière humaine qui s'active en contrebas. Une voix grésille dans le téléphone. Il parle, mais le vent emporte ses paroles ; une main sur la bouche, il parle plus fort. L'échange ne se poursuit pas. Les yeux étrécis, il raccroche, puis range son combiné dans sa poche. De l'autre côté, la harde a repris sa marche dans le néant. Hallucinés, prisonniers d'une réalité qui ne dure que le temps du jour ; sans doute avait-il perdu le contact avec quelque satellite.

    — Tu viens ou pas ce soit au cinoche ? Y passe Zombie : Le crépuscule des morts-vivants ! Viens ! lui crie Vince.

    Les cheveux soigneusement établis en une lourde crinière qui lui tombe jusqu'au creux des reins ; une figure d'éternel adolescent, le jeune homme la couve d'un regard concupiscent. Pendant ce temps, ses doigts s'agitent déjà et roulent un stick qu'il fourre aussitôt dans sa bouche. Désabusée, elle l'observe, puis tend la main.

    — OK, balance-t-elle. Mais tu fais tourner d'abord.

    Goguenard, il lui tend le joint.

    — Merci, marmonne-t-elle comme elle tire dessus. Aussitôt, la fumée âcre lui emplit les poumons.

    Oublier... elle n'aspire plus qu'à cela. Oublier son sexe, oublier sa maison de chair. Des doigts s'agitent autour de sa poitrine, mais elle n'y prête aucune attention. La figure tournée vers le ciel, son esprit se détache d'un corps devenu trop étroit, sur lequel s'acharne un être qui ne voit en elle qu'un jouet. De sa bouche entrouverte, un jet bleuté jaillit et s'élève dans la nuit.

    Franz secoue la tête et chasse le souvenir. D'un regard en arrière, il contemple une dernière fois l'abysse qui s'agrandit sous ses pieds.

    — Wer mit Ungeheuern kämpft, mag zusehn, daß er nicht dabei zum Ungeheuer wird. Und wenn du lange in einen Abgrund blickst, blickt der Abgrund auch in dich hinein(4), murmure-t-il, la figure tournée vers le vide qui l'aspire.

    Au fond, son cadavre gît ; ses yeux grands ouverts le fixent, tandis que de sa bouche grimaçante s'échappe un ricanement sinistre.

    — Pourquoi le poursuivre ? Il n'est qu'une chimère issue de ton imaginaire ! lui susurre-t-il, en même temps qu'il sautille au milieu des ruines. Laisse-toi donc aller dans l'obscur ! Renonce donc à ta fausse nature humaine et rejoins-moi dans les ténèbres ! Rappelle-toi son goût !

    — Qui êtes-vous ?

    L'étranger lui tourne le dos.

    — Pourquoi me poses-tu la question ? Ne t'ai-je point mis en garde ?

    Dans sa poitrine, son sang se glace. À ses pieds le bitume vole en éclat, le poing enfoncé dans le sol.

    — Si... murmure-t-elle, retenant ses lames de douleur.

À quelques pas de là, un homme gît sur le flanc, sa gorge n'est plus qu'une plaie béante. Tétanisée, elle relève sa main ensanglantée ; ses doigts pendent lamentablement.

   L'homme se retourne et la lui prend, avec douceur, sans douleur, puis la bande.

    — Nathalia, soupire-t-il, comme il serre le nœud au-dessus de ses phalanges.

    — Je sais, murmure-t-elle, résignée, la tête penchée sur le côté.

    — Non, souffle-t-il.

    Stupéfaite, elle le fixe un instant sans comprendre. Un doigt sur ses lèvres, il lui chuchote quelques mots à l'oreille, puis se relève et s'empare du cadavre, avant de disparaître. Seule dans la rue, elle erre, hébétée, le goût du sang dans la bouche. Soudain, une boule se contracte dans son ventre ; appuyée contre le mur, elle contemple ses pieds éclaboussés du liquide écarlate.

    — Pourquoi ? Pourquoi ? hurle-t-elle dans la nuit. Pourquoi m'abandonnes-tu ?

    — La liberté n'a pas de valeur si elle ne comprend pas la liberté de faire des erreurs(5), souffle une voix dans son dos.

    Le poing serré, Franz hurle de douleur, lorsque ses ongles lui rentrent dans les chairs et les déchirent de l'intérieur.

    — Accepte ta nature ! lui crie le spectre comme il s'évanouit dans la nuit artificielle.

***


    Bagnolet, France, 27 février 2067

    Vingt ans se sont écoulés... Par la fenêtre, Achille aperçoit les portes du parc qui se referment. Plus de gardien, plus d'humain, seulement des caméras et des automates qui, maintenant, balayent de leur regard les lieux ; au bout de la rue, le cycliste a disparu.

    Où s'en est-il allé ?

    Sûrement pédale-t-il derechef pour achever son parcours avant la nuit tombée.

    Lentement, il s'écarte de la fenêtre, puis d'une main lasse tire le rideau, qui occulte alors le crépuscule naissant. Posé sur le guéridon, l'album, encore grand ouvert, est comme une vue sur le passé avec ses couleurs fanées.

    Bien sûr, ce n'est pas lui qui avait pris ce cliché. Mais combien de fois ne l'a-t-il point contemplé ? Contemplé, sans le remarquer. Il pourrait en rire ; après tout cela fait seulement quatre ans qu'ils sont collègues et amis. Pourtant, quelque chose dans sa mémoire s'est éveillé.

    Le volume clos, il s'en saisit puis le range au milieu des autres. Sur la tranche, une étiquette collée indique les années : 2030 ; 2040 ; 2050, puis c'en est d'autres, presque incongrues : 1970 ; 1980. La main refermée sur l'un d'entre eux, il s'en empare puis s'assoit dans son fauteuil. Éclairé par sa lampe à pied, les visions défilent, celle d'une époque où se mêlaient une certaine idée de la liberté et de l'insouciance. Une à une, il contemple les photographies. Certaines lui arrachent des soupirs quand d'autres provoquent des sourires. Paisible, il passe une à une les pages, lorsque son regard accroche soudain une image : une femme, dans un fauteuil. Vêtue d'une robe fourreau sur laquelle sont dessinés des motifs floraux, un foulard rose est noué sur sa tête, son bras replié sur sa poitrine, sa main retient son décolleté ; juste au-dessus de son coude, un bracelet argenté.

    Que voit-elle derrière ses paupières closes ? Pourquoi ne tourne-t-elle pas la figure vers la personne qui a pris la photographie ?

    Autant de questions qui en réalité n'attendent aucune réponse. L'album toujours, il se saisit de son téléphone et compose un numéro. Dans le noir, ses lèvres bougent, dans le soir ses mots se fondent. Lentement, son doigt effleure la surface lisse du miroir informatisé. Son geste, un instant suspendu, il s'empare tout à coup de l'image en papier glacé, puis la glisse entre deux feuillets plastifiés.

    — Ah... soupire-t-il, tandis qu'il enfile sa veste, puis ses chaussures ; sa tête coiffée d'un homburg.

     Sur le seuil de son immeuble, son col relevé, il fixe les rares étoiles d'éternité.




1 : Le sang est la vie et je l'en ai fait mienne. Le sang est la clé qui enfermera la mort.

2 : Friedrich W. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le livre de poche, Gallimard, 1947, p.225-226

3 : Lao Tseu

4 : Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Et quand ton regard pénètre longtemps au fond d'un abîme, l'abîme, lui aussi, pénètre en toi. Friedrich W. Nietzsche

5 : Mahatma Gandhi

*Pink Floyd : Echoes

Des étrangers passent dans la rue

Par hasard leurs regards se croisent

Et je suis toi et ce que je vois est moi

Et dois-je te prendre par la main

Et te conduire à travers la terre

Et m'aider à comprendre le meilleur de moi

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