Chapitre 23 : Requiem au Levant
Le capital est du travail mort, qui ne s'anime qu'en suçant tel un vampire du travail vivant, et qui est d'autant plus vivant qu'il en suce davantage.
Karl Marx, Le Capital
Insolite réflexion que celle qui me vient alors que je sors de l'amphithéâtre. Tout le temps de ses explications, je n'ai eu de cesse de me sentir importuné. Cependant, chaque fois que j'eus porté mon regard en direction de l'étranger, celui-ci semblait s'être dérobé, et je découvrais sans cesse de nouveaux visages qui, en retour, me saluaient. Je ne reproche rien en une curiosité aussi soutenue à mon égard, en même temps qu'elle ne gâte en rien les raisons de mon accession. Or, ce fut à peine si je pus suivre, avec l'attention dont je lui savais gré, les propos du Docteur Seward. Néanmoins, je remarque que je n'ai nullement ressenti cette intrusion au cours de la présentation du cas R.M.R ; un cas au demeurant fort étrange, à part de l'épidémie de folie qui semble s'être propagée dans les bas-fonds de notre chère ville de Londres :
Avoué pour une étude notariale, il fut retrouvé errant quelques jours après son retour d'un voyage d'affaires, occupé à se sustenter de mouches et autres insectes. Interrogé, il expliqua qu'il devait ingérer des vies afin de s'arroger leur propre vitalité.
Par une singulière coïncidence, mais je serais sot si j'apportais le moindre crédit à cette hypothèse, il développe, à mesure que la vague de folie s'étend sur la cité, un nouveau schéma dans sa manie. À la manière de chaque vie dont il se sustante et s'approprie – des prédateurs font de même – il grandit. Désormais ne mange-t-il plus de mouches, ou autres papillons, mais des araignées, semblant se nourrir, métaboliser par-là toutes les vies dont elles tirent leurs forces.
« Pourquoi ne s'en tient-il que là, Docteur Seward ? Lui avez-vous posé la question ? » avait soudain lancé quelqu'un dans l'assemblée.
Je n'ai pu voir l'intervenant. Pourtant je demeure persuadé qu'il n'était nulle autre personne que cet homme, qui n'a eu de cesse de me dévisager au cours de la conférence. Une ombre est passée dans son regard, les lèvres pincées il hésitait. Comme sa main gauche tremblait, sa manche glissa de quelques pouces le long de son bras. J'aperçus, avant qu'il ne le relevât, les fils blancs d'un bandage de lin.
« Oui, je lui ai posé la question, monsieur ! » s'était alors rengorgé le Docteur Seward. « En effet, pourquoi ne manger que des araignées, puisque les araignées, bien que prédatrices, sont également des proies de choix pour des oiseaux, par exemple ? »
Je me rappelle, un trouble avait saisi l'assemblée, tous retenaient leur souffle, tandis que je notais l'état d'excitation croissante de notre interlocuteur.
« Messieurs, il n'est pas plus dangereux que le maniaque dont le regard s'illumine. L'on en suit les idées, l'on s'aventure en sa compagnie sur le chemin tortueux de son esprit ; combien effroyables soient-elles. »
Agité, ses mains tremblaient maintenant avec tant de vigueur, qu'il ne put s'emparer du verre et de la carafe, sans manquer de les heurter ensemble.
« Un feu nouveau avait soudain illuminé le fond des yeux rendus fous. Que j'eusse accédé à son désir, et j'eusse libéré le démon, que j'ai entraperçu un bref instant auparavant. »
Passé la confusion qui suivit cette confession, en mon esprit je relisais les notes de feu mon ami le Docteur Jekyll ; la manière dont il tira de son sommeil un monstre dénommé Hyde.
Journal de H.F
Le 31 mars 1894
***
Paris, France, 27 février 2067
Debout au milieu d'un parterre de fleurs glacées, serein, les yeux tournés vers le firmament, il tend le bras puis écarte les doigts de sa main comme pour recueillir les premières larmes du jour. À ses pieds, quelques herbes couchées trahissent la présence d'une silhouette autrefois assoupie. En face, les quatre tours émergent peu à peu de leur cocon de brume. Lentement, il referme ses phalanges sur l'astre et l'emprisonne. Un instant, plongé dans les ténèbres, il saute dans le vide. Agenouillé au pied de la muraille, il se redresse. Rares sont les véhicules sur cette portion du boulevard, tandis qu'en contrebas se dessine la file ininterrompue des voitures, qui naviguent sur l'autoroute.
— Pourquoi suis-je venu ? soupire-t-il, la figure tournée vers l'immensité de verre et d'acier.
Immobile, à quelques mètres du passage protégé, les yeux posés sur l'écran de son téléphone, son pouce à quelques millimètres de la surface luminescente, il paraît hésiter.
Message effacé
— Mesdames, messieurs, merci encore de votre dévouement. Je sais que nombre d'entre vous sont revenus sur leurs congés, néanmoins la gravité des événements justifie cette convocation en urgence.
Cernés, la mine déconfite pour certains, les traits tirés pour la plupart, tous sont pour autant attentifs. La figure lugubre, le préfet de police de Paris, les deux bras posés sur son pupitre, semble marquer une hésitation. Soudain, il se redresse puis se retire tandis que l'image brute jaillit de l'écran :
Des ombres, une rame de métropolitain, un décor de faïence, le chaos, le sang, la mort.
En cet instant, il pense à une nature morte.
Est-ce l'angle de la caméra, ou bien est l'œil inconscient du photographe, qui lui a donné corps ?
En premier plan, il y a cette femme, démembrée, éparpillée, son landau incrusté dans l'écran plasma, désormais noir ; la fumée, épaisse, en dissimule le visage, mais non la silhouette, maintenant grotesque. En arrière-fond, la bouche noire du tunnel et son feu tricolore, soudain à l'arrêt, éborgné, déglingué ; son œil crevé pend au bout des fils à demi dénudés par le souffle de l'explosion. Puis, il y a la rame, tordue par le milieu, ses flancs déchiquetés orientés vers les hauteurs de la station, les câbles et les tôles désarticulées comme le seraient des boyaux arrachés.
Où sont les passagers ?
Éparpillés, dispersés, ventilés, comme l'aurait dit un mauvais comique qui reprendrait Audiard. Ils étaient là, quelque part, gisants pour certains, agonisants pour d'autres et partout la fumée, dense, opaque, suffocante, charriant ses odeurs de terreur et de mort.
Enfin, il y a le nom, prononcé d'entre les lèvres du préfet :
Tsadiqim
Tsadiqim, les Justes... Des juifs ? Oui ! Mais pas seulement, trois monothéismes rassemblés sous une même bannière, des fanatiques, dont la violence n'est, en fait, que le pendant de celle de l'époque.
L'exécution, la lettre, le sceau, tous pointent dans leur direction. Mais il ne leur appartient plus d'y répondre.
Alors, pourquoi continuer ? Pourquoi poursuivre ces chimères ?
Et si la solution était cela. Non pas montrer les coupables, mais expliquer leur geste.
— Puis-je voir votre carte, monsieur ?
La voix métallique résonne presque dans le hall silencieux ; il est certainement le premier visiteur. Située dans un puits de lumière, l'entrée baigne dans les lueurs orangées de la matinée. D'un mouvement lent, il produit son portefeuille d'où il tire une morceau de plastique d'un gris douteux, qu'il glisse dans la fente prévue à cet effet.
— Bonjour, monsieur Caplon. Nous sommes ravis de vous revoir. Vous n'étiez pas revenu depuis quatre mois, vingt-deux jours et trois heures.
Les yeux rivés sur la partition glacée, il subit stoïque le bavardage, aussi futile qu'intrusif, de la machine. Derrière lui, une silhouette s'avance, une femme peut-être ? Il hausse les épaules ; elle le dépasse, puis s'éclipse par une porte de service dissimulée dans la façade.
— Où désirez-vous vous rendre, monsieur Caplon ?
— Département de mythologie comparée, lance-t-il.
— Fort bien, monsieur Caplon. Ascenseur C3, vingt-septième étage.
— Merci, murmure-t-il sans conviction, tandis qu'il s'éloigne sous l'œil inquisiteur du majordome.
Sur les murs, des portraits s'alignent, reprises d'œuvres classiques par des artistes en vogue. Soudain, l'un d'eux attire son attention ; une Joconde au sourire triste et forcé, malgré des yeux demeurés rieurs.
« 2074 – Module Nocturne numéro 3 » déchiffre Franz sur le carton apposé au bas de la feuille de papier glacé.
Dans le fond, ruisseau, forêt et chemin ont cédé la place à des tours élancées, agencées selon un dessein tortueux, plongées dans une nuit sans étoiles, illuminées par une lune absente.
— Module nocturne... Nocturne préambule... Mortel préambule...
La pluie a presque entièrement lavé le macadam. De son être, il ne demeure rien ou presque, sinon ses effets personnels. Accroupie sur le bord du trottoir, elle attrape un sac de vinyle, ainsi qu'une pince. Ses mains sont encore celles d'une femme et le regard grivois, que lui jette son collègue par-dessus l'épaule, ne le trompe pas. De grosses gouttes d'eau dégoulinent sur son visage, puis s'écrasent sur le bitume sale. Entre les plis d'un habit délavé, elle a repéré l'éclat mat au milieu de l'amas.
— Quand vous aurez fini de vous rincer l'œil, vous voudrez bien amené cet anneau au labo avec les autres pièces.
Un grommellement, suivi d'un bruit vulgaire, ponctue la tirade.
— Merci !
— Pas de quoi, rétorque l'intéressé, qui s'éloigne en direction d'une voiture grise.
Un genou posé sur le sol, elle caresse les pavés détrempés tandis que résonnent dans sa tête les paroles de son médecin. La figure grave, il n'a jamais porté sur elle le moindre regard équivoque ou désapprobateur ; elle remarque comme ses yeux sont humides. Il tient entre ses doigts la feuille de papier défraîchie sur laquelle court une série de chiffres à la signification obscure ; T4, T8, CD3, HLA-B27, Il-2.
La pluie charrie les débris et emporte les restes d'un habit de soirée. À quelques dizaines de mètres de là, le lourd portail en fer forgé d'un hôtel particulier la contemple d'une mine sévère. Aucun témoin, aucun indice, aucun suspect et, surtout, un mort impossible.
— Et merde !
Poussière, tu es né poussière, tu t'en retourneras poussière. Entre les doigts de son collègue, le sac a pris feu. Jeté à la hâte sur le macadam, il ne reste plus qu'un petit tas de cendres, un peu de cendres emportées par le vent.
Franz se retourne et appelle l'ascenseur qui l'emportera vers les hauteurs. Curieux, il explore une fois encore les tableaux suspendus, figés dans leur écrin de papier glacé. Soudain, un trille le tire de ses réflexions tandis que les mâchoires d'acier s'ouvrent en silence.
— Où désirez-vous vous rendre, monsieur Caplon ? Il paraît que la nouvelle collection Gucci fera virer toutes les têtes, dans les mois qui viennent, à moins que vous ne souhaitiez assister à la conférence des Astres, avec le soutien de la fondation Rio Tinto.
Pour toute réponse, Franz enfonce un bouton, oublieux du débit mécanique de la machine, dont la voix censément mélodieuse se répand dans la cabine.
— Donnez-moi vos mains, lui ordonne-t-elle.
— Elles ont rien, mes mains, rétorque l'homme. Ça va aller, j'suis pas une femmelette !
— S'il vous plaît, insiste-t-elle.
Brûlée à la surface, la chair rougeoie, par endroit des cloques commencent à apparaître.
— Vous l'avez lâché tout de suite, n'est-ce pas ?
— Bien sûr ! J'suis pas manchot. Dès qu'ce truc s'est mis à fumer, j'l'ai balancé par terre. J'ai même pas senti de picotements. Rien ! s'énerve-t-il.
Silencieuse, elle examine les mains meurtries de son collègue : la peau est froide, alors même qu'elle présente tous les signes d'une profonde lésion. Soudain, elle avise un café et se précipite à l'intérieur.
— Hé ! Vous allez où comme çà ? Nathalia ? Nathalia !
Mais elle ne l'entend pas. Quelques minutes plus tard, elle revient un seau à champagne entre les bras.
— Ah ! C'est la meilleure çà ! On trouve un macchabée pas piqué des vers et vous sortez le champagne.
Cependant, il n'a pas le temps d'ajouter autre chose, qu'elle lui attrape les mains, avant de les plonger au milieu des glaçons.
— Serrez les dents, lieutenant. Vous me remercierez plus tard ! glapit-elle.
— Bordel ! jure-t-il comme il voit fondre les glaçons à une vitesse folle.
Pendant ce temps, elle est retournée dans la brasserie, pour en revenir avec un nouveau chargement.
— Mais il se passe quoi ? couine son collègue, comme elle verse une nouvelle rasade de glace.
— La question à cent balles, lieutenant ! Si nous le découvrons, nous aurons résolu l'énigme de la mort de notre client.
— Vingt-septième étage, département de mythologie comparée. Si vous le désirez, nous pouvons effectuer pour vous une réservation pour la conférence du professeur Ayadra Tsukomi qui aura lieu la semaine prochaine : « Espaces Sigmoïdes : une application physique, avec le soutien de Enginn® et de Medico© ».
Mais déjà Franz a appuyé sur l'un des boutons du panneau et les portes se sont refermées, emportant en d'autres lieux l'inconvenant. Dans le corridor, la moquette étouffe le bruit de ses pas, cependant que des haut-parleurs invisibles diffusent une discrète musique. Navré, il secoue la tête comme il s'enfonce dans le dédale illuminé par des plafonniers, alors même qu'ils sont entourés de baies vitrées. Sur les murs, il aperçoit des réclames éparses, quelques affiches perdues aux couleurs délavées, un plan d'évacuation, à côté de l'alarme. Au fond du couloir, au-dessus de la double porte, une plaque annonce le département de Mythologie comparée et Philosophie.
La main posée sur la poignée, il hésite.
— Excusez-moi ! Mais je désirerais passer, monsieur ! s'exclame, tout à coup, d'une voix revêche une femme au regard de glace.
Sur ses lunettes défilent de minuscules mouchetures mordorées. Sans un mot, Franz s'écarte. Sans même un remerciement, elle le dépasse, franchit le seuil, puis disparaît derrière une étagère. Sous ses yeux, la porte se referme dans un chuintement de métal fatigué. Au-dessus de sa tête, le haut-parleur annonce les débuts d'une conférence, laquelle ne retient en aucune manière son attention.
— Sommes-nous des légendes ? soupire-t-il comme il pousse le battant. Il y a si longtemps qu'il n'est pas revenu. Combien d'années ? Des décennies, sans doute. Intérieurement, il remercie Achille ; lui qui n'y avait vu qu'un jeu.
— Tu veux quoi ?
Les sourcils froncés, Franz le fixe d'un regard noir.
— Tu m'as très bien compris, Achille.
Moqueur, celui-ci étire ses lèvres en un magnifique sourire.
— Mais non ! Tu n'as pas saisi. Je m'attendais à quelque chose de plus spectaculaire, de plus romanesque. Ce que tu me demandes, c'est... hum... L'enfance de l'art.
En cet instant, il a senti sa carapace s'écailler. Pas grand-chose, juste une chiquenaude, une entaille, pourtant...
Rien ne semble vouloir troubler l'ordre. Peut-être les collections se sont-elles enrichies ? Appauvries ? Cependant, rien n'a changé tout est à la même place, le même mobilier déclassé, les mêmes chaises usées, les mêmes bureaux fatigués ; les projecteurs holographiques ont seulement remplacé les écrans incrustés. Franz soupire, il ignore s'il doit se sentir désolé ou bien se réjouir. Du coin de l'œil, il a repéré l'antique fauteuil Voltaire face à la baie vitrée. Son odeur de cuir vieilli, ses ressorts qui gémissent dès que l'on s'assoit dessus, les craquelures de son revêtement. Un sourire effleure ses lèvres tandis que ses pas le portent vers lui. Sur la table traînent quelques journaux jetés à la hâte, sans doute un puriste de la presse écrite.
Morts mystérieuses à l'IVR de Gif-sur-Yvette
À l'heure où nous couchons sous presse, l'identité des victimes est encore inconnue.
Drame à l'IVR de Gif-sur-Yvette
Effondrement de l'aile ouest du bâtiment
Aucun blessé à déplorer, lourds dégâts matériels
De vieilles coupures, Franz les repose avec respect sur la table. Par l'embrasure du volet en bois, il aperçoit les premières lueurs de la ville : mélange de mauve et d'orangé, qui se reflètent sur les tours toutes proches. Sans hâte, il se relève, puis se glisse entre les panneaux pour mieux embrasser du regard le ciel embrasé par l'astre au commencement de sa course. Personne ne l'a remarqué ; mélancolique, ses yeux coulent vers ses mains : des mains d'homme-femme, fines et puissantes. Sur sa figure, les couleurs du levant donnent à sa peau un halo tout à la fois cuivrés et mordorés.
— Je constate que, même après tant d'années, certaines habitudes ne changent pas, n'est-ce pas, murmure soudain une voix derrière lui.
— Vous non plus, Claude, rétorque Franz à mi-voix, sans se retourner. On ne se lasse jamais de ce spectacle.
— Non ! En effet...
La présence se glisse à ses côtés, lente, fragile.
— Puis-je voir votre visage ?
— Pourquoi ?
— Sans doute à cause de mon grand-père, il m'a si souvent parlé de vous, commissaire. Et puis je n'ai pas oublié.
Franz retient avec difficulté un fou rire.
— Vous aurai-je vexé ? s'enquiert son compagnon, comme il ôte son Borsalino.
— Aucunement ! Non ! Seulement...
Franz se tait, porté par le flot des souvenirs que sa présence ravive.
— Si vous le désirez, nous pouvons nous rendre sur les terrasses, j'y ai mes entrées, lui propose-t-il dans un sourire.
— Vos entrées ? s'amuse Franz.
Quelques instants plus tard, un vent frais manque d'emporter son chapeau.
— Vous devriez faire plus attention, Claude, lui murmure Franz, comme il lui tend le couvre-chef, couvert de poussière.
Stupéfait, le vieillard s'empare de son Borsalino d'un geste machinal, avant d'éclater de rire.
— Dire que je croyais qu'il affabulait lorsqu'il me parlait de vos exploits, mais...
Il n'achève pas sa phrase, troublé par le regard insondable de celui qui, un jour, fut une femme. Le chapeau entre les doigts, il le serre alors que le vent redouble de violence.
— Après tout, c'est vous qui l'avez sauvé, enfin ses mains.
Une odeur de plastique fondu et de chair brûlée le saisit ; brusque écho du passé.
— En effet... cependant, je n'étais pas encore moi-même à cette époque, plus tard. Oui, plus tard.
À côté de lui, le vieil homme le fixe d'un air presque admiratif, tandis que la brise agite ses cheveux rares.
— C'est incroyable. Vous ne portez aucune marque, aucune altération, vous vous glissez dans le flot sans jamais lui offrir la moindre prise. Pourtant, je ne vous envie pas. J'ai eu, ce que l'on pourrait appeler une vie bonne et, touchons du bois, je suis encore vert pour mon âge. Mais non, j'espère bien croiser un jour, au bout d'un chemin qui aura été le mien, la dame à la faux.
Franz sourit. Quand alors sonnera le tocsin, il se présentera et l'emportera, ainsi qu'il vient d'en formuler le souhait. Au loin le disque rougeoyant s'élève au-dessus des tours, qui dispersent ses rayons aux alentours, comme si elles cherchaient à se débarrasser de quelques carcans.
— Est-ce douloureux ? demande-t-il soudain, les yeux tournés vers l'horizon sanglant.
— Quel est-ce quoi, que vous dissimulez, Claude ? lui retourne Franz d'une voix sans animosité.
L'homme porte sur lui un regard empli de compassion et de mélancolie. Au fond, il devine les souvenirs, beaux, amers, oubliés ou douloureux encore, les joies, les retrouvailles, les adieux, les traces d'une vie pleine d'émotions.
— Oubliez ma question, je vous prie, Nathalia ! murmure-t-il.
— Nathalia, répète Franz d'une voix émue.
Depuis combien de temps ne l'a-t-on pas appelé ainsi ?
Cent ans ?
Oui... Presque cent ans. Un battement de cil pour la planète, une éternité pour un humain. Des larmes lui montent aux yeux. Dans la bouche de cet homme, son prénom sonne comme une clameur, un cri oublié qui reviendrait à la vie. Au fond de sa poitrine, une vieille cicatrice s'entrouvre, mais il ne ressent aucune douleur, aucune peur, seulement une paix indicible.
— De qui étiez-vous amoureux, Claude ? D'elle ou de moi, ou peut-être les deux ?
Les mots s'échappent, sans qu'il ne cherche à les retenir.
Souriez commissaire ! Vous aussi lieutenant !
— Vous avez gardé cette photo ? murmure Franz comme son compagnon exhibe hors de son portefeuille souffreteux un vieux cliché aux couleurs fanées.
Claude hoche doucement la tête ; une larme au coin de l'œil. Avec lenteur, elle roule le long de sa joue. Le regard baissé, il n'ose croiser ceux de celui qui, un jour, fut un amour impossible. Un pâle sourire se dessine sur ses lèvres diaphanes.
— C'est drôle ce que l'on peut être idiot lorsque l'on a quatre ans : tombé amoureux d'une dame dont on ne connaît que le visage et seulement les récits rapportés par son grand-père. Je sais qu'il vous trouvait étrange, bizarre même. Pourtant, quand il parlait de vous, même lorsqu'il ne pouvait s'empêcher de lancer une ou deux remarques grivoises à votre égard, je sentais derrière ses paroles épaisses un sentiment, non de l'admiration ou de l'amour, mais quelque chose de plus profond, de plus précieux, de plus indicibles.
— De la fascination ?
Les yeux posés sur le vieil homme, Franz passe une main sur son épaule, une main fine et délicate, encore une main de femme. Doit-il s'en réjouir ? Le regretter ?
— Oui, de la fascination.
À l'horizon, les nuages s'élèvent et se parent de nouvelles couleurs. Derrière eux, la tour de la faculté de science pleure des larmes de sang.
— Et un jour, vous êtes revenu. Mais vous n'étiez plus la même. Pourtant vos yeux, eux, votre regard, sa profondeur, rien n'avait changé. J'avais quatorze ans et je vous aimais encore. Vous ne m'avez pas remarqué ce jour-là. Je m'étais enfermé dans ma chambre, d'où j'espionnais la fille des voisins en face. Cependant, c'est vous que j'ai découvert à la place... Papi était très malade, le crabe lui rongeait les poumons... et chaque fois il regardait ses paumes, désespéré de mourir avant d'avoir résolu l'énigme ; étrange coïncidence
— Une synchronicité, Claude. Oui, une synchronicité, murmure Franz.
Le vent emporte ses paroles, laissant les deux hommes dans l'expectative. Sur les lèvres de Claude, le sourire s'efface, ses traits s'affaissent et accusent soudain le poids des ans ; avec hésitation, il glisse une main dans celle de Franz.
— Enfin, vous êtes venu, puis vous avez disparu, encore plus mystérieuse qu'une dame blanche sur une route de nuit.
À ces mots, Franz rit, un rire cristallin, presque enfantin.
— J'ignorai que les enfants du millénaire, ainsi que certains vous avaient surnommé, avaient connaissance de leur réalité.
À côté de lui, le visage de Claude se ferme.
— Ne vous moquez pas, Nathalia. Je n'ignore pas qu'elle existe... affirme-t-il.
Franz se tait.
— Excusez-moi, Claude. Seulement, je ne savais pas que c'était ainsi que l'on nous désignait ; nous avons reçu tant de noms au fil des temps que nous les oublions et les perdons. Sinon, pourquoi m'avoir posé la question ? Pouvez-vous me dire quand vous l'avez découvert ?
Claude détourne la figure. Le vent frais fouette son visage buriné et lui rappelle soudain le fleuve long de l'existence.
— C'est étrange, vous ne me demandez pas pourquoi j'ai conservé pour moi votre secret.
À son tour, Franz rejoint Claude. À leurs pieds, la Seine coule dans son lit avec paresse, parée des couleurs mordorées du lever.
— Je ne le désire pas, car je connais déjà la réponse. Dans un monde où tous craignent la mort et la repoussent à coup d'artifice, seuls les œuvriers possèdent encore le don.
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