Chapitre 20 : Les Invisibles
Peut-on changer l'humanité sans la perdre ?
Jacques Testard
Ma sœur, sans doute, aurais-je dû, à mon corps défendant, accepter votre invitation ? Cependant que je ne désirais nullement vous imposer ma présence à vous et à votre époux. Laissez-moi plutôt aux prises avec mes démons et mon tourment ! Je ne puis vous imposer la vision d'un homme que tout pousse vers les sombres abysses de la démence.
J'ai regagné Londres à la demande de certains de mes amis et confrères. Hélas, que je m'en vienne et, de nouveau, surgissent les hideuses figures du passé ; ce maudit spectre revient me hanter. Je vis reclus dans une chambre que je loue pour quelques shillings la semaine et mon seul horizon se limite à la faculté de médecine, où je me rends chaque après-midi, pour m'en retourner avant la nuit tombée.
Il me faut vous le confesser, j'ai peur. Dès lors que le soleil étire ses derniers rayons, que les premières étoiles prennent d'assaut la céleste voûte et je me souviens de sa figure grimaçante, masque blafard qui se détache dans le noir. Je l'entends qui chuchote à mon oreille, quand ce n'est pas son souffle sur ma nuque.
Est-ce lui qui terrorise la ville ? Lui ! Hyde !
Je n'ose le croire. Non ! La chose est impossible. Je l'ai vu de mes propres yeux ; son corps roidi sur la table de l'amphithéâtre.
Que contemplait-il ainsi ?
Encore aujourd'hui, je m'interroge. Je me rappelle, son sourire, énigmatique, comme un ultime défi à celui que certains nomment le créateur, le grand ordonnateur.
— Vois ! Ose tourner ton regard sur moi ! Moi ! Ton enfant ! Je ne t'implore pas ! Au contraire, je me vante d'avoir aperçu ta face ; celle que tu caches à la face du monde, semblait-il professer lorsque nous l'avons retrouvé.
Que n'ai-je été choqué lorsque j'ai croisé ses yeux vides, pourtant si vivants !
Je crus un instant qu'il se lèverait et me livrerait son secret.
Hélas non ! Ce ne fut qu'une malheureuse expérience hallucinatoire due aux émanations d'opium qui achevait de se consumer. Mais... Oh ! si vous l'eûtes, vous aussi ma chère sœur, contemplée, nul doute que vous en auriez été frappé.
Quelle terrible résolution ce fut pour lui d'en venir à cette extrémité !
Hélas des notes que j'ai pu me procurer, je compris qu'il ne maîtrisait plus cette conscience qu'il avait éveillée en lui. À désirer mettre en lumière sa ténèbre, il fut possédé par elle. Désormais, à la lueur de ses écrits, je m'interroge, à mon tour, sur cette ombre qui me pénètre et qui m'inspire.
Qui est-elle ? Que veut-elle ?
Ce soir encore, elle sera auprès de moi et me chuchotera ; du moins aimerais-je à le croire.
Ah ! ma sœur, ma conscience s'égare, ma raison se meurt, pardonnez-moi.
Cependant, je ne saurai trop vous recommander de vous terrer dans vos quartiers et de ne point en sortir la nuit tombée. La veille mêmement, j'ai ouï des rumeurs de la rue. Quelques gamins ont été retrouvés abandonnés contre la porte d'un porche à quelques pas d'une vieille chapelle. Aussitôt, je revis la face hideuse de cet être qui, il y a encore quelques mois, terrorisait les âmes innocentes. Outre que je me suis assuré de sa mort, les bruits courts que ces victimes portaient, comme les précédentes, de singuliers stigmates.
Alors quelle est cette chose que toutes et tous redoutent ? Quelle est donc sa nature ?
Comme je l'envie...
Votre dévoué, H.F
***
New Singapor, Malaisie, 17 février 2067
Muette, elle gît sur le sol, éparpillée ; une bulle écarlate perle à la bordure de ses lèvres.
— Combien ?
L'homme lève les yeux vers son interlocuteur ; un être à la mine d'épouvante, les chairs mangées par la vérole. Il sourit. Ici, tout se vend, tout s'achète pourvu que les deux parties s'entendent sur le prix. Sa main s'attarde sur le visage ensanglanté ; il a suffi de peu. Un mot, un souffle, une parole ; un sentiment. L'homme contemple les yeux grands ouverts dans lesquels se reflète sa figure.
— Pourquoi ? semble murmurer sa bouche entrouverte.
L'homme se penche sur elle et embrasse ses lèvres diaphanes.
— Pourquoi ? souffle l'homme à genoux auprès d'elle.
Des larmes perlent au coin de ses prunelles : vestiges d'une vie qui s'achève. À côté de lui, le pauvre hère attend ; les données défilent dans sa rétine. Il obtiendra ce qu'il désire. L'homme se relève, en même temps qu'il lui ferme les paupières.
— Deux cents, annonce-t-il d'une voix éteinte.
Éteinte comme le regard de cet homme, dont les yeux se vident de toute substance ; au fond, ce ne sont plus que deux taches luminescentes qui clignotent. En face de lui, son interlocuteur s'amuse. D'un geste vif, il le dépouille d'un portefeuille graisseux et malodorant, puis se saisit d'une liasse retenue par un vieil élastique.
— Merci, murmure-t-il comme il l'abandonne à son sort, de même que sa bourse délestée de quelques billets.
Hagard, il ne voit pas le corps qui se désagrège sur le sol. Bientôt, il ne demeurera plus que des os qui, à leur tour, disparaîtront. À côté de lui, l'homme se penche, puis ramasse un peu de la cendre que le vent disperse.
— Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras. Contemple donc ton œuvre, Hugo. Tu as voulu arracher l'homme à son humaine condition ; tu en as fait un monstre. Tu m'as choisi pour porter ta voix. Armé de ton verbe, j'ai répandu ta parole ! À présent, vis ! ricane-t-il comme il s'enfonce dans l'obscurité de la nuit.
***
Paris, France, 26 février 2067
— Merci d'avoir répondu favorablement à mon invitation, docteur Brévin. Je n'ignore rien de son caractère inhabituel, néanmoins...
L'homme n'achève pas sa phrase. Debout, face à une fenêtre obscure, il observe le reflet fluctuant de son invité dans la vitre. Immobile, seule sa respiration trahit sa présence au cœur du silence.
— Asseyez-vous donc, docteur ! Je vous en prie. Ne forcez pas votre jambe, je ne mérite pas autant d'attentions et puis le protocole... Allez ! Faites-moi plaisir, oubliez-le ! Nous ne sommes plus en temps de guerre...
Méditatif, il se tait un instant, puis reprend :
— Enfin, c'est à voir. Qu'en pensez-vous, Achille ?
Mutique, celui-ci relève le changement de perspective, passant du titre au prénom. Debout, le front presque contre la fenêtre, le regard plongé dans la contemplation des souvenirs d'une ville imaginaire, il est presque surpris de la familiarité, avec laquelle le vétéran de l'armée de terre s'adresse à lui. Lent, il se retourne, la figure de l'auguste peinte sur son visage.
— Hélas, tant que l'humanité n'aura pas appris qu'il existe des limites qui ne peuvent être franchies, alors je crains que nous ne connaissions jamais la paix.
Un pli soucieux barre les traits fatigués du militaire.
— Malgré toutes ces années, vous n'avez pas perdu de vue votre passé, Achille. C'est une chose fort rare, vous savez. Regardez autour de vous. N'importe qui de votre génération penserait que je suis paranoïaque, car je ne possède aucun, ou presque, de ces fabuleux objets connectés. En fait, je n'ai, surtout, rien oublié de ce dont ils sont capables d'accomplir.
— En effet, capitaine, soupire Achille, les yeux posés sur un vieux miroir en étain. Le reflet de son propre regard lui rappelle soudain celui de cette femme, juste avant qu'elle ne fasse exploser la charge qu'on lui avait placée dans l'utérus.
— Tout ce que vous voyez ici date d'au moins un siècle. Certains croiront à une lubie de ma part. Moi, je contemple un fragment de mémoire, un souvenir vital.
Qu'entendait-il par là ?
Face au vieux miroir poussiéreux, Achille s'interroge tandis que reviennent toutes ces soirées passées en sa compagnie ; des soirées au cours desquelles ils échangeaient mille et un mots sur ce monde, dont ils craignaient l'un l'autre de ne plus saisir le sens ni la marche.
Quelques instants auparavant, il a joué de cet habile mécanisme, dissimulé dans la serrure de la porte d'entrée, qui permettait, à quiconque en avait connaissance, de verrouiller le pêne, sans que la clé fût de mise. Remplacés par leurs homologues digitaux, les rossignols sont une espèce quasi éteinte dans le milieu des monte-en-l'air, aussi ne sont-ils guère à redouter. Tout à ses réflexions, Achille explore les autres pièces de l'ancien appartement du capitaine, devenu commandant, Vrénillac. Rien n'a changé, sinon un peu de poussière sur les meubles, ainsi que la légère odeur de renfermé qui imprègne les murs.
***
Paris, France, 26 février 2067
Accoudé sur le garde-fou de son balcon, Franz contemple un horizon composé de silhouettes de béton et d'acier, surplombé des vestiges des tours Duo, achevées en 2022, écroulées au cours du Grand Incendie de l'été 2033 qui ravagea l'entièreté du quartier et provoqua l'effondrement des dalles ; il rirait presque devant tant d'arrogance, d'orgueil, d'infatuation si l'ignorance avait pu être invoquée, s'il n'y avait eu tous ces morts, tous ces blessés, toute cette désolation. Plus tôt dans la semaine, Achille l'a appelé, puis le parquet ; ils devront collaborer. Plus loin, il aperçoit les quatre tours figurant les livres de la bibliothèque François Mitterrand.
Depuis quand ne s'est-il pas promené entre ses monuments ouverts aux quatre vents ?
Un frisson le saisit. Maintenant à leurs pieds, du haut de leur immensité de pierre, les tours le contemplent ; aveugles muettes. À quelques pas de là, quelques clochards poussent leurs maigres biens dans des chariots de fortune. De temps à autre, une main se tend, crasseuse, noueuse, puis se referme sur la piécette qu'il y aura glissée. Dans la fosse, les arbres sont morts depuis longtemps, à la place s'alignent des croix et des cadavres de rats.
— Viens avec moi.
Il l'avait retrouvé ; une nuit qu'il s'était égaré, poursuivi par une meute avinée. Encore une fois, il avait fui, encore une fois il avait failli ; de peu il avait esquivé les coups des brutes enténébrés. Trop imbibées, elles s'étaient perdues dans l'obscurité. Ses grands yeux pâles, écarlates, le fixaient ; il ressemblait à un spectre. Il ne souriait pas et son visage semblait empli d'effroi. Soudain, il lui avait tendu une main décharnée, plus blafarde que celle d'un mort.
Il hésitait. Derrière lui, il percevait encore la rumeur de la foule en chasse ; bris de verre, le raclement du métal sur la pierre, des mots qui fusaient.
— Qui sont-ils ? avait-il murmuré.
— Des esprits, lui avait-il soufflé, penché sur lui.
Il avait alors glissé sa dextre dans la sienne. Surpris, il l'avait fixée d'un air interrogatif ; elle était brûlante. En face de lui, l'être avait esquissé un sourire, puis avait déployé ses ailes magnifiques. Les bras passés autour de son torse, il l'avait élevé dans les ténèbres, empruntant les courants ascendants, pour mieux s'échapper à la pesanteur d'un monde qui le rejetait.
— Merci, mon prince, grommelle la voix de celui qui, un instant plus tôt, tendait son moignon.
Franz l'observe. Des yeux jaunes roulent dans des orbites, soudainement devenues bien trop petites, tandis que ses lèvres s'entrouvrent sur des dents réduites à l'état de chicots. Au travers de la veste entrebâillée, il devine un ventre gonflé et distendu.
— Est-ce que cela fait mal ? lance-t-il, tout à coup, à l'adresse du clochard adossé au mur.
L'homme étire ses chairs craquelées, qui dévoilent une gencive écarlate, constellée de trous.
— Parfois, çà tire un peu. Mais on s'y fait. C'est comme tout mon prince ; le temps finit par tout éroder, même les douleurs. Mais parfois, j'me d'mande si poursuivre ainsi possède toujours un sens. Tu vois, ce temple est bien l'seul lieu où on nous accorde encore l'asile, pourvu qu'nous passions par les douches : il paraît que nous incommodons les nez trop sensibles d'ces messieurs les bourgeois. Entre nous, j'suis étonné. J'ai entendu dire qu'y s'faisait bourrer le pif d'électronique pour n'sentir que la rose. Enfin, çà ou autre chose.
L'homme tourne son regard vers les tours.
— « On ne parvient jamais à la gloire en dormant mollement sur les plumes ; et celui qui prétend vivre sans l'obtenir ne laissera de lui sur terre que la trace de la fumée en l'air et des vagues dans l'eau. » murmure-t-il à l'adresse du vide.
— L'Enfer, cantique XXIV, achève Franz dont le regard s'élèvent vers les étoiles manquantes.
— L'Enfer...
Un pâle sourire étire ses lèvres crevassées. Franz lui tend une main, mais l'autre la repousse.
— Merci ! C'est fort aimable à vous mon prince. Mais, je crois que j'ai fait mon temps. Ma vie se consume et je suis heureux.
Ses yeux sont humides, des larmes coulent le long de ses joues mal rasées. Soudain, une violente quinte de toux l'emporte ; sèche, du sang s'écrase sur le macadam. Agenouillé, Franz lui tend un mouchoir.
— Tuberculose ?
— Ouaip, mon prince ! Souche XDRXL, qu'il paraît. Enfin, c'ce qu'm'ont dit les derniers médecins qui m'ont examiné. Voyez, à cause de c'te saloperie, j'peux même plus profiter de mon dernier plaisir.
Il soupire. De son visage s'exhale une profonde tristesse. Ému, Franz pose un regard attendri sur cet homme dont les prunelles jaunes n'abritent plus qu'une infime flamme de vie. Derrière eux, d'autres paires plus ou moins éteintes les scrutent, tandis que des murmures se répandent.
— Oh, merde ! Ils nous ont vus ! s'exclame soudain le clochard.
— Qui ? souffle Franz, dont les yeux perçants fixent à présent la meute hagarde, qui rampe dans leur direction.
— Ah ! De bien pauvres bougres, mon prince. Même en bande, ils demeurent bien inoffensifs ; ils sont à peine capables de quémander un peu de nourriture quand nos mécènes passent.
Des bras se lèvent, cependant les corps se redressent maladroitement. Certains essaient de se hisser sur leurs jambes, mais retombent aussitôt, comme s'ils n'étaient que de vulgaires poupées de chiffons. À deviner les traits de leurs visages, il ne leur donnerait pas plus de trente ans pour les plus âgés.
— Quelques-uns sont de biohackers ou des adeptes EBA, mais les autres... soupire l'homme, toujours assis contre le muret.
Soudain, il tourne son regard fangeux vers Franz.
— Est-ce qu'vous m'emmèneriez faire une promenade ? Vous m'avez l'air d'un sacré costaud et je ne vous dégoûte pas. Si vous voulez, j'vous raconterai leur histoire.
— Pourquoi pas ? sourit Franz, en lui tendant la main. Je ne suis pas pressé et la bibliothèque ne ferme pas avant la nuit.
L'homme s'en saisit, puis se hisse. Ses jambes titubent un instant, mais Franz glisse son bras sous son épaule pour le soutenir.
— « La terre devient d'autant plus ingrate et sauvage, par une mauvaise semence et l'absence de culture, qu'elle a plus de bonne vigueur. »
— Le Purgatoire ?
— En effet, le Purgatoire, chant XXX.
Le clochard contemple un moment les vanités humaines qui les fixent de leurs yeux morts. Derrière ne se joue plus la symphonie des chiffres ni même du silence ou du vide, seulement leur disparition. Les courants électriques circulent toujours, enclenchent les mouvements, actionnent les membres. Mais les pensées, les émotions, tout ce qui échappe à la raison, l'appréhendaient-ils encore ? L'homme à la barbe broussailleuse secoue la tête.
— Des idiots, marmonne-t-il avant de se reprendre.
— Pardon, de pauvres gosses perdus dans une enfance éternelle.
Les larmes des petits enfants
Que l'homme noir fait tant pleurer
Se rassemblent au fond des mers
Près des astres abandonnés.
À minuit quand les poulpes dorment,
Les sirènes mènent y boire
Le cœur des hommes naufragés
Pour qu'il perde toute mémoire.
Alors les cœurs, les cœurs rongésPar la dent rouge du corail,
Échouent un jour au bord des plages :Ce sont les plus beaux coquillages(2)
récite alors Franz, se souvenant ô combien les enfants innocents sont joyeux et sans cœur.
— Hé les gars ! Regardez sur qui on vient de tomber !
Parce qu'elle s'est coupée les cheveux pour approcher ce désir qui la consume chaque jour un peu plus, on l'exhibe comme un animal curieux. Les enfants dansent autour d'elle, de lui et les adultes ont le regard dur de ceux qui réprouvent sa conduite.
— Enfin ma chère enfant ! Pourquoi n'acceptez-vous pas ? pourquoi n'accueillez-vous pas la joie de notre seigneur ? Il vous a fait femme, porteuse de ce don qu'est l'enfantement ! Pourquoi vous obstinez-vous à refuser ce don de Dieu ? Vous êtes dans le pêché de chair ma fille !
Les yeux baissés, il ne veut pas croiser le regard de l'homme en soutane qui, derrière son masque de vertu bienveillante, dissimule un cœur noir sans âme.
— Repentez-vous ma fille et faites, en votre cœur, place à notre Seigneur. Amen !
— Amen !
— Où désirez-vous vous promener ? soupire Franz tandis qu'il marche en silence entre les tours.
Des tours et des détours. Du haut de leurs années, elles contemplent les hommes, mammifères presque insignifiants, oscillant sans cesse entre deux extrêmes, prisonnier de leurs passions et de leurs affects. Sur les toits, les antennes se balancent au gré des vents, indifférentes à ceux qui les observent.
— Connaissez-vous l'histoire de ces tours ?
L'homme se racle la gorge, éructe, puis crache dans un mouchoir un caillot sanglant. Franz l'interroge du regard. Né bien avant leur construction, il refuse de briser le charme qui s'est installé.
— Non, hélas ! Je suis né en 2027 et elles ont toujours conservé leur aura de mystère, comme la pyramide bâtie dans la cour du Louvre, ou encore la Grande Arche des quartiers d'affaires.
L'homme rit ; un rire nerveux qui sonne de manière étrange et déplacée.
— Pourquoi riez-vous ?
Mais l'homme ne s'arrête pas ; il est pris d'un fou rire inextinguible. À bout de souffle, il s'appuie sur le bras de Franz qui demeure immobile.
— Pardonnez-moi, halète-t-il entre deux quintes de toux. Je ne me moque pas de vous.
Silencieux, il dévisage Franz, puis poursuit.
— J'ignore s'il faut voir la marque de quelque pulsion inconsciente dans ses monuments. Mais la Grande Arche, la Pyramide, ces quatre tours, toutes procèdent du même mouvement ; ancêtre de ces nouvelles réalisations qui, excusez-moi, défigure ce qui fut jadis une cité magnifique et rayonnante. Savez-vous comment était surnommé la ville, il y a encore quelques décennies, bien que ce titre soit bien plus vieux ?
Les yeux tournés vers le fleuve, dont les eaux paresseuses charrient leur lot de péniches et autres navires de commerce ou touristiques, il se rappelle la Ville lumière, dont la joie et la folie illuminaient une ère déchirée par les passions. Aujourd'hui, elle avait cessé de l'être. Elle était devenue, malgré les apparences, la ville ténèbres, hantée par les spectres de ses habitants orgueilleux.
— La Ville lumière. L'origine exacte de ce surnom se confond, mais elle a ses origines dans le début XIXe siècle, alors que se généralise l'éclairage au gaz de ville. L'une des hypothèses l'attribuerait à nos très aimables cousins anglais qui l'auraient baptisé City of lights, à cause de la magnificence de ses illuminations. Toutefois, je crains que la réalité ne fût un peu moins romantique. Enfin qu'entend-on par là ?
D'un léger hochement de tête, Franz acquiesce ; l'homme sourit.
— Plus vraisemblablement, le préfet, à la fin du XVIIIe, aura réclamé que chaque habitant suspende ou dépose sur le rebord de sa fenêtre une lanterne ou une chandelle, de manière à chasser les ténèbres de la ville, cependant que la pègre qui officiait dans l'obscurité. Hélas, je crains que ce ne fût le premier pas vers la rupture de l'ombre qui nous hante tous, car nous avons eu encore plus peur, alors.
L'homme se tait un instant. Sous son manteau usé, sa poitrine se soulève avec difficulté, quand soudain sa respiration devient sifflante.
— Né de l'autre côté, peut-être ce que certains appelleront le bon, j'ai préféré franchir le Rubicon, alors même que ma situation était tout à mon avantage. Hélas, toute fuite était devenue impossible, ainsi je me suis rendu invisible, avant de m'enfoncer délibérément dans le labyrinthe : un voyage sans retour vers la liberté. Beaucoup ne me voient plus, d'autres, quand j'accroche leur rétine, me contemplent avec condescendance, puis repartent, dégoûtés, car je leur souris, heureux de mon sort. Vous savez ce qui me ferait plaisir ?
Franz porte son regard sur son compagnon ; ses yeux jaunes pétillent.
— Ni boire, ni manger, seulement me reposer au milieu des fleurs sauvages, dans le dernier carré de Bercy. Je vous montrerai le chemin ! nous esquiverons gardiens, drones et autres maîtres chiens, sans compter les caméras qui pullulent dans le coin.
— J'ignorais qu'il existât encore de semblables lieux.
— Oh ! ce n'est pas le seul ! Nous autres invisibles sommes les gardiens du Secret, car rares sont les personnes capables encore de voir le monde.
L'homme plonge alors sa main dans sa poche, d'où il en sort deux morceaux de toile multicolore.
***
1 : La Divine Comédie, L'Enfer, Chant V de Dante
2 : Peter Pan, J M Barrie
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